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Chapitre 2 : Archangelo

Mon cœur se soulève.

Avant même d'ouvrir les yeux, je sais que je ne suis pas mort. À moins que le paradis ne sente la poussière et la mer, bien entendu. Mon corps n'est qu'un assemblage précaire de douleurs et de bandages, que je sens autour de mon bassin et de mon cou. Ma tête me lance.

J'ai l'impression de sortir d'une longue sieste. Ma conscience papillonne en même temps que mes paupières, et je relève un peu la tête en grognant. Ma hanche gauche me fait un mal de chien. J'espère que l'infirmier ne va pas rechigner à me filer un peu de morphine.

Mais je ne suis pas à l'infirmerie. En un quart de seconde, je me rappelle de ma soirée. Les morts, la fusillade, cette serveuse et son fil tranchant. Par réflexe, je pose ma main sur ma gorge protégée par une bande médicale, sous laquelle je devine une plaie profonde. Le sang séché sur mon col le prouve, je n'ai pas rêvé. Pourtant, je ne parviens pas à me débarrasser de cet étrange sentiment d'irréalité.

Mon angoisse grimpe de plusieurs crans lorsque je prends conscience que mes poignets sont attachés par des menottes. En me tordant le cou, je distingue dans la semi-obscurité l'éclat caractéristique du métal qui lie mes mains dans mon dos. Mes chevilles, elles, sont collées ensemble par une grosse corde rugueuse qui me scie la peau. J'ai beau me débattre, mes liens sont trop serrés. Je ne réussis qu'à me blesser davantage.

En observant mon environnement, je tire très vite une conclusion certaine : je ne suis plus à Palerme, mais dans le coffre d'un petit camion au sol couvert de sable fin. Le néon grésillant au plafond est mon seul repère dans la presque-obscurité, et je n'ai qu'une crainte : qu'il finisse par s'éteindre. Me retrouver dans le noir est la pire chose qui puisse m'arriver dans cette situation. J'ai besoin de réfléchir, de me concentrer. Ce n'est pas du tout le moment de paniquer.

Je rampe dans le sable pour explorer les recoins de ma prison flottante. Je suis presque certain d'être en mer : les roulis du bateau sur lequel je dois naviguer me donnent la nausée. Dans un bidon renversé attaché au mur du camion, je trouve des chiffons et un kit de matériel dédié aux réparations automobiles. À l'aide de mes dents, je tire jusqu'à moi un bidon d'huile pour moteur. L'effort augmente mes hauts-le-coeur. Je suis contraint de m'allonger quelques instants pour ne pas vomir.

Un filet de sang dégouline le long de ma joue et tache le sable sous ma nuque. Dans la précipitation, je n'ai pas fait attention au bandage autour de ma tête, qui s'est presque entièrement défait. Je n'ai aucun moyen de constater les dégâts, mais je sens ma tempe droite pulser sans s'arrêter. La cicatrice en demi-lune que je me traîne depuis l'enfance s'est-elle réouverte ? Sans savoir pourquoi, cette possibilité m'angoisse.

Quand ma nausée s'est un peu calmée, je considère les options qui s'offrent à moi. Pour une raison que j'ignore, quelqu'un vient de me kidnapper. Les gars d'hier ? Un des ennemis du patron ? Mais pourquoi moi ? Je ne me fais pas d'illusion, personne n'acceptera jamais de payer une rançon quelconque pour me libérer. Je ne suis qu'un orphelin comme il en existe tant d'autres, rien de plus. Je ne suis pas le plus doué, pas le plus indispensable et certainement sans la moindre valeur. C'est foutu.

Je ne peux compter que sur moi même, mais ça, j'en ai l'habitude. C'est même une de mes forces. Même si je râle beaucoup à ce sujet, Diego et les autres ont toujours pris soin de me laisser me débrouiller seul. Pour manger, pour me trouver un coin où dormir, mais aussi pour me sortir des coupe-gorges aux coins de rue ou des embuscades de voleurs. Aujourd'hui, il me suffit juste de réfléchir, calmement, et de m'en sortir. Diego et les gars sont sans doute morts, mais mon engagement envers le patron tient toujours. Et je suis bien décidé à l'honorer jusqu'au bout.

