Paris, le 30 août 1993 Monsieur, Ma démarche risque de vous heurter. Je cours ma chance tout de même.
Je suis écrivain, auteur à ce jour de sept livres dont je vous envoie le dernier paru. Depuis que j'ai appris par les journaux la tragédie dont vous avez été l'agent et le seul survivant, j'en suis hanté. Je voudrais, autant qu'il est possible, essayer de comprendre ce qui s'est passé et en faire un livre – qui, bien sûr, ne pourrait paraître qu'après votre procès.
Avant de m'y engager, il m'importe de savoir quel sentiment vous inspire un tel projet. Intérêt, hostilité, indifférence ? Soyez sûr que, dans le second cas, j'y renoncerai. Dans le premier, en revanche, j'espère que vous consentirez à répondre à mes lettres et peut-être, si cela est permis, à me recevoir.
J'aimerais que vous compreniez que je ne viens pas à vous poussé par une curiosité malsaine ou par le goût du sensationnel. Ce que vous avez fait n'est pas à mes yeux le fait d'un criminel ordinaire, pas celui d'un fou non plus, mais celui d'un homme poussé à bout par des forces qui le dépassent, et ce sont ces forces terribles que je voudrais montrer à l'œuvre Quelle que soit votre réaction à cette lettre, je vous souhaite, monsieur, beaucoup de courage, et vous prie de croire à ma très profonde compassion.
Emmanuel Carrère J'ai posté cette lettre. Quelques instants après, trop tard, j'ai pensé avec épouvante à l'effet que risquait de faire sur son destinataire le titre du livre qui l'accompagnait : je suis vivant et vous êtes morts.
J'ai attendu.
Je me disais : si par extraordinaire Romand accepte de me parler (de « me recevoir », comme je l'avais écrit cérémonieusement), si le juge d'instruction, le Parquet ou son avocat ne s'y opposent pas, alors mon travail m'engagera dans des eaux dont je n'ai pas idée. Si, comme il est plus probable, Romand ne me répond pas, j'écrirai un roman « inspiré » de cette affaire, je changerai les noms, les lieux, les circonstances, j'inventerai à ma guise : ce sera de la fiction.
Romand ne m'a pas répondu. J'ai relancé son avocat, qui n'a même pas voulu me dire s'il avait transmis ma lettre et mon livre.
Fin de non-recevoir.
J'ai commencé un roman où il était question d'un homme qui chaque matin embrassait femme et enfants en prétendant aller à son travail et partait marcher sans but dans les bois enneigés. Au bout de quelques dizaines de pages, je me suis trouvé coincé. J'ai abandonné. L'hiver suivant, un livre m'est tombé dessus, le livre que sans le savoir j'essayais vainement d'écrire depuis sept ans. Je l'ai écrit très vite, de façon quasi automatique, et j'ai su aussitôt que c'était de très loin ce que j'avais fait de meilleur. Il s'organisait autour de l'image d'un père meurtrier qui errait, seul, dans la neige, et j'ai pensé que ce qui m'avait aimanté dans l'histoire de Romand avait, comme d'autres projets inaboutis, trouvé là sa place, une place juste, et qu'avec ce récit j'en avais fini avec ce genre d'obsessions. J'allais enfin pouvoir passer à autre chose. À quoi ? Je n'en savais rien et je ne m'en souciais pas. J'avais écrit ce pour quoi j'étais devenu écrivain.
Je commençais à me sentir vivant.
Bourg-en-Bresse, le 10/9/95 Monsieur, Ce n'est ni l'hostilité ni l'indifférence à vos propositions qui expliquent un si long retard dans ma réponse à votre lettre du 30/8/93. Mon avocat m'avait dissuadé de vous écrire tant que l'instruction était en cours. Comme celle-ci vient de s'achever, j'ai l'esprit plus disponible et les idées plus claires (après trois expertises psychiatriques et 250 heures d'interrogatoire) pour donner une éventuelle suite à vos projets. Une autre circonstance fortuite m'a vivement influencé : je viens de lire votre dernier livre, La Classe de neige, et je l'ai beaucoup apprécié.
