J'étais retournée chez moi pour prendre mes affaires, le temps de prendre le nécessaire et de dire au revoir à ma famille qui était tous au complet pour le repas de midi. Ça m'a pris énormément de temps. Entre les conseils de ma mère et les encouragements de mon père, passant par les pleurs de mon plus jeune frère qui ne voulait pas que je parte et des autres qui étaient tristes aussi, c'est toujours pareil lorsque je dois m'en aller pour travailler sur une longue période. On pourrait dire qu'ils devraient déjà s'y habituer, mais ce n'est pas si facile, ni pour eux ni pour moi.
Après un long câlin à cinq, je pus enfin sortir de notre modeste maison, longeant la route, espérant voir passer un véhicule avec un conducteur aimable pour m'amener au domaine. Dans le cas contraire, je risquais de marcher une bonne heure avant d'arriver à destination. Je marchais, mes pensées dans le lointain, lorsque je percutai quelque chose, plutôt quelqu'un. Le choc fut si violent que je me retrouvai propulsée par terre.
- Sale nègre ! Tu ne peux pas regarder où tu vas ? me cracha amèrement une voix.
- C'est à moi que vous parlez ? le questionnai-je, le regard foudroyant.
- Baisse les yeux quand tu t'adresses à moi, négresse ! menaça-t-il en s'approchant de moi.
Je me relevai doucement, mais ce bougre me repoussa par terre, et tout cela sous les yeux de quelques passants.
- Ta place est par terre, chienne !
Je me relevai furieuse, ne lui laissant pas le temps de me repousser, puis lui assénai un violent coup dans ses bijoux de famille.
- C'est vous le chien ! crachai-je amèrement, le regard rempli de dégoût pour une telle personne.
- Tu... vas... me le... me le payer ! dit-il courbé de douleur.
Je vis certains hommes marcher précipitamment vers nous. Je partis en courant, ne cherchant pas mon reste. Heureusement que mes affaires n'étaient pas lourdes, j'ai bien fait de juste prendre le nécessaire. Dieu est vraiment avec moi. J'entendis des voix derrière moi me demandant de m'arrêter, mais je n'écoutai bien évidemment pas. Je ne suis pas assez folle pour me laisser prendre, sachant très bien ce qu'ils pourraient me faire. Je pris des raccourcis puis me cachai pendant quelques minutes, afin de pouvoir les semer. Je repris lentement ma respiration et regardai le ciel. Il allait bientôt faire nuit et je n'étais qu'à la moitié du chemin. Quelle poisse ! Arriver en retard dès mon premier jour de travail, ça commence bien.
- Elle est où ? demanda une voix.
- Je ne sais pas, elle a disparu ! On fait quoi maintenant ?
- On rentre ! Je ne compte pas perdre ma soirée à courir derrière un déchet de l'humanité.
- Allons-y alors, mes braves. Nous la rencontrerons un de ces jours et elle verra qu'il ne faut pas s'en prendre à l'un d'entre nous !
- Cette ville est petite, je te retrouverai, sale catin !
J'entendis des voix s'éloigner. Encore quelques minutes, puis je sortis de ma cachette. Je posai ma main tremblante sur mon cœur qui battait la chamade.
- Respire, inspire, calme-toi, petit cœur, me dis-je à moi-même.
Après avoir soufflé un bon coup, un sourire se dessina sur mes lèvres, puis je repris mon chemin, sans manquer de couvrir mes arrières, on ne sait jamais. Après une longue marche, je finis enfin par arriver à destination, saine et sauve.
- Merci Seigneur, murmurais-je avant de sonner au portail.
Le gardien arriva après un moment, puis se mit à me piailler dans les oreilles. J'écoutais à peine ce qu'il me disait. J'étais fatiguée par cette course folle et j'avais faim. Je n'avais rien mangé de consistant depuis le matin. J'avais laissé ma part à Koko Jean, mon frère cadet. Il n'était pas rassasié, alors je lui ai donné ma portion qu'il a partagée avec son second, Kodjo Hernan. Le petit dernier, Kondo Camille, n'en voulait plus. Les parents ont tenu à ce que nous ayons deux prénoms significatifs. Le premier, c'est pour nous rappeler d'où nous venons, notre culture, notre histoire, qui nous sommes d'origine. Et le second, c'est pour nous intégrer dans une nouvelle culture, ne pas oublier tout ce que nous avons vécu dans ce pays étranger qui est devenu le nôtre aussi maintenant, puisque nous y vivons depuis quelques générations, depuis le début de l'esclavage jusqu'à maintenant, son abolition qui a eu lieu il y a quelques années... mais cela n'est pas encore gagné en ce qui concerne son abolition dans la tête des autres.
- Vous pourriez m'ouvrir la grille, s'il vous plaît ? finis-je par dire, lassée par son bavardage.
Il ne me répondit pas mais me regarda méchamment avant d'ouvrir la grille.
- Merci ! dis-je en passant juste à côté de lui.
Il semblait étonné par mon attitude. Je fis guère plus attention et me dirigeai vers l'intérieur, passant par l'entrée de service. Dame Agathe me l'avait montrée et m'a formellement interdit de repasser par la porte principale. Seuls les membres de la famille et les invités peuvent passer par là. La porte de service est destinée aux employés.
Je pénétrai directement dans le couloir qui mène aux dortoirs des employés. Heureusement, chaque personne a sa propre chambre. L'intérieur de la mienne était assez simple, mais j'aimais beaucoup. L'essentiel, c'est qu'il y avait un lit, une douche, une table sur laquelle je pouvais ranger des affaires et une mini armoire pour mes vêtements. Je posai mes affaires sur le lit puis me dirigeai vers la cuisine. Une fois à l'intérieur, je ne vis que le chef cuisinier.
- Bonsoir ! saluai-je.
- Oui, bonsoir. Vous êtes ?
- Je m'appelle Awa Lola. Je suis la nourrice des enfants Campbell.
- Ah, c'est vous la nouvelle. Dame Agathe est venue vous chercher il y a un instant. Elle m'a chargé de vous dire d'aller la retrouver dès que je vous verrai.
- D'accord, merci ! Où se trouve-t-elle ?
- Dans ses appartements sûrement, mais à cette heure-ci, elle doit être en train d'attendre monsieur au salon.
- D'accord, j'y vais. Encore merci ! dis-je en souriant avant de tourner les talons.
- Attendez !
- Oui ?
- Vous n'êtes pas un peu trop jeune pour être nourrice ?
- J'ai de l'expérience...
- Je vois. Vous avez déjà dîné ?
Je fis non de la tête.
- Allez-y, revenez, je vais vous laisser un plat.
- Merci beaucoup, répondis-je en souriant de plus belle.
- Vous êtes très polie, dites donc. Ça change de ces buffles ! reprit-il en riant.