Revigoré par cette résolution, je me tourne sur le côté et ouvre le bidon d'huile pour moteur avec mes dents. Je ne suis pas sûr de ce que je vais faire, mais les films ne mentent pas, si ? À force d'efforts et de grognements, je renverse le liquide sur mes poignets liés et me mets à tirer de toutes mes forces. La friction des menottes sur ma peau la met à vif, puis la fait saigner abondamment. J'ai l'impression que mes os se brisent, que mes tendons se déchirent. Les larmes aux yeux, je tire une dernière fois. Mon pouce gauche se déboite dans un claquement sec, et je pousse une hurlement étouffé par le sable contre mon visage. La douleur est inimaginable.

Je cligne des yeux pour chasser les grains de sable qui se sont logés dans mes cils, puis m'assois sans oser bouger ma main gauche. De la droite, je m'acharne sur les cordes attachées à mes chevilles jusqu'à m'en arracher un ongle, puis à les détacher. Groggy de douleur, je ne moufte même pas. Désormais assis contre l'une des parois du camion, je laisse le roulis me projeter en tous sens sans chercher à résister. Ma tête bourdonne, ma hanche me lance. Je perds connaissance.

La fenêtre ouverte. Le monstre qui y entre. Noir, tout de noir. Avec un chapeau. Il entre et il s'approche. Ses mains griffues s'approchent. Et la fenêtre claque, claque, claque contre le mur. Et le monstre, avance, avance, avance sans s'arrêter. Il est tout noir. Il a un chapeau. Et sa sirène ouvre la gueule et...

C'est l'arrêt du roulis qui m'a réveillé. Avachi contre la paroi, je n'ose pas bouger tandis que le moteur du camion s'allume et que les vibrations s'étendent jusque sous mes fesses. Lorsque ma prison se met à rouler, je me rue vers les portières du véhicule sans écouter les protestations de mon corps. Oubliant toute discrétion, je cogne de ma main valide sur le métal décoloré, sans résultats. Après ce que je suppose être une dizaine de minutes d'efforts, je retourne m'asseoir en clopinant. Une poignée de secondes plus tard, le néon rend l'âme sur un dernier grésillement. L'obscurité m'étrangle aussi sûrement que le fil coupant de la serveuse. Je me recroqueville sans parvenir à repousser les souvenirs de mon rêve. Ce monstre par la fenêtre me terrifie autant sinon plus que ce noir étouffant.

Une éternité plus tard, je sens que le camion commence à ralentir. Les habits pleins de sable et le corps gelé, je me redresse à demi sans savoir si ce changement de rythme n'est qu'un pur hasard. Deux ou trois dos-d'âne ébranlent les parois de ma prison, puis le moteur se coupe. Plongé dans le silence, j'avale ma salive et me glisse près des portières en retenant mon souffle. Je sais que tout va se jouer dans les prochaines minutes. Il faut que je m'échappe, que je retrouve Palerme et mon clan. C'est primordial.

Enfin, j'aperçois un rayon de lumière au moment où les portes de ma prison s'entrouvrent. Sans hésiter, je pousse de mon côté et atterris sur le sol froid d'un garage, au milieu d'un groupe d'hommes en uniforme qui semblent aussi stupéfaits que je le suis. Sans un mot, nous nous dévisageons en plissant les paupières. Je cligne des yeux dans la lumière crue qui m'éblouit après tant de temps passé dans l'obscurité.

Puis les hommes en uniforme s'ébrouent et l'étonnement mutuel qui nous tenait à distance respectable se brise. J'évite de justesse un coup de matraque télescopique qui aurait dû m'assomer, roule sur moi-même puis me relève en parcourant les lieux du regard. Derrière mes opposants, je repère une porte qui me semble prometteuse. Sans hésiter et poussé par le désespoir, je me rue en avant en jouant des coudes. Ma cheville tordue se rappelle à moi au moment où je colle mon pied dans une figure anonyme, mais je n'écoute plus que mon esprit, focalisé sur l'objectif. Ce n'est pas le moment de flancher, pas le moment de m'écrouler pour pleurnicher. Je panserai mes blessures plus tard.