Si vous souhaitez toujours me rencontrer dans une volonté commune de compréhension de cette tragédie qui reste pour moi d'une actualité quotidienne, il faudrait que vous fassiez une demande de permis de visite adressée à M. le procureur de la République et accompagnée de deux photos et d'une photocopie de la carte d'identité.
Dans l'attente de vous lire ou de vous rencontrer, je vous adresse tous mes vœux de succès pour votre livre et vous prie de croire, Monsieur, à toute ma reconnaissance pour votre compassion et mon admiration pour votre talent d'écrivain.
À bientôt, peut-être.
Jean-Claude Romand C'est peu dire que cette lettre m'a secoué. Je me suis senti, deux ans plus tard, rattrapé par la manche. J'avais changé, je me croyais loin. Cette histoire et surtout mon intérêt pour elle me dégoûtaient plutôt. D'un autre côté, je n'allais pas lui dire que non, maintenant je ne souhaitais plus le rencontrer. J'ai demandé un permis de visite. On me l'a refusé, comme je n'étais pas de la famille, en précisant que je pourrais renouveler ma démarche après sa comparution devant la cour d'assises de l'Ain, prévue pour le printemps 1996. En attendant, restait le courrier.
Il collait au dos des enveloppes de petits stickers avec son nom et son adresse, « M. Jean-Claude Romand, 6, rue du Palais, 01011 Bourg-en-Bresse », et quand je lui répondais j'évitais le mot « prison » dans la suscription. Je devinais qu'il n'aimait pas son grossier papier quadrillé, l'obligation de le ménager, peut-être même celle d'écrire à la main. J'ai cessé de taper mes lettres sur l'ordinateur pour qu'à cet égard au moins nous soyons à égalité. L'obsession que j'avais de l'inégalité de nos conditions, la peur de le blesser en étalant ma chance d'homme libre, de mari et de père de famille heureux, d'écrivain estimé, la culpabilité de n'être pas, moi, coupable, tout cela a donné à mes premières lettres ce ton presque obséquieux dont il a fidèlement renvoyé l'écho. Il n'y a sans doute pas trente-six mille manières de s'adresser à quelqu'un qui a tué sa femme, ses enfants, ses parents, et leur survit. Mais je me rends compte avec le recul que je l'ai tout de suite caressé dans le sens du poil en adoptant cette gravité compassée et compassionnelle et en le voyant non comme quelqu'un qui a fait quelque chose d'épouvantable mais comme quelqu'un à qui quelque chose d'épouvantable est arrivé, le jouet infortuné de forces démoniaques.
Je me posais tellement de questions que je n'osais pas lui en poser une seule.
Lui, de son côté, était aussi peu enclin à revenir sur les faits que passionnément désireux d'en scruter la signification. Il n'évoquait pas de souvenirs, ne faisait que des allusions lointaines et abstraites à « la tragédie », aucune à ceux qui en avaient été les victimes, mais s'étendait volontiers sur sa propre souffrance, son deuil impossible, les écrits de Lacan qu'il avait entrepris de lire dans l'espoir de se comprendre mieux. Il recopiait pour moi des extraits des rapports des psychiatres : « Dans l'affaire actuelle, et à un certain niveau archaïque de fonctionnement, J.C.R. ne faisait plus bien la différence entre lui et ses objets d'amour : il faisait partie d'eux et eux de lui dans un système cosmogonique totalisant, indifférencié et clos. À ce niveau, il n'y a plus beaucoup de différence entre suicide et homicide… » Quand je lui demandais des détails sur sa vie en prison, cela ne le rendait pas plus concret. Il me donnait l'impression de ne pas s'intéresser au réel, seulement au sens qui se cache derrière, et d'interpréter tout ce qui lui arrivait comme signe, notamment mon intervention dans sa vie. Il se disait convaincu « que l'approche de cette tragédie par un écrivain peut largement compléter et transcender d'autres visions, plus réductrices, telles que celles de la psychiatrie ou d'autres sciences humaines » et tenait à me persuader et à se persuader lui-même que « toute "récupération narcissique" » était « loin de (s)a pensée (consciente, du moins) ».
