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Chapitre 4

 Losvitch est plié en deux. Décidemment, cette gamine est vraiment surprenante. Elle vient, en l'espace de trois jours, de bouleverser une partie du système élitise de Notari. En commençant par Aline et maintenant Carissa. Son arrogance allait la rendre détester de certains mais vraiment populaire.

Il s'adosse au mur et sort une canette de soda de son sac. Si sa mère avait été là, elle lui aurait fait une réflexion sur les effets de la caféine à neuf heures cinquante du matin. Mais, elle n'est pas présente. Losvitch adore Notari pour ça : il est libre de faire ce qu'il veut, quand il le veut. La pression de ses parents sur la directrice le fait toujours passer entre les mailles du filet. La belle vie, pour faire court.

L'horloge sonne dix heures.

-« En classe ! » crie un employé avant de disparaitre dans la salle des profs.

Losvitch se dirige vers le labo onze et s'affale sur sa chaise à haut dossier. Cette salle de classe est sa favorite. Les tables de trois sont collées aux grandes fenêtres. Presque tout est vitré sauf le plafond, le mur arrière et le bout de mur derrière le tableau. En plus il a la meilleure place : avant dernier rang, troisième siège côté vitre. Assez loin pour être tranquille et assez près pour entendre et voir.

Mais son emplacement n'est pas l'unique chose que l'adolescent apprécie. Il tient également à Mr Ertenil, son professeur de chimie de l'année précédente qui lui a permis d'acquérir un tas de connaissance et d'aimer la matière. Ce cours étant sélectif ; seuls les meilleurs peuvent y entrer. Et s'il est encore ici, c'est grâce à son enseignant.

-« Ça va ? » Soman lui ébouriffe les cheveux. « Dis, tu pourrais me passer ton français ? »

Son pote soupire. Soman est très doué dans plein de matière. Il a toujours des bonnes notes alors qu'il révise à peine et ne fait presque jamais ses devoirs.

-« Ca fait deux jours que les cours ont commencé. » le réprimande Losvitch en sortant son cahier. « Il serait temps de te bouger. » « Merci Linounet. » miaule Soman.

Son interlocuteur écarte le carnet de ses mains.

-« Finalement non. Je t'emmerde. »

Il lui sourit en le remettant dans son sac.

« S'il te plait ! Je m'excuse ! » l'implore Soman, les mains jointes.

Losvitch ne l'écoute plus. Ses muscles se tendent à la vue de la jeune fille qui pénètre dans la pièce. Son haut bleu clair en soie laisse apparaître ses bras fins. Elle marche gracieusement, posée sur ses talons carrés, son grand sac de marque noir et doré pendant à sa main gauche. Elle lui accorde un regard discret. Il s'attarde dans le bleu profond de ses yeux. Le jeune homme serre les poings lorsqu'elle se détourne et décide d'ignorer sa salutation muette. On se déteste, très bien, mais répond ! s'énerve-t-il sans un mot.

« Eillana est belle, non ? »

Losvitch se tourne vers Soman qui observe la nouvelle depuis sa chaise.

« C'est une question ou ce que tu penses ? »

- « Les deux. »

« Bonjour à tous ! Je suis Mr Edouard Ertenil et je serais votre professeur de chimie pour cette année. Je vous épargnerai les convenances. Commençons ! »

Mr Ertenil se poste sur son bureau. Celui-ci se trouve en haut d'une confortable estrade surplombant la classe. L'homme sort un classeur et remet ses lunettes rondes en place. Mr Ertenil n'est pas vieux, bien au contraire, mais son matériel et ses accessoires sont de véritables antiquités.

Il commence à rédiger plusieurs formules aux tableaux en faisant valser la craie çà et là. Ces doigts semblent être des automates : ils écrivent sans s'arrêter.

Une stagiaire à la peau ébène lui apporte des fleurs, des bocaux, des éprouvettes… La pauvre fait des allers-retours toutes les deux minutes.

« Lorsqu'on mélange le liquide de plums (un fruit au propriété médicinale et au gout acide) avec le mélange AB, on obtient un solide comme celui-ci. Nous le nommerons AC. » explique l'enseignant avec sa voix rauque. « Maintenant ajoutez au mélange AC le premier élément et le résultat sera immédiat. »

Le solide se dissout dans le bocal et forme un dôme d'écume et de brouillard. Il y a une explosion retentissante. Reste à la fin une espèce de glaçon coloré que Mr Ertenil plante dans un terreau. La plante rabougrie qui s'y trouve se dresse sur elle-même et redevient aussi belle qu'en période de floraison.

La classe applaudit.

