1 Chapitre 1 : Archangelo

Les emmerdes arrivent toujours par les fenêtres.

Tel est le grand principe de mon existence. On me croit fou, à surveiller ces parois de verre avec autant de méfiance, mais je sais au fond de moi que ce que je fais a un sens. Lequel ? Je n'en ai pas la moindre idée.

Assis sur mon tabouret en bois, les coudes posés sur le bar verni, je fixe les grandes fenêtres encrassées qui habillent le mur à ma gauche. Elles sont tellement sales que la lumière du réverbère à l'extérieur ne parvient pas à les traverser. Le bar est plongé dans une semi-obscurité pesante que les néons grésillant dissipent à peine.

— Votre consommation.

Un verre de limonade atterrit devant mon nez. Je déplie le bras et en bois une longue gorgée sous le regard mi-défiant, mi-craintif du barman. Le liquide est tiède, dépourvu de bulles ou d'une quelconque saveur. Imbuvable. Agacé, je laisse le verre s'écraser au sol. Dans le brouhaha du bar, le son cristallin passe presque inaperçu. Des filles presque dévêtues se baladent entre les tables, les bras chargés de plateaux rouges et le visage affable. Elles ne réagissent ni aux sifflets qu'on leur adresse, ni aux mains qui se posent sur leurs hanches, leurs cuisses, leurs fesses. J'admire leur sang-froid un instant avant de reporter mon attention sur le barman agité de tics nerveux.

— Je veux un autre verre.

— D'alcool ? me demande l'homme en essuyant son front ruisselant avec son torchon, une étincelle d'espoir au fond des yeux.

— De limonade.

— C'est un bar ici, pas une... garderie, rétorque l'homme dans un sursaut de courage. Je ne sers pas les gamins.

Le gars à ma gauche a un rictus amusé. Il sait, lui, ce dont je peux être capable. Lentement, il lève la main gauche à hauteur d'épaule. Les rires s'estompent, les conversation s'essoufflent. Calmes, presque blasées, les serveuses dénudées récupèrent leurs plateaux et disparaissent dans les cuisines. Elles ont senti le vent tourner, ce qui ne fait que renforcer l'estime que j'ai pour elles.

— Mais vous servez les raclures, apparemment, m'amusé-je en ramassant à mes pieds un bout de verre tranchant.

— Je sers les gens qui me demandent à boire ! se défend le barman en louchant sur mes doigts. C'est le principe d'un commerce, non ?

— Fais pas semblant de pas comprendre ! crache le gars à ma gauche, déjà agacé. Tu sais très bien qui on est, et ce qu'on est venu faire dans ton bar minable !

Je relève ma manche juste assez pour que le barman reconnaisse la pieuvre tatouée sur mon bras, et les pièces d'échecs qu'elle tient entre ses tentacules. Juste assez pour lui faire comprendre que je ne suis pas l'un de ces gosses de riches traînant dans les bas-fonds pour avoir quelques frissons. J'appartiens à la rue, à la violence. Et lui a trahi les lois qui la régissent.

— Tu sais pourquoi on est là, pas vrai ? demandé-je en faisant réfléchir un rayon de lumière sur mon bout de verre.

— J'ai toujours été fidèle à votre chef, répond le barman d'une voix saccadée. Je l'ai tiré de la merde plus d'une fois. Vous n'avez pas le droit !

— Tu nous dois du fric. Un paquet de fric.

— Il me faut encore un peu de temps pour réunir la somme nécessaire ! Juste une ou deux semaines de plus, je vous le promets !

— Et comment tu vas t'y prendre ?

Je m'avance vers lui, les paumes posées sur le bar verni. Je sens derrière moi mes gars s'agiter, gronder. Ils ont soif de violence. Je viens de les priver des serveuses, la seule chose qui les distrayait un peu. À l'instant, ils sont comme des chiens de chasse que la laisse étrangle. Et je ne suis pas un bon maître.

— J'ai entendu des rumeurs, dis-je d'un ton tranquille. Beaucoup de rumeurs.

— À quel sujet ? balbutie le barman, les yeux toujours fixé sur le morceau de verre que je tiens à la main.

— Il parait que tu sers d'autres gars que les nôtres.

— Jamais je n'oserai ! J'ai juré fidélité à votre chef !

— Alors je suppose que le mec qui a pris cette photo est doué en montage.