J'ai entendu qu'il comptait sur moi plus que sur les psychiatres pour lui rendre compréhensible sa propre histoire et plus que sur les avocats pour la rendre compréhensible au monde. Cette responsabilité m'effrayait mais ce n'était pas lui qui était venu me chercher, j'avais fait le premier pas et j'ai considéré que je devais en accepter les conséquences.
J'ai donné à notre correspondance un tour d'écrou supplémentaire en posant la question : « Êtes-vous croyant ? Je veux dire : pensez-vous que ce que vous-même échouez à comprendre dans cette tragédie, il existe une instance au-dessus de nous qui le comprenne et peut-être puisse l'absoudre ? » Réponse : « Oui. "Je crois croire." Et je ne pense pas qu'il s'agisse d'une croyance de circonstance, visant à nier la possibilité terrifiante que nous ne soyons pas tous réunis après la mort dans un Amour éternel, ou à trouver un sens à ma (sur)vie dans une rédemption mystique. De nombreux "signes" sont venus depuis trois ans renforcer ma conviction, mais veuillez comprendre ma discrétion dans ce domaine. J'ignore si vous-même êtes croyant. Votre prénom pourrait être un indice positif. » Là aussi, j'avais commencé. Si embarrassante que soit la question, il fallait y répondre par oui ou par non et, dans le noir, j'ai dit oui. « Autrement, je ne pourrais affronter une histoire aussi terrible que la vôtre. Pour regarder en face, sans complaisance morbide, la nuit où vous avez été, où vous êtes encore plongé, il faut croire qu'il existe une lumière dans laquelle tout ce qui a été, même l'excès du malheur et du mal, nous deviendra intelligible. » Le procès approchant, il était de plus en plus angoissé. L'enjeu, pour lui, n'était pas pénal : la condamnation serait forcément très lourde, il le savait et je n'avais pas l'impression que la liberté lui manquait. Certaines contraintes lui pesaient dans la vie carcérale mais dans l'ensemble elle lui convenait. Tout le monde était au courant de ce qu'il avait fait, il n'avait plus à mentir et, à côté de la souffrance, goûtait une liberté psychique toute neuve. C'était un détenu modèle, aussi apprécié de ses compagnons que du personnel. Sortir de ce cocon où il avait trouvé sa place pour être jeté en pâture à des gens qui le considéraient comme un monstre le terrifiait. Il se répétait qu'il le fallait, qu'il était essentiel pour les autres et pour lui qu'il ne se dérobe pas devant le tribunal des hommes.
« Je me prépare à ce procès, m'écrivait-il, comme à un rendez-vous crucial : ce sera le dernier avec "eux", la dernière chance d'être enfin moi-même face à "eux"… J'ai le pressentiment qu'après, mon avenir ne durera pas longtemps. » J'ai voulu voir les lieux où il avait vécu en fantôme. Je suis parti une semaine, muni de plans qu'à ma demande il avait dessinés avec soin, d'itinéraires commentés que j'ai suivis fidèlement, en respectant même l'ordre chronologique qu'il me suggérait. (« Merci de me donner l'occasion de reparcourir cet univers familier, parcours très douloureux mais plus facile à partager avec quelqu'un qu'à refaire seul… ») J'ai vu le hameau de son enfance, le pavillon de ses parents, son studio d'étudiant à Lyon, la maison incendiée à Prévessin, la pharmacie Cottin où sa femme faisait des remplacements, l'école Saint-Vincent de Ferney. J'avais le nom et l'adresse de Luc Ladmiral, je suis passé devant son cabinet mais ne suis pas entré. Je n'ai parlé à personne. J'ai traîné seul là où il traînait seul ses journées désœuvrées : sur des chemins forestiers du Jura et, à Genève, dans le quartier des organisations internationales où se trouve l'immeuble de l'OMS.
J'avais lu qu'une photo de grand format représentant cet immeuble était encadrée au mur du salon où il a tué sa mère. Une croix marquait, sur la façade, la fenêtre de son bureau, mais je ne connaissais pas la place de cette croix et ne suis pas allé au-delà du hall.