« L'origine principale de la dégradation d'une plante magique est liée à un manque de certains nutriments. Grâce aux manuels et à votre vue, vous pouvez définir le type de dégradation et les nutriments manquants pour crée une formule qui permettra de guérir la plante. »

La jeune stagiaire passe dans les rangs pour distribuer des manuels. Losvitch la reconnait immédiatement. Il y a quatre ans, elle était l'infirmière de l'équipe des urgences de San Bianca. La femme aussi l'identifie du premier coup d'œil. Elle le bouscule volontairement en posant le livre entre Soman et lui.

Les deux garçons débutent les exercices dans la salle silencieuse.

Losvicth commence à écrire. Ses démons intérieurs le submergent de nouveau, et la dernière chose qu'il veut c'est y repenser. Un sentiment d'asphyxie l'étrangle petit à petit. Respire se répète-t-il en boucle. Pourtant, il n'arrive pas à garder son cœur battant sous contrôle.

Il note un détail : un papier coincé dans la tranche du manuel semble lui sourire. Il s'empresse de le retirer.

Rdv minuit parking ext, lit-il. Encore une soirée lamentable en vue…

Losvitch déchire la feuille en confettis, un gout acerbe dans la bouche. Bien sûr, une partie de lui est curieuse de savoir ce que la stagiaire a à lui dire mais l'autre partie est très anxieuse. Anxieuse d'aborder un événement révolu et toujours aussi douloureux. Anxieuse de rencontrer quelqu'un témoin de cet instant traumatisant de sa vie. Il secoue la tête pour chasser ses pensées sombres et revient à son exercice incomplet.

« Chut ; parles moins fort ! »

Le garçon grince des dents et se tourne vers Eillana, assise à la table d'à côté. Elle discute avec Aurelle tout en écrivant sur sa page. Depuis qu'elle l'a secourue des griffes d'Aline, les deux filles semblent être devenues les meilleures amies du monde. C'est mauvais signe. Très mauvais signe.

Losvitch fronce les sourcils. Il n'arrive toujours pas à croire que cette enfant effrontée soit la fille d'Orlando Croford. O.C., comme il l'appelle, est un homme calme, poli, attentionné et stratégique ; Eillana fonce tête baissée dès qu'une émotion devient plus forte qu'elle et s'épargne clairement de réfléchir aux ressentis des autres avant d'agir ou de parler. Cependant, après réflexion, il discerne quand même de légers traits de ressemblance dans son visage parfait.

Eillana lui jette un nouveau regard furtif avant de se détourner à nouveau. Il grogne.

« Arrête de la mater et aide-moi, j'ai pas compris la question. »

Losvitch se retourne, exaspéré, vers Soman. L'aura envoutante de cette peste n'allait pas le déconcentrer plus longtemps.

« Je ne la regardais pas. Je me demande juste ce qui se passe avec Aurelle. »

« Il semblerait que ce soit le début d'une grande amitié… »

« Le début des problèmes surtout. »

Soman interrompt la conversation en entendant son portable vibrer. Il sourit à la vue d'une notification.

« C'est qui ? » demande son pote en se penchant par-dessus son épaule.

« H. » répond-il simplement en éteignant l'écran. « Une fille du campus Brook sud. »

Losvitch lui donne une tape derrière la tête. Le campus Brook sud est un repère de délinquants. L'institution ayant la pire réputation de tout le périmètre. Les gens là bas fument, se droguent et participent à un tas de trucs illicites. Bien que Losvitch ait coupé les ponts avec ses vieux amis, il se souvient parfaitement de chaque détail de ses sorties avec les gars de son ancienne bande. Alcool jusqu'à une heure du matin, soirée de débauche sur la plage. Cette vie libre lui paraissait séduisante. Mais à présent il se rend compte de ces cinq mois foutus en l'air passer avec Thomas et Vinc.

« C'est Heather ? » devine-t-il en plissant les yeux. « Mais elle n'est pas… » « Lesbienne ? Si, mais on parle de temps en temps quand même. »

Losvitch grimace. Soman ne sait pas dans quoi il met les pieds. Heather est une ancienne petite bourge coincée qui adore défié les règles et qui avait convaincu ses parents de l'inscrire à Brook sud. Elle a eu plusieurs petites et petits amis mais ils ne duraient pas longtemps. Elle finit toujours pas revenir vers Fanny, sa copine originelle qu'elle ne peut pas lâcher.

 

« A mon avis, évite. » se contente de commenter Losvitch en rangeant son cahier.

Il est presque onze heures et le déjeuner est proche.

