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Chapitre 3 : Le grand enfant

Chloé occupait la chambre adjacente à celle d'Helena, mais suivait un rythme complètement différent. Alors que cette dernière s'apprêtait à se coucher, sa petite camarade était levée par l'annonce de sept heures. Sa journée habituelle commençait un peu plus tôt, mais sans repère et avec un décalage de son cycle de sommeil habituel, elle ne pouvait pas faire mieux que de suivre les indications de GOD. Suivant sa routine habituelle, elle se rendit dans la salle de bain connectée à sa chambre, et se rinça le visage. Elle avait réussi à réclamer un peigne pour son confort, et pouvait coiffer sa touffe de cheveux, épais et secs. Ils avaient tendance à s'emmêler en des nœuds impénétrables lorsqu'elle dormait. Elle n'aimait pas vraiment ses cheveux, mais elle n'était pas assez courageuse pour attirer l'attention au collège en les coupant plus courts. Elle préférait de loin faire face à l'entretien qu'aux jugement de ses camarades de classe. Elle n'avait pas l'habitude de s'apprêter, alors l'absence de maquillage ne la dérangeait pas vraiment. 

Depuis qu'Helena l'avait accompagnée, aller à la cafétéria n'avait plus rien de difficile. Elle était capable de s'y rendre toute seule, sans l'aide de personne. Elle avait bien prévu de proposer à Helena de l'accompagner, mais après avoir toqué à sa porte, GOD l'avait dissuadée d'attendre en lui révélant que sa voisine était profondément endormie. Ce n'était pas vraiment d'être seule qui lui posait problème, c'était plutôt d'agir de son propre chef. Elle avait toujours eu quelqu'un qui lui dictait sa conduite, et avait du mal à réaliser une tâche toute simple si on ne la rassurait pas en lui montrant l'exemple. Contrairement à la première journée, où elle était arrivée bien après l'annonce, cette fois Chloé pouvait constater une ambiance beaucoup plus vivante et chaleureuse. Il y avait plus de monde qu'elle ne l'avait imaginé, mais pas un nombre de personnes si élevé, par rapport au total de participants. Malgré tout, sûrement parce que la plupart des personnes n'étaient pas familières les unes avec les autres, elles étaient dispersées à des tables différentes, ne laissant pas à Chloé la possibilité de rester seule. Son choix devait alors se porter sur un groupe calme afin de passer un petit-déjeuner tranquille. Se retrouver en tête à tête n'était pas une option, donc elle aurait préféré s'asseoir à une table avec au moins déjà deux personnes. Il y en avait plusieurs, elle avait l'embarras du choix, alors elle se servit et s'approcha de deux filles qui mangeaient à côté, installée près d'un des murs de la pièce. Elle se fit discrète, pour ne pas déranger leur conversation. Au début, elle n'osait pas trop les observer, se trouvant dans une position où il lui semblait indiscret de le faire, mais avec le temps, elle commençait à lancer des regards vers ces deux participantes, qui avaient des accessoires singuliers. L'une d'elle portait un fédora noir à plumes brunes, légèrement rabattu en avant, qui lui donnait une allure de mousquetaire. Une mèche de ses cheveux brun-fauve camouflait son œil gauche. Sa camarade avait également un œil dissimulé : un bandage enroulé autour de sa tête, passait au-dessus de son oreille droite et couvrait son œil droit. Elle avait un sourire candide et des cheveux blonds attachés au départ de son cou, qui glissaient le long de son dos jusqu'à ses jambes. À en juger par rapport à leur physique, Chloé arrivait à la conclusion que la mousquetaire devait avoir entre dix-huit et vingt ans, tandis que la fille au bandage devait avoir une quinzaine d'années, en revanche elle se comportait comme un enfant de bas âge, s'exprimant avec des onomatopées et se mettant à rire sans raisons apparentes. Alors que Chloé s'apprêtait à partir, satisfaite de ne pas avoir attiré l'attention, la jeune blonde se pencha par-dessus la table, essayant de l'atteindre avec ses mains à moitié rentrées dans les manches son pull, tel que seuls ses doigts en sortaient. Prise par surprise, Chloé retomba sur sa chaise, incapable de comprendre ses intentions. Elle fut sauvée de cette situation par l'intervention de la mousquetaire, qui utilisa l'anglais, coupant avec le français qu'ils avaient l'habitude d'entendre.

— Elle veut connaître ton nom.

Chloé était autant surprise par le comportement infantile de la fille que par la facilité avec laquelle sa camarade l'avait interprété. Elle bégaya une réponse, peinant à retrouver ses esprits. 

— Ch… Chloé Iwasaki.

La femme au chapeau montra un sourire bienveillant et réciproqua les présentations.

— Je m'appelle Jane Foster, et cette fille avec un sourire béat c'est… G… Giedrė.

La prononciation était approximative, mais suffisait largement à transmettre l'idée de son nom. L'anglais était une langue difficile à pratiquer pour une collégienne lambda, mais Chloé avait l'expérience des langues grâce à ses activités.

— Comme… la célèbre cosplayeuse ?

Jane était embarrassée, sa réputation la suivait, même à l'international. Elle frottait l'arrière de ses cheveux et s'empourprait à vue d'œil. 

— C'est moi, oui. Je suis honorée de savoir que je suis populaire même auprès des jeunes.

Son rire était naturel. Elle avait l'air d'être une personne plutôt joviale, et qui s'assumait complètement, à l'opposé de Chloé. Pendant leur discussion, Giedrė était montée discrètement sur la table. Elle attrapa la main de Chloé entre les siennes, ses doigts étaient délicats et ses ongles longs, elle avait une peau excessivement douce, et Chloé avait l'impression de toucher des pétales de fleur. 