Je ressentais de la pitié, une sympathie douloureuse en mettant mes pas dans ceux de cet homme errant sans but, année après année, replié sur son absurde secret qu'il ne pouvait confier à personne et que personne ne devait connaître sous peine de mort. Puis je pensais aux enfants, aux photos de leurs corps prises à l'institut médico-légal : horreur à l'état brut, qui fait instinctivement fermer les yeux, secouer la tête pour que cela n'ait pas existé. J'avais cru en avoir fini avec ces histoires de folie, d'enfermement, de gel. Pas forcément me mettre à l'émerveillement franciscain avec laudes à la beauté du monde et au chant du rossignol, mais tout de même être délivré de ça. Et je me retrouvais choisi (c'est emphatique, je sais, mais je ne vois pas le moyen de le dire autrement) par cette histoire atroce, entré en résonance avec l'homme qui avait fait ça. J'avais peur.
Peur et honte. Honte devant mes fils que leur père écrive là-dessus. Était-il encore temps de fuir ? Ou était-ce ma vocation particulière d'essayer de comprendre ça, de le regarder en face ?
Pour être sûr d'être bien placé, je me suis fait accréditer aux assises de l'Ain par Le Nouvel Observateur. La veille de la première audience, toute la presse judiciaire française s'est retrouvée dans le principal hôtel de Bourg-en-Bresse. Je ne connaissais jusqu'alors qu'une catégorie de journalistes, les critiques de cinéma, j'en découvrais une autre, avec ses rassemblements tribaux qui ne sont pas des festivals mais des procès. Quand, ayant un peu bu comme nous l'avons fait ce soir-là, ils se rappellent leurs campagnes, ce n'est pas Cannes, Venise ou Berlin, mais Dijon pour Villemin ou Lyon pour Barbie, et je trouvais ça autrement sérieux. Mon premier article sur l'affaire me valait de la considération.
Le vieux routier de L'Est républicain me tutoyait en me versant des chopines, la jolie fille de L'Humanité me souriait. Je me suis senti adoubé par ces gens dont l'humanité me plaisait.
C'est à l'accusé qu'appartient d'autoriser ou d'interdire la présence de photographes au début des audiences et Romand l'avait autorisée, ce que certains interprétaient comme une marque de cabotinage. Il y en avait le lendemain matin une bonne trentaine, et des cameramen de toutes les chaînes de télévision qui pour tromper l'attente filmaient le box vide, les moulures de la salle et, devant l'estrade de la Cour, la vitrine exposant les pièces à conviction : carabine, silencieux, bombe lacrymogène, photos extraites d'un album de famille. Les enfants riaient en s'éclaboussant dans une piscine gonflable de jardin. Antoine soufflait les bougies de son quatrième anniversaire. Florence les regardait avec une tendresse confiante et gaie. Lui non plus ne semblait pas triste sur une photo qui devait dater de leurs fiançailles ou des premiers temps de leur mariage : ils étaient à une table de restaurant ou de banquet, des gens s'amusaient autour d'eux, il la tenait par les épaules, ils avaient vraiment l'air amoureux. Son visage était poupin, avec les cheveux qui frisaient, une expression de gentillesse rêveuse. Je me suis demandé si au moment de cette photo il avait déjà commencé à mentir. Sans doute oui.
L'homme que les gendarmes ont fait entrer dans le box avait la peau cireuse des prisonniers, les cheveux ras, le corps maigre et mou, fondu dans une carcasse restée lourde. Il portait un costume noir, un polo noir au col ouvert, et la voix qu'on a entendue répondre à l'interrogatoire d'identité était blanche. Il gardait les yeux baissés sur ses mains jointes qu'on venait de libérer des menottes. Les journalistes en face de lui, la présidente et les jurés à sa droite, le public à sa gauche le scrutaient, médusés. « On n'a pas tous les jours l'occasion de voir le visage du diable » : ainsi commençait, le lendemain, le compte rendu du Monde.
Moi, dans le mien, je disais : d'un damné.