« Vous pourrez ranger vos affaires dans quelques instants ! » avertit Mr Ertenil avec un regard appuyé vers le garçon. « Pour la semaine prochaine, vous aurez à présenter une expérience de guérison immédiate devant la classe. »

La stagiaire repasse pour leur donner un polycopié. Les instructions diffèrent selon le type de plante que chacun s'est vu attribuer.

« Vous serez par groupe de deux. » informe Mr Ertenil en déposant ses lunettes sur le bureau. « Soman avec Kélie ; Aurelle avec Lane ; Losvicth avec Eillana ; Patricia avec Cam…

Losvitch s'effondre sur sa table.

Merde.

 

 * * *

Eillana quitte Aurelle à la fin du cours. Cette fille est vraiment sympa. Aurelle est différente des autres étudiantes de son dortoir. Parfois timorée, parfois grande gueule, elle déborde d'assurance et de chaleur lorsqu'Aline n'est pas dans les parages.

Eillana bifurque vers les escaliers du deuxième étage. Elle monte prudemment les marches en colimaçon ; marcher avec ces talons étroits est une véritable torture.

« Encore toi ! »

Carissa est planté devant elle.

« Bouge. » lui répond son interlocutrice.

« Apparemment tu as rencontré mon frère. »

Eillana sent son sang se glacer dans ses veines. Elle a presque oublié sa crise d'angoisse suite à son entrevue avec Owen Owel's.

« Oui, et ? » (Elle espère que son ton neutre ne trahirait pas sa détresse).

« Tu as encore le culot de t'adresser à moi comme tu le fais ? »

 Carissa ébouriffe ses cheveux. C'est un affreux tic qu'elle possède depuis petite. Son ennemie s'est toujours demandé si ce geste a pour but de lui donner un air imposant ou si ses doigts font simplement office de brosse. Comment diable un peigne peut-il démêler cette tignasse ?

« Je te parle comme je veux. »

« Non tu ne devrais pas. Tu devrais plutôt baisser les yeux quand tu passes devant moi ou quelqu'un de ma famille. Vivre avec la tristesse d'un frère handicapé, c'est une grande souffrance. » affirme-t-elle d'un air dramatique.

« A t'entendre parler on dirait que c'est toi qui as une jambe en moins. »

Carissa laisse une larme hypocrite rouler sur sa joue.

« Sois un peu réaliste, Eillana. Owen était un espoir du baseball. Il savait mieux taper avec une batte que n'importe qui ! Il avait un bel avenir devant lui, sans toi. Imagine un peu si mon frère était mort ce jour-là hein ? »

C'est ce qui a failli arriver.

« Il aurait manqué à ses proches, on lui aurait fait une belle cérémonie et on se souviendrait de lui comme un gentil gamin menant une vie toute rose. » persiste la cheerleader en remuant ses cheveux de gauche à droite. « Si, au contraire, ça avait été toi, (ce mot sort de sa bouche avec tant de mépris qu'Eillana en tremble), tu n'aurais manqué à personne, pas un seul habitant ne serait venu à ton enterrement et tu serais morte seule avec pour unique souvenir ta courte existence merdique. »

Le ventre de la jeune fille se comprime. C'était vrai ; Eillana le sait. Tout est de sa faute et il n'y a pas un jour où le regrette. Mais sa rancœur envers Carissa est plus forte qu'autre chose. En plus, Owen n'est pas tout à fait innocent. Son frère n'est pas non plus le saint de l'histoire…

« Perdre ma mère c'était moins douloureux peut-être ? » Eillana plaque sa main sur sa bouche. Elle a crié en disant ses mots. Lorsqu'elle retrouve son calme, elle reprend, « C'est vrai que ce n'est pas un concours mais je tiens à te faire remarquer que Owen est toujours vivant, »

Carissa fait claquer ses mâchoires. Elle bouscule Eillana en descendant les marches. Son parfum étouffant la prend au nez.

« Au moins, on aura tous perdus quelque chose. »

 

Eillana tremble comme une feuille. Ce sentiment de culpabilité la ronge depuis plusieurs années déjà et, bien que toute cette histoire date d'il y a plus de neuf ans, elle ne peut s'en débarrasser. Lorsque les dés sont lancés, dit toujours son père, pas de retour en arrière possible. Mais cette métaphore ne changeait rien à son mal être.

La cantine apparait dans son champ de vision. Elle veut à tout prix éviter de nouvelles embrouilles inutiles. Pas aujourd'hui.

« La nouvelle ! » Une brune l'accoste par derrière.

Tess la prend par le bras. Eillana ne l'a même pas vue arriver.

« Salut, toi ! »

Tom lui ébouriffe les cheveux en arrivant. Ce geste amical la détend un peu.

