Shemn était encore perturbé par ce qu'il venait de lui arriver.
Il plongea la main dans un des plis de son vêtement de contremaître, en ressortant les deux blocs spongieux dont il avait absolument oublié l'existence.
Bien que sa haine pour Sulk soit vraiment grande, Shemn n'était pas non plus d'une cruauté sans égale.
Il savait pertinemment qu'un prisonnier sans le matériel nécessaire pour faire du feu ne durerait pas longtemps dans la cellule.
Non seulement il ne pourrait pas cuire sa nourriture, ce qui la rendrait insuffisamment nutritive, mais le froid risquait d'avoir de graves répercussions.
En vérité Shemn, à l'instar de son ami Faryl, aimait se montrer supérieur aux mineurs, mais n'oserait jamais franchir le pas en provoquant la mort de qui que ce soit.
Et puis il subirait une punition bien plus sévère que celle de Sulk si jamais il laissait ce dernier mourir alors qu'il était en charge de la prison à ce moment.
Shemn lança les deux cubes en direction de Sulk, à travers les barreaux de la grille.
D'un geste vif, Sulk les attrapa pour les faire disparaître dans les plis de son pagne.
Ayant finalement récupéré ce à quoi il avait droit, Sulk tourna les talons pour retourner s'asseoir contre le mur.
Il était retourné dans la même position qu'auparavant, comme si la scène qui venait de se passer n'avait jamais eu lieu.
Shemn expira lentement avant de se tourner à son tour et de marcher en direction de la sortie.
Il n'y avait plus rien dans ses poches, il en était certain maintenant.
Il ne fallait qu'une centaine de pas pour quitter les cellules et sortir de la prison, mais à mesure que Shemn s'éloignait de Sulk, il lui semblait se sentir mieux.
Il finit même par se convaincre tout seul que ce qu'il avait cru déceler dans le regard du garçon n'était pas de la tyrannie, mais plutôt de la pitié.
Oui c'est ça, il avait du voir les yeux implorants du garçon qui savait qu'il ne tiendrait pas longtemps sans feu.
La porte se referma enfin, sur un garde ayant retrouvé toute sa confiance en lui.
Le bruit de la porte se fit entendre, et Sulk releva la tête.
Se redressant, il sortit de son pagne tous les cubes qu'il avait en sa possession.
Chaque mois le garde qui lui apportait sa nourriture rajoutait deux cubes à son lot.
Cependant comme Sulk n'avait pas besoin de se réchauffer, et était d'une efficacité redoutable dans la cuisson du riz, il n'utilisait pas plus d'un demi-cube chaque mois.
Il avait à présent un peu plus de quatre blocs allume feu.
Shemn avait momentanément oublié l'existence de ces cubes, mais comment Sulk pouvait-il passer à côté ?
A ce stade là ils représentaient une étape importante de son évasion !
Il avait besoin du plus possible de ces cubes s'il voulait brûler la grille qui le retenait dans la cellule.
L'étape suivante serait de se frayer un chemin à travers la porte du fond du couloir.
Sulk ne l'avait jamais vu, mais les explorations successives de Yahzin lui avait permit de comprendre à quoi il devait s'attendre.
D'après le patriarche le seul moyen de la franchir était la force.
Sulk avait également pensé à attendre la venue d'un contremaître, et l'immobiliser pour lui prendre son trousseau de clé, mais ce n'était pas une bonne solution.
Cela augmentait le risque que le garde donne l'alerte, et cela forcerait Sulk à faire du mal à quelqu'un, ce à quoi il était réticent.
Si c'était Shemn, cela pouvait se faire, mais Sulk ne pouvait pas s'imaginer faire du mal à Mujin.
La solution proposée par Yahzin était définitivement la meilleure.
Il suffisait de briser la porte en portant un coup assez puissant, ce que Yahzin avait dit pouvoir faire s'il avait assez de force, pendant que Sulk bloquait le son que cela produirait.