Seules les parties civiles ne le regardaient pas. Assise juste devant moi, entre ses deux fils, la mère de Florence fixait le plancher comme si elle s'accrochait à un point invisible pour ne pas s'évanouir. Il avait fallu qu'elle se lève ce matin, qu'elle prenne un petit déjeuner, qu'elle choisisse des vêtements, qu'elle fasse depuis Annecy le trajet en voiture et à présent elle était là, elle écoutait la lecture des 24 pages de l'acte d'accusation. Quand on est arrivé à l'autopsie de sa fille et de ses petits-enfants, la main crispée qui serrait devant sa bouche un mouchoir roulé en boule s'est mise à trembler un peu. J'aurais pu, en tendant le bras, toucher son épaule, mais un abîme me séparait d'elle, qui n'était pas seulement l'intolérable intensité de sa souffrance. Ce n'est pas à elle et aux siens que j'avais écrit, mais à celui qui avait détruit leurs vies. C'est à lui que je croyais devoir des égards parce que, voulant raconter cette histoire, je la considérais comme son histoire. C'est avec son avocat que je déjeunais. J'étais de l'autre côté.
Il restait prostré. Vers la fin de la matinée seulement il a risqué des regards vers la salle et les bancs de la presse. La monture de ses lunettes scintillait derrière la vitre qui le séparait de nous tous. Quand ses yeux ont enfin croisé les miens, nous les avons baissés tous les deux. Les Romand sont une famille de forestiers jurassiens, établis depuis plusieurs générations dans le bourg de Clairvaux-les-Lacs ou des villages voisins. Ils y forment un véritable clan, dont on respecte la vertu austère et cabocharde : « Une vraie tête de Romand », dit-on. Ils travaillent dur, craignent Dieu, et leur parole vaut contrat.
Aimé Romand, né au lendemain de la guerre de 14, a été mobilisé en 39 et, aussitôt fait prisonnier, interné cinq ans dans un stalag. De retour au pays, décoré, il a travaillé avec son père et pris sa suite comme gérant d'une société forestière. Parce qu'il est relativement facile de tricher avec les coupes de bois, ce métier réclame une grande confiance de la part des actionnaires. Aimé, comme son père, méritait cette confiance. Grand et anguleux, avec des yeux perçants, il en imposait sans avoir le charisme plus sanguin de son frère cadet Claude, qui était garagiste. Il a épousé une petite femme effacée qu'on a pris l'habitude de considérer comme malade sans savoir au juste de quelle maladie elle souffrait. Elle avait une mauvaise santé, elle se faisait du mauvais sang. Que ce soit dû à cette dépression larvée ou à une tendance obsessionnelle chez Aimé, on devine dans ce couple quelque chose de raide, de tatillon, une habitude tôt contractée du scrupule et du repli. C'est le genre de famille où on a beaucoup d'enfants mais eux n'ont eu que Jean-Claude, en 1954. Deux fois ensuite, Anne-Marie a été hospitalisée pour des grossesses extra-utérines qui ont fait craindre pour sa vie. Son père a essayé de cacher ce qui se passait au petit garçon, pour ne pas l'inquiéter et parce que ce qui se passait avait trait au monde malpropre et menaçant du sexe. L'hystérectomie a été camouflée en appendicite mais, les deux fois, il a déduit de l'absence de sa mère, du chuchotement sinistre dans lequel on prononçait le mot « hôpital », qu'elle était morte et qu'on lui cachait cette mort.
Sa petite enfance s'est déroulée dans le hameau où, le temps que lui laissait son travail de régisseur forestier, son père exploitait une ferme. J'y suis passé, guidé par ses plans : ce sont quelques maisons au fond d'une combe perdue dans une immense et sombre sapinière. L'école n'avait que trois élèves. Ensuite, ses parents ont fait bâtir à Clairvaux et s'y sont installés. Il avait un an d'avance, lisait beaucoup. En classe de septième, il a remporté le prix d'excellence. Les voisins, les cousins, les maîtres d'école se rappellent un petit garçon sage, calme et doux, que certains sont tentés de décrire trop sage, trop calme, trop doux, tout en reconnaissant que cet excès de mesure leur est apparu après coup, pauvre explication d'un drame inexplicable. Un enfant unique, un peu couvé peut-être.