Je fais glisser vers lui un petit rectangle de papier glacé, l'incitant d'un geste à le regarder. Le barman s'étrangle, mais obéit sans discuter. Un bref regard en arrière m'apprend que mes gars ont sorti les instruments de boulot sans attendre mes directives, ce qui me fait grimacer. Soudain, un couteau cranté atterrit derrière l'homme au bar, tranchant net une de ses mèches de cheveux. Je fusille du regard mon voisin de tabouret :

— Putain, mais qu'est-ce que tu fous ?

— J'accélère les choses, me rétorque le gars d'un ton arrogant. T'es trop lent, Chat Noir.

Je retrousse les lèvres. Vraiment, ce surnom m'insupporte. Les autres disent que je porte malheur, que ma simple présence attire les ennuis. D'où l'image de « chat noir » que je me traîne depuis des années. Mêlée à la superstition typique de la rue, ma réputation me précède où que j'aille. D'ailleurs, le barman écarquille les yeux en oubliant un instant le cliché compromettant entre ses doigts.

— Chat Noir ? s'étrangle-til.

Chat Noir ? Tu es celui-qui-annonce-le-malheur ?

J'enfonce d'un geste rageur mon morceau de verre dans le beau bois verni du comptoir. Le barman sursaute, lâche la photo et se cogne contre la cave à bouteilles derrière lui. Dans le vacarme qui s'ensuit, le bruit des fenêtres qui explosent sous les balles passe presque inaperçu. Je me jette sur le côté, renverse l'une des tables de la salle et me retranche derrière pour échapper aux sifflements meurtriers. À quelques mètres de moi, le barman est fauché par un rafale et s'écroule au sol, mort. Son sang repeint les murs ternes avec une efficacité redoutable.

— Chat Noir !

Je tourne la tête. En rampant, mon camarade de tabouret rejoint l'abri de fortune que je me suis créé. La mâchoire crispée, il sort de sa ceinture un pistolet noir et brillant et fait signe aux gars encore en vie de l'imiter. La première vague de balles en a fauché plus de la moitié, et les blessés gémissent sans discontinuer. Les morts, eux, ne font plus de bruit.

— C'était un piège ! me hurle mon camarade. Un putain de piège !

— Faut se barrer ! lui réponds-je par dessus le bruit des balles de la seconde vague. Et prévenir le patron que le quartier n'est plus sûr !

— T'es fou ! On va s'en occuper, et maintenant !

Avant que je ne puisse le retenir, il se jette en hurlant hors de notre abri et brandit son pistolet devant lui, sans avoir le temps de tirer. Un projectile l'atteint entre les deux yeux et son corps s'écrase juste devant la table qui me sert de pare-balles. Point positif dans ce merdier : on peut dire que j'ai une protection de plus, maintenant. Mais au moment où je me tourne vers mes gars pour leur ordonner de battre en retraite, ils s'élancent dans un même mouvement sur les traces du premier suicidaire. Le carnage qui s'ensuit me donne presque la nausée. Des bouts de cervelle volent dans les airs en suivant les trajectoires des balles.

— Archangelo ! Archangelo !

Le cœur prêt à exploser sous l'afflux d'adrénaline, je sors de ma poche mon couteau papillon et le colle sur la gorge du gars qui vient de m'interpeller. Sa respiration se coupe le temps que je le reconnaisse. Ce n'est qu'après m'être assuré de son identité que je le laisse bouger de nouveau. Alors que les balles faiblissent, il se glisse près de moi en incitant silencieusement les derniers survivants du bar à ne pas bouger. Les trente gars du début de soirée ne sont plus qu'un lointain souvenir, nous ne sommes plus que cinq. Cinq à avoir eu assez de bon sens pour ne pas nous jeter dans le viseur des mecs à l'extérieur, qui doivent bien rigoler à nous tirer comme des lapins. Je déteste vraiment être la proie.

— Qu'est-ce qu'on fait, Archangelo ? me demande Diego, un pistolet au bout des doigts. On se barre ?

— Tu m'as suivi, pas vrai ? l'accusé-je en grommelant. T'étais pas censé être là ce soir !

— C'est ta première mission en solo, me répond-t'il, les yeux pétillants d'excitation. Je ne vais pas te laisser mourir ce soir ! Et puis le patron n'est pas encore prêt à te perdre, il y a peut-être un peu de valeur dans ton corps de gringalet.