« On a bien aimé ton show ce matin. » l'informe Hall avec un long soupir de soulagement. « Ça fait du bien d'avoir quelqu'un qui ne se laisse pas marcher sur les pieds ici ! Tu es une vraie brise d'air fraîche ! »

Il est sincère, on le sent dans le ton de sa voix médium. Elle rougit, flattée et embarrassée en même temps.

« Ça te dirait de te joindre à nous ce soir ? On organise une soirée tranquille dans notre salle. On va jouer à la console, manger des pizzas, se détendre dans le canapé… »

« Oui, bien sûr ! »

Toute invitation à se distraire de cette journée pourrie est la bienvenue.

« On sera là un peu plus tard. »

Losvitch frôle son épaule. Eillana réprime un frisson. Cet agacement qu'elle ressent chaque fois qu'elle voit le garçon la rattrape.

Jay esquisse un sourire.

« J'ai l'impression que tout va un peu trop vite entre vous deux… » Il se tourne vers son ami. « Après tout, elle n'est ici que depuis trois jours. »

« Il n'y a aucun rapport ! » se défend Eillana en réalisant ce qu'il insinue. 

« Mr Ertenil nous a collés ensemble pour un devoir. » intervint Losvitch sans une once d'empressement.

« Vous avez voulu… »

« Il a fait les duos. » précise Losvitch.

Jay acquiesce, à court d'argument, sans se départir de son sourire en coin.

Au grand soulagement d'Eillana, la file avance.

 

Le menu d'aujourd'hui est riz et sauté de bœuf. On peut tout de même compléter la carte avec l'impressionnant choix du service : on trouve des grands étales de fruits, il y a un stand de crèmes brûlées et riz au lait, douceurs sucrées… On trouve aussi des dizaines de fromage différents sur une étagère et de quoi se faire des œufs durs et des salades.

Eillana prévoie d'en finir avec ce repas au plus vite mais elle aime trop le bœuf en sauce pour faire l'impasse sur le midi. Résignée à avaler quelque chose, elle se met à table. Toujours aucune trace d'Aline.

Le déjeuner se passe bien. Sans encombres, embrouilles ou souvenirs douloureux. Tout le monde à table s'échange ragots et nouveautés et Eillana doit bien admettre qu'avoir des personnes à qui parler de choses futiles est un luxe rafraichissant dont elle n'aurait jamais pensé jouir.

Chaque personne de ce groupe lui plait pour des choses différentes. Hall est un fêtard comique, le genre de type sans qui la soirée n'est pas une soirée. Tom est sans filtre mais toujours respectueux et à l'écoute ; Joy douce et gentille et la bonne humeur de Tess est contagieuse.

Vick s'assoit à côté d'elle. Cette fille aussi est adorable. Le seul reproche que l'on peut lui faire est d'être une commère ; mais lorsqu'on veut devenir journaliste c'est plutôt utile d'avoir des informations sur tout et tout le monde.

« Tiens ! » fait-elle en lui tendant une carte rose bonbon. « C'est une invitation pour vendredi. »

Eillana lit le carton.

Ceci est une invitation à ma soirée gold&élégant ! Venez en tenue chic à notre fête d'intégration GRATUITE ! N'oubliez pas d'apporter ce papier pour entrer. On vous donnera un laisser-passer pour accéder à toutes les surprises que je vous réserve… ADRESSE : 103 RUE MERCY

Kiss Vickenya Garance Marenchal

Fête d'intégration gratuite ? Toutes les fêtes ne le sont-elles pas toutes ?

« Merci. Je serais là ! »

Vick balance ses cheveux vers l'arrière. Qui donc manquerait sa fête ?

L'attention d'Eillana est détournée par un garçon roux qui entre dans la cantine. Il se dirige vers une table au bout de la cafète. Il parait parfaitement normal si ce n'est le petit bout de fer que laisse entrevoir son pantalon un peu court.

« Je me demande ce qui a bien put lui arriver. » commente Joy comme si la blonde lisait dans ses pensées, « Est-ce qu'on peut naitre sans jambe ? »

Joy se tourne d'un air interrogateur vers Tom, posé à sa droite. Ils échangent un baiser rapide avant que le garçon ne réponde :

« Arrête avec tes questions… Et oui c'est possible. Après c'est peut-être lié à un accident. »

Eillana déglutit. Au moins on aura tous perdus quelque chose. Les mots de Carissa lui reviennent en tête et elle maudit intérieurement cette infâme créature d'avoir décidé de lui pourrir chaque instant de sa vie.