Un enfant qui ne faisait jamais de bêtises, plus estimable – si on peut dire cela d'un enfant – que vraiment attachant, mais qu'on n'imaginait pas pour autant malheureux. Lui-même parle rarement de son père sans glisser une bizarre petite parenthèse endimanchée comme quoi il portait bien son prénom : « Aimé, le bien nommé. » Il dit que sa mère se faisait du souci, à tout propos, et qu'il a tôt appris à donner le change pour qu'elle ne s'en fasse pas davantage. Il admirait son père de ne jamais laisser paraître ses émotions et s'est efforcé de l'imiter.
Tout devait toujours aller bien, sans quoi sa mère irait plus mal et il aurait été un ingrat de la faire aller plus mal pour des broutilles, de petits chagrins d'enfant.
Mieux valait les cacher. Dans le village, par exemple, les fratries étaient nombreuses, c'était plus animé chez les autres que chez lui mais il sentait que cela peinait ses parents quand il leur demandait pourquoi lui n'avait pas de frère ou de sœur. Il sentait que cette question recouvrait quelque chose de caché et que sa curiosité mais plus encore sa peine leur faisaient du chagrin. C'était un mot de sa mère, le chagrin, auquel elle donnait un sens curieusement concret, comme s'il s'agissait d'une maladie organique qui la minait. Il savait qu'en s'avouant lui aussi atteint de cette maladie il ferait empirer celle de sa mère, qui était beaucoup plus grave et risquait de la tuer. D'un côté, on lui avait appris à ne pas mentir, c'était un dogme absolu : un Romand n'avait qu'une parole, un Romand était franc comme l'or. De l'autre, il ne fallait pas dire certaines choses, même si elles étaient vraies. Il ne fallait pas causer de chagrin, pas non plus se vanter de son succès ou de sa vertu.
(Souhaitant faire comprendre cela, il a raconté tout à trac que sa femme et lui prétendaient parfois aller au cinéma à Genève alors qu'en réalité ils faisaient de l'alphabétisation dans des familles défavorisées. Ils n'en avaient jamais parlé à leurs amis, ni lui au juge d'instruction, et quand la présidente, interloquée, a voulu lui en faire dire plus – dans quel cadre cela se passait, qui étaient ces familles –, il s'est retranché derrière la discrétion qu'il devait à la mémoire de Florence : elle n'aurait pas aimé qu'il fasse étalage de leur générosité.) On allait en finir avec l'enfance de l'accusé quand Me Abad, son avocat, lui a demandé : « Quand vous aviez des joies ou des peines, alors, est-ce que votre confident n'était pas votre chien ? » Il a ouvert la bouche. On attendait une réponse banale, prononcée sur ce ton à la fois raisonnable et plaintif auquel on commençait à s'habituer, mais rien n'est sorti. Il a vacillé. Il s'est mis à trembler doucement, puis fort, de tous ses membres, et une sorte de fredon égaré s'est échappé de sa bouche. Même la mère de Florence a tourné le regard dans sa direction. Alors il s'est jeté à terre en poussant un gémissement à glacer le sang.
On a entendu sa tête frapper le plancher, on a vu ses jambes battre l'air au-dessus du box. Les gendarmes qui l'entouraient ont fait ce qu'ils ont pu pour maîtriser sa grande carcasse agitée de convulsions, puis l'ont emmené, toujours tressautant et gémissant.
