Alors que cette scène allait inévitablement se transformer en rixe improvisée, la porte d'entrée claqua, interpellant chacun des spectateurs.
— Allons, allons ! Quels sont ces enfantillages ? demanda une voix suave.
Une femme en robe courte fit alors son apparition. Il s'agissait de Frigga. Dès que l'assemblée l'eut reconnue, la tension s'apaisa immédiatement.
— D-D-Dame Frigga ! Hé bien… Rien ! Nous… Nous discutions tranquillement, voilà tout ! bégaya l'aventurier en reprenant son grand sourire hypocrite.
Au même instant, de nombreuses gouttes de sueur perlèrent sur les crânes virils de la pièce. Bien consciente de cet effet - et malgré le fait que sa tenue raffinée faisait tache dans le décor brut de la guilde - la déesse s'avança jusqu'à eux avec grâce.
Sans son consentement, elle enlaça le bras de Sin avec une vivacité hors du commun.
— Je l'espère bien ! Il ne faudrait pas qu'il arrive quoi que ce soit de regrettable à mon petit protégé.
Elle s'amusait sans la moindre honte avec le chevalier, pressant sa généreuse poitrine contre lui. Son comportement exagéré - qui aurait pu être jugé lascif - paraissait ciblé. Nul doute qu'elle marquait son territoire vis-à-vis des autres intéressées.
Malgré cet avantage, la situation ne mettait pas à l'aise le bénéficiaire de cette étreinte sensuelle :
Tu ne vas faire qu'empirer les choses… pensa-t-il.
Lisant dans ses pensées comme dans un livre ouvert, elle lui sourit et l'emmena vers la sortie sous les regards méprisants des aventuriers. Sur la route, elle jeta un discret clin d'œil à Artoria.
Il faut savoir que Frigga jouit d'une grande notoriété auprès du peuple. C'est une femme d'affaires et une politicienne redoutable qui influe d'une part sur le commerce et d'autre part sur la politique intérieure et extérieure d'Élyséa. Il lui arrive parfois d'appuyer l'Empereur lors de ses sorties officielles. Malgré les décennies qui passaient, elle n'a jamais éveillé les soupçons sur sa nature divine.
— Merci Frigga... maintenant tu peux me lâcher, demanda Sin une fois dehors.
— Allons... ne sois pas si timide ! répondit-elle en continuant de coller sa poitrine contre lui.
Malgré la requête du chevalier, la déesse ne semblait pas vouloir lâcher prise. Ne pouvant lutter contre la force exceptionnelle de celui-ci, elle finit par se résigner dans une déception notable.
— Dire que les gens t'adorent, alors que tu as simplement la mentalité d'une adolescente capricieuse, soupira-t-il en croisant les bras.
Elle réajusta sa robe, qui s'était froissée dans l'agitation de ce corps-à-corps ambigu entrepris avec lui, puis arbora un sourire provocateur.
— Tes mots me vont droit au cœur. Tu finis enfin par me rajeunir !
Cette réaction insouciante le fit soupirer de nouveau. Cependant, il ne s'attarda pas sur ce fait et confirma la réussite de sa mission :
— Comme tu l'as sûrement aperçu, le colis est revenu intact.
— Arrête ! fit Frigga en attrapant le menton métallique de son casque. Tu devrais lui témoigner un peu plus de respect… Rappelle-toi que tu seras peut-être amené à travailler avec elle à l'avenir.
— Peut-être bien… répondit-il en repoussant sa main avec délicatesse. Cependant, elle ne m'a pas vraiment fait bonne impression jusqu'ici.
— Ha ha ! Je t'avais dit qu'elle n'était pas encore mûre. J'ai vu que tu avais aussi récupéré l'autre fille, bien joué ! remarqua-t-elle en applaudissant un instant pour féliciter cette prouesse.
— Je suis étonné que ce ne soit pas Lissandra qui ait été choisie, ajouta-t-il sans se soucier de ces compliments.
— Cela aurait pu se produire... Hélas, nous n'avons plus le temps de former des champions si jeunes. Vous étiez déjà des exceptions à la base et pourtant cela a été difficile, même pour vous.
— En effet. Est-ce que cela insinue qu'une nouvelle guerre se présage ?
— Nous en jugerons à la prochaine réunion d'Asgard. Elle se présentera bientôt si tu veux mon avis.
Sin acquiesça en hochant la tête.
— D'accord. Je te ferai un rapport sur tout ce qu'il s'est passé aujourd'hui.
— Ne te donne pas cette peine, mon garçon. Tu n'as vraiment pas l'âme d'un intendant ! rétorqua-t-elle en se moquant. Nous en parlerons directement avec les autres pendant cette assemblée.