Sous l'emprise d'une pulsion vive, elle se lève de sa chaise et traverse la cafétéria sous les regards ébahis de ses camarades.

Owen est devenu un jeune homme discret. Dans ces souvenirs, il était plutôt du style perturbateur, un gamin trop conscient de ses privilèges qui cherchait les embrouilles et qui en réchappait toujours.

Aujourd'hui, il est entouré d'une bande de garçons de troisième année qui ont l'air calmes et sympas. Ces derniers trop occuper à déguster leurs plats pour la voir arriver.

« Qu'est-ce que tu fais là ? » son ton n'est pas agressif mais ses yeux luisent de méfiance.

« Suis-moi. »

Eillana l'attrape par le poignet et le traine dans un coin de la cafète sous les yeux curieux de leurs amis respectifs.

« Qu'est-ce que tu veux à la fin ? »

« Te parler. »

Owen la regarde avec étonnement.

« De quoi donc ? »

Elle soupire. Faut-il vraiment qu'elle lui rafraichisse la mémoire ?

« Tu ne te souviens vraiment pas de moi ? »

« Si, Eillana. Du village. Je sais exactement qui tu es. Si tu croyais qu'il y avait une chance que je l'oublie ! »

Eillana se mord la lèvre. En même temps, elle est très contente de ne pas avoir à lui reraconter tout ce qu'il avait subi par sa faute mais elle est également stressée d'aborder la suite.

« Je m'excuse. » soupire-t-elle les mains jointes. « Je suis vraiment désolé, je m'excuse. »

« Tu as eu besoin de tant d'années ? » Owen rit. « Bien sûr que tu t'excuses mais ça ne changera rien. Après tout quelle université voudrait d'un mec comme moi : une jambe en moins et un bras fragile ? Maintenant je dois travailler encore plus dur qu'avant. Je sais très bien ce que tu m'as fait et je t'en ai voulu très longtemps. »

« Désolé. » arrête de répéter ça comme une idiote ! se réprimande-t-elle en silence.

« Mais je l'avais mérité. On l'aurait tous mérité. Surtout ma sœur. » sa bouche se déforme en une odieuse grimace. Finalement, l'adolescente n'est pas seule à haïr Carissa ! « Je n'aurais pas dut, j'en ai payé le prix. C'est bon je peux retourner manger ? »

Ses yeux la regardent avec intérêt. Il est sérieux, tranquille et rien dans son apparence trahit un quelconque mensonge.

« Bien… bien sûr… Enfin je veux dire ok… »

« Impeccable. »

Il fait mine de partir. Eillana se demande réellement si elle ne perd pas la boule. Cela ne peut pas être aussi simple, si ?!

« Attend ! » elle le rattrape. « C'est tout ? Tu n'es même pas un peu en colère ? »

« Je viens de te dire que non. C'est la vie c'est comme ça. »

Il se penche vers elle, si près qu'Eillana en a le souffle coupé.

« Si tu tiens tant que ça à te racheter, évite-moi, ne me parle plus jamais et fait en sorte de ne pas recroiser ma route, compris ? »

« Compris. »

Et il s'en va avec nonchalance. C'était rapide. Eillana se rassoit aux côtés de ses amis, troublés par leur conversation éclair.

« Qu'est ce qui s'est passé ? » l'interroge Tess avec un regard vers Owen.

« Rien. » marmonne Eillana le nez dans son assiette.

 

 

Le soleil commence à décliner vers dix-huit heures trente. La vitre de la chambre laisse entrevoir les derniers rayons de soleil s'affaissant sur les arbres et le paysage verdoyant qui entoure Notari. L'école est d'une beauté à couper le souffle. A environ une heure de toute civilisation, son accès est presque impossible pour des étrangers indésirables. La nature entoure tout le campus. Si on cherche bien dans les bois et les plaines alentours on peut aussi voir un lac et un tas d'endroit secret qui font le charme du site. Le bâtiment principal est planté, imposant et froid au milieu de toute cette jungle apprivoisée.

Eillana, la tête posée sur les coussins de son lit, caresse la photo de sa mère. Sur cette image, Leï est souriante. La femme tient une version d'elle petite, avec un grand sourire. En arrière-plan, une jolie maison blanche crème avec des détails gravés sur la façade. La jeune fille a une pensée pour ses grands-parents. Elle ne les a pas revus depuis ses six ans, et le souvenir qu'elle a d'eux est très vague. Ils les avaient abandonnés. Cela lui suffit largement.

Son portable vibre.

Tu viens travailler Miss Croford ? 

Elle quitte son matelas à la vue du message et enfile un T-shirt long à bretelles noir et un short en jean bleu avec une paire de baskets.