Je soupire. Si Diego est l'un des seuls à ne pas me considérer comme un moins que rien, il a aussi la fâcheuse habitude de me materner à chaque occasion. À quelques mètres de nous, recroquevillés derrière un assemblage de chaises et de corps, Nino, Milo et Enzo m'adressent des sourires encourageants. Eux aussi n'étaient pas dans l'équipe, mais ils ont trouvé le moyen de venir me rejoindre dans ma galère. Je ne sais pas si je dois les en remercier, ou leur hurler dessus. Et ils ont en plus la folie de me faire confiance !

— Alors ?

Les balles ont cessé de voler depuis une poignée de secondes, et je sais que les gars à l'extérieur ne vont pas tarder à entrer pour achever le travail. Ils doivent être bien plus nombreux que nous, mieux armés et mieux organisés. Surtout, ils ont l'avantage de la surprise, tandis que nous sommes terrés dans nos abris comme des lapins.

— Il faut qu'on se barre, murmuré-je presque à contrecœur. On ne peut pas rivaliser.

— C'est le choix le plus sage, acquiesce Diego en indiquant aux autres mon choix. Je ne sais pas ce qui se passe, mais les mecs dehors sont bien énervés. C'est pas normal.

— Qu'ils nous tirent dessus sans s'arrêter ou bien qu'ils aient refait la couleur du parquet ? ironisé-je en profitant de l'accalmie pour constater les dégâts causés par les balles.

— La situation n'a rien de drôle.

Le ton sérieux que vient d'employer Milo, caché à quelques mètres de moi, est encore plus terrifiant que ce à quoi j'ai pu assister ce soir. Lui qui dédramatise toutes les situations en temps normal arbore un visage grave et crispé, les doigts serrés sur un pistolet au long canon sombre. Je ne l'ai jamais vu comme ça.

— Plus tard, les questions, m'ordonne Diego en retirant la sécurité de son arme, bien conscient que j'attends une explication. Est-ce que tu as repéré une sortie de secours ?

— Les cuisines, dis-je sans une seconde d'hésitation. Mais il y a peut-être des gars embusqués.

— Ton couteau est pas là pour faire joli, petit ! hurle Nino en se jetant le premier en direction de la porte battante. Sers t'en !

Plus intelligent que les crétins qui m'ont servi de subordonnés, il se sert de tout ce qui est sur son chemin pour se dissimuler. À la seconde où son tee-shirt bleu accroche un rayon de lumière, les vagues de balles reprennent. Le bruit est assourdissant. Les mains sur les oreilles, j'hésite sans savoir à quel moment sortir de ma cachette. Pour la première fois depuis très longtemps, je sens que la situation échappe totalement à mon contrôle. Il ne s'agit pas d'une banale escarmouche ou d'une baston à l'arme blanche pour l'amour d'une prostituée. Les gars dehors sont bien décidés à nous exterminer jusqu'au dernier pour une raison qui m'échappe encore.

— À trois ! me crie Diego tandis que Nino parvient in extremis près des cuisines. Tu as intérêt de piquer le meilleur sprint de ta vie !

Le sang qui bat à mes oreilles manque de me faire rater le fameux signe. Poussé en avant, je titube quelques instants, dangereusement exposé, avant de rétablir mon équilibre. Galvanisé par l'excitation, je me jette en avant, effectue une roulade pour me glisser derrière une table puis rampe sur quelques mètres sans prendre garde aux balles qui me frôlent le crâne. C'est la main de Nino qui me sort de ma transe alors qu'il me remet debout, son couteau cranté dirigé vers l'intérieur sombre des cuisines. Un long frisson hérisse le duvet clair sur mes bras. Je suis convaincu que quelqu'un se cache derrière les portes battantes.

— On va les occuper ! hurle Diego lorsque Milo rejoint notre duo. Dégagez la sortie !

Lui et Enzo tirent rafales sur rafales, récupérant sans états d'âme des chargeurs sur les gars morts. Néanmoins, les réserves de balles s'épuisent vite. Ils ne tiendront pas longtemps. Et les salves ennemies, elles, ne faiblissent pas d'un pouce. A croire que tout l'arsenal de Palerme est entre les mains de ces salauds au dehors.

— Vous êtes prêts ? chuchote Nino, son long couteau pointé en avant. Il fait noir comme dans une mine là-dedans. Le premier qui trouve la lumière gagne une table dans le meilleur resto de la ville, ça vous va ?