— Ah… Je… Enchantée, Giedrė, articula-t-elle.

Elle ne savait pas si c'était l'intention derrière ce geste, mais se sentait obligée de dire quelque chose à cette fille.Visiblement, ces paroles suffirent à la satisfaire, puisqu'elle lâcha ses mains avec un grand sourire. En reculant pour revenir à sa place, elle renversa son plateau et tous les couverts en plastique se répartirent sur le sol. Une flaque d'eau se répandit rapidement à leurs pieds. Chloé ne savait pas comment réagir, elle était figée, contrairement à Jane qui avait vite tiré Giedrė vers elle pour ne pas qu'elle mette ses pieds dans l'eau. 

— Je suis désolée, elle a du mal à percevoir son environnement, s'excusa Jane en tenant Giedrė entre ses bras.

Chloé s'apprêtait à lui dire que ce n'était rien de grave, mais une silhouette surgit derrière elle. Giedrė se cacha sous ses manches, visiblement intimidée, et Jane était sans mots. Chloé n'osait pas vraiment se retourner, et finalement, elle n'en eut pas besoin, elle reconnut la voix de Risa.

— Vous avez de la chance que j'étais en train de nettoyer la cuisine.

Elle déposa un seau contenant ce qui ressemblait à un liquide nettoyant et confia une serpillère à Chloé qui avait les mains libres. La jeune fille sentit qu'elle avait été injustement mêlée à cette histoire, et qu'elle n'allait pas échapper au nettoyage. C'était futile de tenter d'expliquer à Risa qu'elle n'y était pour rien, et puis elle n'était pas puérile au point de refuser d'aider ces filles, même si elle venait de les rencontrer. Risa avait une aura intimidante, même si elle se comportait de façon plutôt bienveillante, alors Chloé ne put se détendre qu'une fois qu'elle était repartie. 

— Désolée, passe-moi la serpillère, je vais le faire, proposa Jane qui se sentait coupable. 

Chloé secoua la tête, elle était touchée par la gentillesse de la cosplayeuse, mais maintenant qu'elle était là, elle ne voyait plus l'intérêt de délester le travail. 

— Merci, mais ça ne me dérange pas. Au contraire, ça me fait plaisir d'aider.

Un sourire se dessinait sur son visage naturellement. Elle aurait bien aimé que Giedrė retrouve sa bonne humeur, parce que l'intervention de Risa l'avait rendue silencieuse et abattue. Pendant qu'elle nettoyait le sol, Chloé remarqua que Giedrė imitait ses mouvements, sûrement avec l'intention de la soutenir. Si elle n'était pas encore capable de la comprendre, elle fut définitivement encouragée, et ne regretta pas d'avoir procédé au nettoyage. En rendant le matériel à Risa, cette dernière la récompensa pour sa bonne conduite avec une tape amicale sur l'épaule. Son anxiété à l'idée d'établir une discussion avec quelqu'un l'avait empêché de connaître plus en profondeur Jane et Giedrė, mais elle était fière d'avoir au moins réussi à apprendre leur nom et de ne pas avoir fui quand l'occasion se présentait.

Plus tard, en fin de matinée, elle décida de faire un rapport à Helena, espérant qu'elle était enfin levée. Heureusement, elle avait trouvé sa camarade éveillée, même si elle était allongée sur le ventre dans son lit. 

— Giedrė, tu dis ? C'est un nom bizarre, je pense pas qu'il y en ait tant que ça qui soient importants sur internet. 

— Pourquoi est-ce qu'elle serait forcément importante sur internet ?

— C'est le thème. Il y a un tas de gens super connus ici, développeurs, youtubers, et modérateurs de forums.

— Oh, c'est vrai que GOD a dit quelque chose comme ça au début…

Helena se gratta le sommet du crâne, comme si elle creusait à la recherche d'une information cachée au fond de ce dernier.

— Dis Chloé, t'as déjà entendu parler de SleepingBeauty ?

— La belle au bois dormant ? demanda-t-elle, surprise.

Helena secoua négativement la tête, il s'agissait de tout autre chose. Une histoire qui avait fait beaucoup parler d'elle à l'international.

— C'est un surnom donné à une lituanienne qui était dans l'coma pendant cinq ans, une énorme cagnotte a été réunie pour payer ses soins, genre, la plus grosse cagnotte réunie pour une unique personne.

— Ah… Et elle s'appelait Giedrė ?

— Un truc en "g", ouais, mais comme je m'en souviens pas trop, je suis pas sûre.

— En tout cas… ça collerait avec ce que j'en ai vu.

— J'me demande à quoi le monde doit ressembler pour elle.

Chloé ne sut pas vraiment quoi répondre à cette question. Elle n'en avait aucune idée, mais ça devait sans doute être très différent de leur perception. C'était difficile à imaginer, de vivre, de s'endormir, puis de se réveiller cinq ans plus tard, sans le moindre repère. Elle devait être encore plus perdue qu'elles, dans l'Internet KG.

— Ne t'méprends pas, j'ai pas pitié pour elle, ça m'rend malade qu'autant de gens se soient intéressés à son sort, reprit Helena.

— Elle a vécu quelque chose d'horrible.

— J'aurais donné beaucoup pour dormir comme elle jusqu'à ce que tout soit réglé, et qu'après on s'occupe de moi comme d'une princesse.

Chloé pouvait comprendre le sentiment d'Helena, mais elle n'était pas d'accord avec elle. Giedrė n'avait sûrement jamais voulu perdre cinq années de sa vie, et il en résultait un énorme retard cognitif, et d'autres conséquences qu'elle ne pouvait pas imaginer. Elle espérait qu'un jour Helena apprendrait à élargir sa perspective, et à faire preuve de davantage d'empathie.