« Tu fais quoi ? » l'interroge Joy lorsqu'elle arrive au niveau du salon. « Je pars travailler. » répond sa camarade de chambre avec une appréhension non camouflée. « Où ça ? » « Autre part. Losvitch m'attend. » coupe-t-elle d'un ton plus tranchant qu'elle ne l'aurait voulu.

Cela ne désarme pas son amie qui se contente d'acquiescer en jubilant.

Eillana fait mine d'ignorer Joy et quitte le studio.

 

Le dortoir des garçons n'est pas dérangé. Du moins, moins que ce à quoi elle s'attendait. Si ce n'est un petit coup de ménage, la nourriture est organisée correctement dans les placards et les affaires de chacun, positionnées étroitement dans les armoires. Tom est présent, Jay aussi. Ils jouent sur la console du salon. Tom se détourne lorsqu'il entend ses pieds sur le sol.

« Salut ! » lance-t-il sans quitter le regard de l'écran. Si tu cherches Losvitch, c'est le numéro 3. » « Merci. »

Elle cherche la chambre dans le couloir adjacent. Tu viens travailler Miss Croford ? Eillana grogne intérieurement. Ce mec est la dernière personne qu'elle aurait voulu mettre au courant de ses secrets. Il a fallu qu'elle tombe sur la seule personne qui connaisse personnellement son père dans tout Notari. Bien évidemment, il a aussi fallu que ce soit un crétin stéréotypé et mortellement agacent !

« Tu es en retard. »

Eillana tourne la tête vers la porte entrouverte de la chambre numéro trois. Le crétin en question est assis sur sa chaise, penché au-dessus de son grand bureau en verre. Il porte un pantalon large gris, un haut noir à manche courte et une fine chaine argentée pend à son cou.

« Tu attends quoi ? »

« Un siège. » répond-elle en remarquant l'absence de tabouret à l'endroit où elle est censée s'asseoir.

Il ne répond pas et se contente de pointer le bout de la pièce.

« Attention aux livres. »

Elle se dirige vers l'endroit indiqué, s'attardant sur des détails surprenants : le lit fait, le sol propre, tout est à peu près rangé (en tout cas dans une armoire) et les bouquins de l'étagère organisé par dizaines.

« Quoi ? » demande Losvitch qui s'était retourné.

« Rien. Je ne pensais pas que les joueurs de wildball prenaient le temps de ranger leur chambre. »

La jeune fille s'installe près de lui. 

« Tu es peut-être l'exception à la règle. »

« Tu ne devrais pas être en train de remuer tes confettis géants avec ton équipe ? »

Il soupire.

« On est venu pour se crêper le chignon ou avancer sur notre exposé ? »

« Tu as raison. »

« Je profite des rares moments où tu l'admets. »

Une surprenante pointe d'humour perle dans cette phrase.

Losvitch lui montre ce qu'il avait commencé à faire. Sur son brouillon est rédigé une partie des nutriments absents dans la plante.

Ils travaillent sans dispute durant près d'une heure. Eillana doit bien admettre que la méthodologie du jeune homme est infaillible mais elle est bien meilleure en pratique.

« Nous pourrions gagner des points en plus si on parlait des composants du mélange E ? » propose-t-il en regardant à nouveau sa feuille. « Ce serait intéressant d'exposer ça sous une autre forme. Essayons déjà de réciter la première partie. »

Eillana agrée et se prépare à lire.

« Dans le lys bleu d'eau douce on trouve principalement de l'as… »

« Ne lit pas. » Il lui prend doucement ses notes des mains. « Fait avec ta mémoire. »

Ses doigts sur sa paume lui font l'effet d'un choc électrique. Ils se regardent un instant qui semble durer une éternité.

« Tu veux que je te fasse une chorégraphie ou on continue ? »

Sa bouche se contorsionne en un sourire, la tête balancée en arrière.

« Garde ça pour Owen. » répond-t-il après avoir repris son calme.

Eillana le regarde avec une moue étonnée. Elle est déstabilisée par ce commentaire. Si déstabilisée qu'elle dégringole de son siège. Losvitch pouffe, sa figure tournée vers l'autre côté pour masquer son envie flagrante de se moquer de cette fille.

« Si t'es même pas capable de tenir sur un tabouret, je me demande ce que ce sera en haut d'une pyramide ! »

L'adolescente se remet à genoux. Un truc doux caresse sa cheville découverte. Une peluche, un ourson plus exactement, marron et ébouriffé. Il fait la taille de son avant-bras. Un petit nœud rouge pend à son cou dépourvu de poils frisés. Avec des boutons à la place des yeux et un museau noir, il est vraiment adorable.