Seulement pour cela il fallait impérativement que Sulk utilise sa Trace.
Il n'avait pas le choix, il devait poursuivre sa méditation et trouver un moyen de débloquer sa Trace.
Se rappelant des paroles que Yahzin avait prononcé lors de l'arrivée de Shemn, Sulk ferma les yeux, se retrouvant dans son espace mental, pour se tourner vers la sphère de fumée noire.
"Yahzin, qu'est-ce que tu voulais dire à propos de ma Trace ? Tu as trouvé un moyen pour que je puisse l'utiliser ?
- Je pense avoir une piste. Lorsqu'un cultivateur devient très puissant, il est normal que sa manière de penser change. Plus on développe ses capacités et ses techniques, plus on a confiance en ce que l'on fait, ce qui est normal.
C'est le cas de n'importe qui qui poursuit la Voie. Une des raisons pour cela sont les émotions.
Ce sont elles qui nous définissent, mais ce sont aussi les plus grands dangers que nous pouvons subir. Plus un cultivateur est puissant, plus l'impact de ses émotions peut se montrer dangereuse.
- Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
- Lorsque tu as vu Arega.... enfin tu vois, ton corps et ton esprit ont réagi instinctivement, empli d'émotions. Cela a causé la mort de Faryl. Je ne dis pas que c'était une mauvaise chose, mais que si tu avais été plus puissant, la réaction instinctive de ta Trace aurait pu mettre fin à la vie de tous les mineurs présents.
- ...
- C'est pour cela qu'il est important de contrôler ses émotions, et qu'il est fréquent que les plus puissants cultivateurs de la Voie soient comme détachés des affaires de ce monde.
- Et donc pour utiliser ma Trace ? Je dois faire abstraction de mes émotions et me concentrer pleinement sur la méditation. Compris.
- Non, tu n'as vraiment rien compris. J'ai dis 'lorsqu'un cultivateur devient puissant' ! Depuis quand tu es puissant ?!
Tu peux même pas être considéré comme un vrai cultivateur, tu n'as même pas de Trace !"
Yahzin s'emportait.
Parfois il était impressionné par la vitesse de compréhension du garçon, mais dans les moments comme celui-ci, il était sidéré.
Peut-être était-ce parce qu'il était un simple tierran.
Se forçant à se calmer par la pure volonté, le Patriarche reprit.
"Ce n'est pas encore ton cas. A l'inverse, tu devrais essayer de canaliser tes émotions.
Parmi les émotions, les plus puissantes sont la peur, l'amour, le bonheur, l'envie, la tristesse et la colère. Quand tu as été confronté à la mort de ta mère, ou quand tu as frappé le sol instinctivement, laquelle de ces émotions était la plus forte ?
- La colère...
- La colère. Elle a un impact profond sur toi, et si tu parviens à maîtriser ta colère, tu peux théoriquement t'en servir pour faire sortir ta Trace, comme les deux fois où ça t'es arrivé. "
Sulk ne répondit pas. Il avait déjà pensé à ça lui même au cours du mois précédent, mais il n'avait pas encore eu le temps d'en explorer la possibilité.
"Concentre toi là dessus. Je vais explorer la mine. Je te rapporterai des nouvelles du voleur, et de ta petite amie."
Sulk rougit intérieurement mais ne répliqua pas.
Il pensait au Patriarche, qui sous ses airs un peu secs et souvent hautains se préoccupait quand même de lui.
Il avait même pris l'initiative d'aller aux nouvelles pour lui.
Sulk lui rappela d'essayer de se renseigner sur Mujin s'il le pouvait avant de le laisser vaquer à ses occupations.
Cela faisait deux fois de suite que le seul garde qui était attentionné auprès de Sulk n'était pas venu, contrairement à ce qu'il lui avait dit.
Il devait y avoir une raison pour cela et ça préoccupait Sulk.