Je viens d'écrire : « à glacer le sang ». J'ai compris ce jour-là quelle vérité recouvrent d'autres expressions toutes faites : c'est vraiment « un silence de mort » qui s'est abattu après sa sortie, jusqu'à ce que la présidente, d'une voix mal assurée, déclare l'audience suspendue pour une heure. Les gens n'ont commencé à parler, à essayer d'interpréter ce qui venait de se passer qu'une fois hors de la salle. Les uns voyaient dans cette crise un signe d'émotion bienvenu, tant il avait jusqu'alors paru détaché. Les autres jugeaient monstrueux que cette émotion, chez un homme qui avait tué ses enfants, se manifeste à propos d'un chien. Certains se demandaient s'il simulait. J'avais en principe arrêté de fumer mais j'ai tapé une cigarette à un vieux dessinateur de presse qui portait barbe blanche et catogan. « Vous avez compris, m'a-t-il demandé, ce que son avocat est en train d'essayer ? » Je n'avais pas compris. « Il veut le faire craquer. Il se rend compte que ça manque de tripes, que le public le trouve froid, alors il veut qu'on voie le défaut de la cuirasse. Mais il ne se rend pas compte, c'est horriblement dangereux de faire ça. Je peux vous le dire, il y a quarante ans que je trimballe mon carton à dessin dans tous les tribunaux de France, j'ai l'œil. Ce type est un très grand malade, les psychiatres sont fous de l'avoir laissé passer en jugement.
Il se contrôle, il contrôle tout, c'est comme ça qu'il tient debout, mais si on se met à le titiller là où il ne peut plus contrôler, il va se fissurer devant tout le monde et je vous assure, ça va être épouvantable. On croit que c'est un homme qu'on a devant nous, mais en fait ça n'est plus un homme, ça fait longtemps que ça n'est plus un homme. C'est comme un trou noir, et vous allez voir, ça va nous sauter à la gueule. Les gens ne savent pas ce que c'est, la folie. C'est terrible.
C'est ce qu'il y a de plus terrible au monde. » Je hochais la tête. Je pensais à La Classe de neige, qu'il m'avait dit être le récit exact de son enfance. Je pensais au grand vide blanc qui s'était petit à petit creusé à l'intérieur de lui jusqu'à ce qu'il ne reste plus que cette apparence d'homme en noir, ce gouffre d'où s'échappait le courant d'air glacial qui hérissait l'échine du vieux dessinateur.
L'audience a repris. Remis sur pied par une piqûre, il a essayé d'expliquer sa crise : « … D'évoquer ce chien, ça m'a rappelé des secrets de mon enfance, des secrets lourds à porter… C'est peut-être indécent de parler des souffrances de mon enfance… Je ne pouvais pas en parler parce que mes parents n'auraient pas compris, auraient été déçus… Je ne mentais pas alors, mais je ne confiais jamais le fond de mes émotions, sauf à mon chien… J'étais toujours souriant, et je crois que mes parents n'ont jamais soupçonné ma tristesse… Je n'avais rien d'autre à cacher alors, mais je cachais cela : cette angoisse, cette tristesse… Ils auraient été prêts à m'écouter sans doute, Florence aussi y aurait été prête, mais je n'ai pas su parler… et quand on est pris dans cet engrenage de ne pas vouloir décevoir, le premier mensonge en appelle un autre, et c'est toute une vie… » Un jour ce chien a disparu. L'enfant, c'est du moins ce que raconte l'adulte, a soupçonné son père de l'avoir abattu à la carabine. Soit parce qu'il était malade et que le père voulait épargner à son fils l'épreuve de le voir agoniser, soit parce qu'il avait commis un acte si grave que l'exécution capitale était la seule peine possible. Une dernière hypothèse serait que le père ait dit vrai, que le chien ait réellement disparu, mais il ne semble pas que l'enfant l'ait jamais envisagée, tant la pratique du pieux mensonge allait de soi dans cette famille où la règle était de ne mentir jamais.
Tout au long du procès, les chiens de sa vie ont réveillé chez lui des émotions intenses. Aucun, curieusement, n'a été nommé. Il y revenait sans cesse, évoquant pour dater les événements leurs maladies et le souci qu'elles lui avaient donné.
Plusieurs personnes ont eu l'impression qu'il essayait, consciemment ou non, d'exprimer quelque chose en se servant des larmes que ces histoires lui faisaient monter aux yeux, que quelque chose voulait sortir par cette brèche et que ce quelque chose n'est finalement pas sorti.