« Je ne savais pas que tu étais du style doudou. » le taquine-t-elle en balançant la peluche du bout des doigts.

L'expression détendu de son interlocuteur se durcit instantanément.

« Repose ça. »

« Calme toi, c'était pour rire ! »

Il lui arrache l'ours des mains.

« Bouge. MAINTENANT ! »

Losvitch tape si fort sur le bureau que la moquette tremble.

Eillana se relève précipitamment et fuit la chambre numéro trois. Qu'est ce qui lui avait donc prit ?

 

 * * *

Losvitch bouillonne de rage. Comment avait-elle osé ? Cette enfant impétueuse n'a aucun respect. Le fait qu'il ait accepté qu'elle pénètre dans le dortoir, qu'elle partage son bureau, qu'elle partage sa chambre est un énorme progrès. Eillana a récompensé cet effort en se comportant comme une fouine. Son ours en peluche. Elle n'a absolument aucun droit d'y toucher. Bien sûr, comment aurait-elle pu savoir ? Comment aurait-elle pu deviner ce qu'il signifie pour lui ? Malgré tout, il se sent assailli par une colère sourde et têtue. Il n'est pas prêt de la pardonner d'avoir violé sa vie privée. De toute façon, il avait déjà le projet de finir son exposé par lui-même. Elle n'est pas d'une grande utilité.

L'adolescent inspire à grand coup d'air frais. Il y a quelques mois, il se serait rendu au bar et se serait saouler jusqu'à deux heures du matin ; une bande de filles autours et une bouteille de vodka a porté de main. Aujourd'hui, il est responsable et se contenterait de passer sa haine avec ses potes dans leur salle de jeu.

La salle en question s'appelle CHILLROOM. Une idée débile de Jay qui est resté. L'endroit est en fait une ancienne bibliothèque abandonnée. Le père de Jay avait racheté la pièce à l'administration et l'a faite rénovée. Cet endroit n'appartient désormais plus à l'établissement et ils ont font ce qu'ils veulent. Il existe un tas de pièces de ce genre à Notari mais celle-ci est spéciale. C'est la leur. C'est là qu'ont eu lieu tous leurs débats, toutes leurs disputes et tous leurs bon moments passés ensemble depuis l'année d'avant.

Le garçon entre par la porte massive blanche et or. On reconnait de loin l'entrée.

Le sanctuaire du groupe est entouré d'étagères, plein de livres anciens (une déco qu'ils ont conservée). La hauteur sous plafond est de sept mètres. Losvitch en entrant, tombe sur l'étage du haut, là où on trouve le coin à chaussures et des bureaux avec des prises. Parfois ils viennent ici pour travailler. Plus loin, le balcon en colimaçon mène à une large pièce bordée de canapés positionnés en carré autour d'un grand écran. Des cassettes et des DVD reposent tranquillement autour de la télévision.

Il descend rejoindre ses potes en bas et prend une bière dans le minibar.

« Je te branche une manette ? » demande Hall en se levant.

Losvitch regarde l'heure : vingt-deux heures, il a largement le temps.

« Oui. Donne-moi la rouge ! »

« Ça marche. »

Le jeu se pixelise. Chacun personnalise son kart avec attention et se met en position sur la ligne de départ. Au feu vert, la partie démarre.

Losvitch prend le virage d'un rapide coup sur la gauche et double Jay, en galère avec ses roues défaillantes. Il est troisième. Le premier reste Tom. Il grimace en apercevant la voiture de la deuxième.

« Je vais te tuer ! » lance Joy en frappant la tête de Tom lorsqu'il lui lance un missile.

« Moi aussi je t'aime. »

« Oui eh bien pas moi. »

Tess lui renvoie une torpille. Eillana, concentrée fait profit de la situation et tente une manœuvre dangereuse qui la place en première position. Elle tire la langue à ses amies. Plus qu'un tour avant la ligne d'arrivée.

Ils arrivent au niveau d'une plage. Le garçon la connait par cœur. Son œil vire un instant vers sa concurrente. En tailleur sur le canapé, un chewing-gum dans la bouche, elle se délecte de sa prétendue pas encore acquise victoire. Son short court dévoile ses jambes. Sa peau a l'air douce comme ses lèvres, son cou, ses joues…

Il chasse ses pensées et se concentre sur sa partie. Le sable est truffé de pièges. Eillana se les prend tous mais elle a pris une avance considérable et finit par retenir les signes de dangers.