— Cela me va. Et puis en effet, si j'avais su qu'être champion demandait ce genre de responsabilité, j'aurais peut-être refusé, affirma-t-il d'un sarcasme. Le bon point c'est que je ne vois pas Loki en ce moment.
— Oui, il se montre un peu trop discret… Enfin bon, il est comme ça. Plus rien ne m'étonne venant de lui !
Lissandra et Artoria sortirent à leur tour du bâtiment de guilde pour les rejoindre. Leur arrivée auprès d'eux fut accompagnée d'un petit aboiement bien distinct émanant des bras de l'élémentaliste.
— Bien joué, la vieille ! Ton timing était parfait.
L'expression de la déesse devint soudain plus glaciale. Elle se retourna avec lenteur vers sa prochaine victime, provoquant un couinement d'intimidation notable sous sa terrible aura.
— Malheureusement, je constate que les monstres ne t'ont toujours pas bouffé ! Sale cabot...
Frigga se reprit d'elle-même, oubliant qu'ils n'étaient pas seuls.
— Hum… Oh là ! Mais où sont donc mes manières ?!
Elle s'approcha des deux jeunes filles et leur serra la main.
— Hé ! Ça va, tata Frigga ?! s'exclama Artoria avec familiarité.
Tata Frigga ??
— Tu ne leur as rien raconté ?!
— Heu… non.
Remarquant les mines dubitatives des autres et l'expression ahurie du paladin, Frigga arbora un sourire gêné.
— Hum, ce n'est rien ! Juste une formule de politesse pour dire que nous nous connaissons déjà !
— Enchantée, Dame Frigga ! fit Lissandra en effectuant une révérence spontanée.
— Oh ! Comme tu es mignonne, ma petite !
Elle la salua en attrapant ses fines mains avec délicatesse. L'espace d'un instant, une lueur imperceptible se refléta dans le regard de la déesse. Avant que quiconque ne s'en aperçoive, celui-ci retomba aussitôt sur la bête que la jeune fille tenait.
— Et quel adorable chiot tu-as-là !
Frigga attrapa alors la babine de Fenris et la tira de toutes ses forces pour montrer l'affection particulière qu'elle lui éprouvait.
— AH ! Arrête, vieille sorcière ! Tu vas l'arracher ! grogna-t-il en se débattant.
— Ne vous inquiétez pas, nous nous connaissons depuis longtemps ! affirma-t-elle en souriant et sans lâcher-prise. Bien ! Je pense en avoir terminé pour aujourd'hui... Je repasserai te voir dès que j'ai des nouvelles, Sin. Fais attention à toi et à ces jolies jeunes filles !
Tout le monde la salua de nouveau avant qu'elle ne disparaisse dans l'une des nombreuses rues pavées de la cité.
Alors qu'il comptait en faire de même, le chevalier se débarrassa des récompenses qu'il tenait en main et les tendit aux aventurières.
— Voilà votre part.
Sans attendre de remerciements, il partit aussitôt de son côté. Sa nonchalance soudaine frappa Artoria. Surprise par cette échappée silencieuse, elle l'interpella :
— Quoi, c'est tout ? Tu t'en vas comme ça et sans rien dire ?! s'exclama-t-elle avec beaucoup d'incompréhension.
Il se retourna sans exprimer la moindre inquiétude suite à ces propos :
— Je ne te saisis pas... Ma mission était de vous ramener en vie, rien de plus. Vous avez également reçu une belle récompense. Que voudrais-tu ajouter ?
— Heu… Hé bien, je...
Artoria étouffa le désir auquel elle tenait tant pour ne pas perdre la face. Sa fierté l'empêchait de répondre quoi que ce soit d'autre.
L'expression désespérée qui s'échappait de ses yeux émeraude fit soupirer Fenris. Il n'avait aucun mal à percevoir ses intentions, aussi dissimulées soient-elles. Néanmoins, il tenta à sa façon de la rassurer :
— Allons… Pour ce genre de chose, je crois que tu t'adresses à la mauvaise personne, gamine... Si tu es si proche que ça de Frigga, je peux t'assurer que nous nous recroiserons. Cette sorcière a la sale manie de traîner dans les pieds de Sin ! Hé hé. Et puis avant cela, je pense qu'il te reste encore certains devoirs à accomplir, ajouta-t-il en observant la bourse qu'elle tenait dans sa main tremblante. Avec la prime que cette quête a rapportée, tu pourras même soulager les familles des humains morts aujourd'hui.