Alors que je m'élance dans un couloirs aux murs unis, j'entends derrière moi les hommes en uniforme hurler dans des radios qui doivent diffuser le son partout dans le bâtiment grâce aux hauts-parleurs incrustés dans le plafond. Et j'ai beau me concentrer en tentant de faire abstraction du sang qui gronde à mes oreilles, les paroles prononcées restent très mystérieuses à mes yeux. Suis-je dans un nouvel univers ? Un nouveau monde ?

— Get him ! We can't let him escape !

Je manque de m'étaler sur le carrelage au sol. De l'anglais ? Pourquoi est-ce que mes ravisseurs parlent anglais ? Ai-je réellement quitté le pays ? Jusqu'ici, cette possibilité ne m'étais jamais venue à l'esprit : pourquoi diable un adolescent comme moi serait enlevé et exfiltré du pays ? Je n'ai même pas de passeport ! J'ai bien peur que toute cette histoire ne soit le résultat d'un terrible malentendu.

J'ai l'impression que tous les couloirs que je parcours se ressemblent, comme si l'endroit où je me trouve n'est en réalité qu'un gigantesque labyrinthe de carrelage. Épuisé, l'ensemble du corps meurtri par ma course et mes diverses blessures, je sais que je ne vais pas tenir très longtemps le rythme. Alors, lorsqu'une porte crève l'uniformité des murs, je n'hésite pas. Au nez et à la barbe de mes poursuivants, qui ont réussi à avaler la distance qui nous séparait, je me réfugie dans une petite pièce presque démeublée pour reprendre mon souffle. Je sais que ce que je fais n'est pas judicieux — dans l'idéal, j'aurais dû poursuivre mon chemin jusqu'à trouver une véritable sortie —, mais mon organisme affaibli ne peut en supporter davantage.

Affalé contre la porte qui commence à se déformer sous les coups des hommes en uniforme, je considère avec morosité mes maigres chances de fuite. Mon unique sortie est bloquée. Unique ? Je plisse les paupières, dérangé par un rayon de soleil qui provient du haut du seul meuble de la pièce, une armoire plutôt imposante en bois défraîchie. Intrigué, je décide de la pousser à grands renforts d'épaule. À force de ténacité, je dégage un passage suffisant pour distinguer derrière le grand placard les contours d'une fenêtre. C'est de là que provient la lumière, celle du jour !

Revigoré par cette découverte, je m'acharne sur le meuble jusqu'à-ce qu'il s'écrase au sol, explosant au passage ses battants. Derrière la porte, le silence tombe un moment. Les coups cessent. Immobile, je tends l'oreille sans savoir si les gars en uniforme sont partis. Je crains le piège. Puis la voix d'un homme s'élève, tandis qu'il essaye de tourner la poignée :

— Come on out, kid. We're not gonna hurt you, I promise... Do you understand me ?

Les mots me viennent sans que je réfléchisse, comme autrefois. Je me rappelle, même si je suppose que mon accent n'est plus ce qu'il était, cette langue qui a autrefois été mienne. C'est comme si mon cerveau acceptait enfin de me faire les traductions.

— I'm not getting out ! Not with your help ! My boss won't pay the ransom. You guys are screwed !

— Your boss ? Kid, wait !

Je n'écoute plus rien. Shooté à l'adrénaline, je tire sur la poignée de la fenêtre jusqu'à ce qu'elle se décoince. Je m'apprête à y passer mon corps, mais des souvenirs me frappent jusqu'à ce que je ne puisse plus respirer. Englouti sous les sons et les odeurs, je cherche l'air qui me manque cruellement sans parvenir à gonfler mes poumons. Le monstre aux mains griffues. Ses doigts qui se rapprochent de mon visage. La fenêtre, derrière lui, qui claque contre le mur. Clac. Clac. Clac. Clac.

C'est à peine si j'entends la porte s'écraser au sol sous la puissance combinée des hommes et du bélier en métal qu'ils ont apporté. À peine si je sens l'aiguille s'enfoncer à travers mon bandage pour percer la peau tendre de mon cou. Mes yeux se voilent sur cette image, qui persiste sur ma rétine.

Celle d'une sirène portant un enfant.