« Yes ! »

La jeune fille jubile de son triomphe en avalant une gorgée d'alcool. Elle est contente ? Elle gagne une fois et elle est heureuse ? Il grimace de son côté mais, puisqu'il a décidé d'être bon joueur, il refuse de céder à la colère et conserve l'expression innocente de ceux qui jouent franc jeux.

Après avoir joué une trentaine de parties dans toutes sortes de circuits, ils se posent tranquillement.

« C'est prêt ! » Joy sort des roulés du four.

« Qui en veut ? »

« Moi. »

Aline apparait dans l'angle de la pièce, portée par un silence plombant. Sa grosse doudoune rose met en valeur ses cheveux plaqués en arrière. Joy grogne à la manière d'une lionne qui voie une hyène sur son territoire.

« On fait la fête sans moi maintenant ? »

Personne ne répond. Ils se regardent tous perplexes, cherchant la réponse dans les yeux des uns des autres.

« Viens t'asseoir. » propose Jay en indiquant son fauteuil.

Losvitch soupire avec agacement.

« Jay attend avant de faire quoi que ce soit. »

« Ecoutez. Cela fait presque cinq ans qu'on se connait. On ne va pas gâcher toute cette amitié à cause d'une putain d'histoire de récréation ?! » l'ignore-t-il « Mettez vos différents de côtés et cohabitons une bonne fois pour toutes. »

« Si c'est vraiment obligé. » marmonne Tess dans sa barbe en jetant un regard hautain vers la nouvelle venue.

« Oui ça l'est. A part si tu as quelque chose à redire. »

Tess ne répond rien. Elle ne veut pas se mettre Jay à dos, mais la perspective d'avoir à supporter Aline à nouveau lui donne une sale envie de gerber. Losvitch se lève, sa troisième bière à la main. Il est temps de se casser d'ici.

 

La nuit enveloppe le ciel. Quelques étoiles se frayent un chemin dans le voile noir qui recouvrent les hauteurs. Le garçon prend le temps de jeter un regard à la magnificence des arbres s'élevant vers les nuages et des quelques lucioles qui voltigent à une vitesse vertigineuse.

La prétendue stagiaire est adossée contre le mur du parking extérieur. Ils se trouvent à un angle parfait : invisible aux yeux des gens et à découvert. Une bourrasque secoue les mèches de Losvitch. La fille en face de lui doit avoir dans les vingt-cinq ans. Une cigarette coincée entre ses dents du bonheur, sa peau se confond dans la pénombre.

« Tu sais, si j'avais eu dix ans de moins, je t'aurais invité au restaurant. » elle souffle, laissant échapper quelques volutes de fumée.

« Non merci. » répond l'adolescent en chassant l'affreuse odeur qui les entoure. « Qu'avais-tu à me dire ? »

« Je pensais que tu allais m'emmener prendre un thé dans un café chic pour que l'on papote… Mais c'est dommage ; tu dois avoir un tas de filles de ton âge qui remplisse ton programme. »

Cela le laisse aussi froid qu'à son arrivée. Elle ne fait que le détourner de ce qui l'intéresse réellement.

« Je m'appelle Sheery. Et oui, nous nous sommes déjà croisés. » elle tire dans sa cigarette. « Il y a trois ans, j'étais étudiante dans le milieu médical. Normalement j'étais censée rester au cabinet ce soir-là mais quelqu'un a eu un empêchement. » Sheery marque une pause. Un demi sourire nostalgique court sur son visage. « Je m'y plaisais beaucoup, là-bas. Puisque San Bianca est au beau milieu d'une zone touristique plutôt huppée, le quartier était très surveillé et sécuritaire ; je n'avais jamais été confronté à quelconque intervention grave. Le soir de l'accident j'ai vu la mort en face. »

Sa voix tremble.

« J'ai compris que la médecine n'était pas faite pour moi. »

Losvitch ne voit toujours pas la raison de sa venue et où elle veut en venir. Il n'en a strictement rien à faire de sa version de l'histoire et de ce qu'elle a ressenti. Il connait déjà les fait.

« Donc vous voulez devenir prof ? »

« Vois-tu après le drame qui m'a secoué, j'ai quitté San Bianca avec un bel au revoir à toute l'équipe, et je me suis tourné vers un métier qui ne me demandait pas de guérir des patients mourants, mais qui m'intéressait tout de même : les forces de l'ordre. A présent je suis agente de police ; stagiaire c'est ma couverture. Notari est au courant. »

Couverture ?

« Je vais être plus claire. » Sheery fait un pas vers lui.

Elle lui tend une carte avec un numéro de téléphone.

« Si je t'ai recherchée, c'est parce que nous avons besoin de toi. J'ai des raisons de penser que ce prétendu accident était un meurtre. »