Au premier abord, sa réaction fut lente et indécise. Puis, elle se résigna :
— Tu as raison, j'ai mieux à faire...
Artoria arbora un grand sourire, comme si tout allait bien, et repartit en les saluant. Elle cacha la fébrile larme de frustration qui coulait le long de sa joue et serra les dents de colère, s'éloignant sans se retourner vers ces compagnons qui finalement s'avéraient éphémères.
— Une fois de plus, tu as été dur avec elle… jugea Fenris.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
Ne connaissant que trop bien le caractère du chevalier, le louveteau abandonna aussitôt son rôle de bienfaiteur. À la place, il se mit à bâiller, éreinté par cette journée. Son petit ventre poilu gargouillait déjà.
— Bon ! Et si on allait manger quelque chose ?! demanda-t-il en changeant de sujet avec un naturel déconcertant.
L'estomac de Lissandra grogna à son tour. Surprise par le bruit peu flatteur qu'il fit, ses oreilles rougirent. Ayant observé la discussion jusqu'ici sans rien dire, elle sortit de son silence d'un air gêné.
— Heu… Je… Je ne suis pas contre !
— Ce sera sans moi, répondit Sin. Je vais au temple pour faire soigner mes blessures. Je passerai également chez Cid avant de rentrer.
Alors qu'il commençait à repartir, Fenris l'interpella à son tour :
— À ce propos...
— Oui ?
Le louveteau se montrait hésitant, comme un enfant demandant une faveur à l'un de ses parents.
— Hé bien… Je pense que nous devrions prendre la fillette avec nous.
Le chevalier resta silencieux. Il le laissa argumenter avant de donner sa réponse.
— Elle est prometteuse, curieuse et savante. Assez pour nous accompagner dans notre périple.
— Non.
La franchise et le manque d'empathie de Sin surprirent Fenris et Lissandra. L'incompréhension envahissait leur regard devant ce refus catégorique.
— Que… Quoi ?! Mais pourquoi refuses-tu ?!
— Et toi, pourquoi insistes-tu ? soupira Sin. Ce n'est pas la première fois que nous avons cette discussion. Mon avis ne changera pas.
Le chevalier reprit son chemin sans attendre la réponse du louveteau. Ce dernier grogna avec désapprobation pour finalement soupirer à son tour.
— Ne t'inquiète pas, fillette. Je n'en ai pas fini avec lui !
Malgré la détermination de la bête, elle fit un sourire résigné. Elle n'était ni triste ni surprise par cette décision.
— Ne… Ne vous donnez pas cette peine, Sire Fenris. Après ce qui est arrivé aujourd'hui… Je...
Les mots de l'élémentaliste paraissaient lourds à porter. Elle fondit en larmes.
— Je ne voudrais pas être un fardeau pour vous...
Il riait devant cette réaction exagérée, léchant les gouttes salées qui ruisselaient sur le visage de la jeune fille.
— Bon sang, tu passes ton temps à pleurer ! Et puis ne dis pas d'idioties, stupide humaine ! s'exclama-t-il avec un ton à la fois sévère et chaleureux. Si tu étais un boulet, je ne t'aurais pas fait cette proposition. N'écoute pas cette tête d'enclume écervelée. Crois-moi, il finira par accepter !
Elle essuya grossièrement ses larmes. Malgré le manque de tact de Fenris, ses paroles crues avaient su la réconforter.
— Ce n'est pas grave... je suis quand même contente de vous avoir rencontré ! répondit-elle avec une expression rayonnante.
— Bien ! Dans ce cas, allons manger ! C'est moi qui paie ! s'exclama le louveteau d'un petit aboiement fier.
Il regarda sur les côtés et baissa la tête, se rendant compte de sa propre idiotie :
— Ah, en fait non… C'est Sin qui a pris tout l'or...
Lissandra rit à son tour, puis caressa son crâne poilu.
— Cette fois-ci, c'est moi qui paierai... pour vous remercier de m'avoir sauvé !
Cependant, la jeune fille ne paraissait pas si sereine. Elle observa du coin de l'œil sa tenue sale et l'odeur qui s'en dégageait.
— Sinon… Je devrais peut-être aller me laver avant, vous ne pensez pas ?
Même si ce fait ne dérangeait pas Fenris, la réaction précieuse de Lissandra ne le surprit pas :
— J'ai vu bien pire, donc pas besoin d'en faire autant ! Mais si cela te démange, il y a une petite fontaine sur la route qui te permettra de te débarbouiller.
— Je… Je veux bien oui !
S'amusant tous deux de la situation, ces nouveaux complices se dirigèrent vers la taverne la plus proche pour se restaurer après cette journée mouvementée.