La plaisanterie ne nous tire pas l'ombre d'un sourire. Nerveux, je fais tournoyer entre mes doigts mon couteau papillon en regrettant de ne pas m'être spécialisé dans le maniement des armes à feux. Je sais pertinemment que face à un adulte, mon jeune âge et ma faible constitution me désavantagent. Je n'ai pour moi que la vitesse, et la souplesse. Reste à savoir si cela va s'avérer suffisant.

Notre trio pénètre dans les cuisines avec la prudence qu'impose la noirceur sans fond qui l'habille. Un frisson me hérisse l'échine. J'ai les mains moites, mais le corps gelé jusqu'à la moelle. Malgré la présence de mes camarades d'infortune, j'ai la furieuse impression d'être seul, perdu dans l'obscurité comme un môme.

Quelques mètres après les portes battantes, nous nous séparons sur un échange de murmures. Mes yeux s'accommodent petit à petit au changement de luminosité, le droit plus vite que le gauche, comme d'habitude. Les effluves de nourriture collent à ma peau moite comme du miel, engourdissent mon palais et me font tourner la tête. La main posée sur le mur, je cherche du bout des doigts un interrupteur pour percer l'obscurité de plomb. À l'exception de ma respiration, très bruyante, je ne distingue aucun bruit. Et s'il n'y avait en réalité aucun tueur embusqué derrière un des fours ?

Soudain, je trébuche sur une poêle abandonnée au sol et m'écrase sur un plan de travail graisseux. Outre le vacarme monstrueux que je viens de faire, je sens ma cheville me lancer. Néanmoins, sous la pulpe de mes doigts, je distingue les contours familiers d'un interrupteur, que je m'empresse d'allumer. C'est une petite guirlande colorée qui s'éclaire. Elle ne dégage qu'une faible lueur, mais mon soulagement est immédiat. Comme beaucoup, je ne suis pas à l'aise dans l'obscurité.

— Nino, prépare ton portefeuille ! hurlé-je à l'ombre que je vois s'agiter au loin, abandonnant la discrétion par fanfaronnade. Tu me dois un repas !

Seul le silence me répond. Ricanant par avance —Nino est le plus radin des gars que je puisse connaître—, j'abandonne mon plan de travail immonde et boitille vers la forme en mouvement. Au fur et à mesure de ma marche, la lumière créée par la guirlande faiblit et je suis obligé d'avancer à tâtons, mes doigts rippant sur des fours encore tièdes. Mon excitation s'essouffle en même temps que mes poils se hérissent sur ma peau moite. Je sais, je sens que quelque chose ne va pas. Mon instinct, au fil des ans, ne m'a jamais trompé. Comme tout à l'heure, j'ai la furieuse impression que quelqu'un, tapi dans l'ombre, s'apprête à me sauter dessus.

Je bute sur quelque chose et étouffe un grognement de douleur. Les cuisiniers ont décidément la fâcheuse manie de ne pas ranger leur ustensiles.

— Nino ! hurlé-je de nouveau en massant ma cheville douloureuse. Milo ! Vous êtes où ? Sortez le portefeuille, les gars !

Au moment où je me relève, mes doigts effleurent une touffe de cheveux. Je me fige. À tâtons, je parcours la chose contre laquelle je viens de buter. Pris d'un terrible pressentiment, je la fais rouler près d'une petite flaque de lumière. C'est Nino. Mort. Ses lèvres bleuies sont entrouvertes sur un cri silencieux et ses yeux grands ouverts me fixent avec une pointe de reproche. J'étouffe un haut le coeur, les pupilles fixées sur l'angle étrange de son cou et le fin fil de fer qui y est encore entortillé. Nino. Mort. C'est irréel.

Je n'ai pas le temps de m'épancher davantage. Quelqu'un balaye mes genoux d'un revers de pied et je m'écroule sur le sol. Immédiatement, deux mains calleuses enserrent ma gorge, bientôt remplacées par un lien que je devine être le même que celui qui vient de tuer Nino. Le manque d'air me fait tourner la tête tandis que je griffe mon cou avec désespoir, la bouche grande ouverte. Je sens la cordelette creuser ma chair, ouvrir la peau tendre et faire couler des rigoles de sang jusque dans le creux de mes clavicules. Dans la panique, j'ai lâché mon couteau papillon je ne sais où. Je n'ai plus d'arme, plus de souffle et tout juste un filet de conscience. C'est fini.

Je sens presque mon coeur ralentir dans ma poitrine douloureuse. Au loin, les balles se sont arrêtées. Diego et Enzo sont sûrement morts. Milo aussi. La mission de ce soir est un véritable échec, j'ai peut-être mérité mon surnom de « Chat Noir », finalement. Mes mains glissent le long de mon corps et s'écrasent sur le sol. Je n'ai plus la force de me débattre. Les lumières de la guirlande m'éblouissent. À moins que ce ne soit la paradis ? J'ai péché, Seigneur. J'ai péché...

Mes doigts rippent sur un objet gelé, coincé sous le four à ma droite. Je ne sais pas où je trouve la force de la saisir, ni par quel miracle il s'enfonce quelque part au dessus de mon épaule gauche. Tout ce que je sais, c'est que le fil autour de ma gorge se détend et que l'afflux soudain d'oxygène dans mon corps manque de me faire m'évanouir. À quatre pattes sur le carrelage, je m'éloigne en enjambant sans vergogne le corps raide de Nino. Ma respiration est entrecoupée de quinte de toux interminables et de gargouillements affolés.

À la seconde où une main agrippe ma cheville, je me retourne et adresse un coup de pied à la jeune femme qui vient d'essayer de me tuer. Elle porte encore ce qui lui tient lieu d'uniforme et je reconnais sans peine l'une des serveuse qui s'est occupée de mes gars plus tôt dans la soirée. Le nez en sang et l'épaule transpercé par un fin couteau de cuisine, elle se jette sur moi en hurlant et m'écrase sous son poids. Je sens ses doigts se coller sur mon cou ensanglanté et appuyer de nouveau sur ma trachée pour finir le travail. Mais cette fois-ci, sa position vulnérable me permet de me débattre. Je rue, soulève mes hanches et griffe son dos dénudé dans l'espoir de lui faire lâcher prise. Mais elle s'accroche.

Au moment où son nez brisé passe à portée de ma bouche, je la mords jusqu'au sang. La douleur lui arrache un cri bestial et la déconcentre suffisamment longtemps pour que je puisse ramener mes bras près de ma poitrine. Avec toutes la forces qu'il me reste, je frappe son plexus des deux poings, lui coupant net le souffle. Galvanisé par l'adrénaline, je roule en arrière, me redresse sur mes jambes et assène un coup de pied dans la masse de cheveux blonds qui bouclent sur son crâne. La femme s'écroule en arrière, les yeux révulsés et le visage couvert d'hémoglobine visqueux. Elle ne bouge plus.

Je me rue hors des cuisines sans écouter ma cheville douloureuse. Ma vision vacille, mes jambes tremblent. Je ne sais pas si j'ai tué cette serveuse, mais je n'en ai rien �� faire. C'était ma vie, ou la sienne. La lumière verte de la porte de secours m'arrache un gémissement, et je titube quelques instants à l'air libre, le nez levé vers le ciel piqueté d'étoiles. Un gars au bout de la rue se décolle du mur contre lequel il était appuyé et s'avance vers moi, l'air étonné de me trouver là. Je ne prends pas le temps de savoir s'il me veut du mal, ou si le patron l'a envoyé pour me venir en aide. La fuite me paraît être la seule solution envisageable. Je me carapate.

Il y a du vent, aujourd'hui, et il me fait pleurer. A moins que ce ne soit les effluves de cendres que je respire sans même m'intéresser de leur provenance. Mes habits pleins de sang collent à ma peau, mais je ne m'arrête pas pour éponger le liquide qui coule sur mon cou. Je traverse des ruelles sombres, trébuche sur des poubelles et valdingue contre les murs à chaque intersection, mais je ne m'arrête pas. Je ne m'arrêterai jamais. C'est la peur qui me court après, la peur qui n'attend qu'un arrêt, qu'un ralentissement pour me saisir entre ses griffes. Je ne sais pas où je vais, ce que je suis censé faire, mais pour le moment, cette course effrénée est ce que je je trouve de mieux à faire.

Je débouche sur un rue un peu plus grande, éclairée de lampadaires grésillants. Ma conscience s'essouffle en même temps que mon corps. Je titube sur le goudron, m'affale au sol au moment précis où la pluie se met à tomber. J'ai envie de vomir. La nuit me terrifie, et je me relève pour reprendre ma course, malgré la fatigue et la douleur. Je n'entends pas la voiture arriver. Je ne sens pas l'impact. Mon corps se soulève dans les airs en arabesque, puis s'écrase sur la route humide. J'ai la joue collée sur le macadam. Ma conscience se débranche.

Je sombre.

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