Interne au lycée de Lons-le-Saunier, il a été un adolescent solitaire, mauvais en sport, effarouché, pas tant par les filles qui habitaient une autre planète que par les garçons plus dégourdis qui prétendaient en fréquenter. Il dit s'être réfugié dans la compagnie d'une petite amie imaginaire appelée Claude, dont les psychiatres se demandent s'il ne l'a pas inventée après coup pour leur complaire.
Il est avéré, en revanche, qu'il a décroché un 16 au bac de philo et que sur les trois sujets proposés dans son académie à la session de juin 1971, il a choisi :
« La vérité existe-t-elle ? » Pour passer le concours des Eaux et forêts, il a intégré la classe préparatoire d'Agro au prestigieux lycée du Parc, à Lyon, et là, cela s'est mal passé. Il parle d'un bizutage, tout en reconnaissant qu'il n'était pas méchant. A-t-il été humilié ?
Il a réagi en tombant malade, des sinusites à répétition qui lui ont permis de ne pas retourner à Lyon après les vacances de la Toussaint et de passer le reste de l'année scolaire claquemuré chez ses parents.
Ce qu'a été cette année à Clairvaux, il est le seul à pouvoir le dire et ne le dit pas. C'est un blanc dans sa vie. L'hiver, la nuit sont longs dans un village du Jura.
On s'y calfeutre, on allume tôt, on surveille la grande rue derrière les rideaux le gaze et le brouillard. Les hommes vont au café mais lui n'y allait pas. Il sortait peu, ne parlait à personne, sauf à ses parents qu'il lui fallait entretenir dans l'idée de sa maladie physique car toute forme de doute ou de mélancolie leur serait apparue comme un caprice. Il était grand, massif, avec un corps doux et mou dont les mensurations étaient déjà celles d'un adulte et la chair celle d'un enfant épouvanté. Sa chambre, qu'il n'avait pas vraiment habitée durant ses années d'internat, restait une chambre d'enfant.
Elle devait le rester jusqu'au jour, vingt-deux ans plus tard, où il y a tué son père. Je l'imagine allongé sur son lit devenu trop petit, regardant le plafond, s'affolant soudain, en silence, parce qu'il fait déjà nuit, s'hébétant de lecture. Ses parents n'avaient guère que des livres pratiques, sur la forêt et l'art de tenir sa maison, une étagère consacrée à la Seconde Guerre mondiale et quelques ouvrages pieux. Ils se méfiaient des romans : il fallait que leur fils soit malade pour qu'ils lui donnent de quoi en acheter à la maison de la presse, dont le tourniquet de livres de poche se renouvelait peu. Ils l'avaient inscrit à un cours par correspondance. Chaque semaine – c'était un petit événement à la maison, où on ne recevait pas tant de courrier –, le facteur apportait une grosse enveloppe saumon dont le rabat collait mal et qu'il fallait réexpédier, le travail fait, en attendant la livraison suivante, les corrigés, les notes. Il respectait le rituel, mais faisait-il vraiment les devoirs ? Il y a forcément eu, en tout cas, une période où il n'a poursuivi que pour la forme son programme et, sans oser l'annoncer, mûri la décision de ne pas revenir en prépa d'Agro, donc de renoncer aux Eaux et forêts.
On le voulait forestier, il va étudier la médecine. Ce changement d'orientation témoigne à première vue d'une fermeté capable d'opposer sa préférence à une contrainte. Il dit pourtant s'y être résolu à regret. Tout au long du dossier, il s'étend sur son amour de la forêt, hérité d'Aimé qui considérait chaque arbre comme un être vivant et réfléchissait longtemps avant d'en désigner un pour l'abattage. La vie d'un arbre pouvant couvrir six générations humaines, c'est à cette aune qu'on mesurait chez lui celle d'un homme, organiquement relié à trois générations d'ascendants et trois de descendants. Il dit qu'il n'imaginait rien de plus beau que de vivre et travailler dans la forêt comme l'avaient toujours fait les siens. Pourquoi y avoir renoncé ? Je pense qu'il a effectivement rêvé d'être forestier comme son père, parce qu'il voyait son père respecté, revêtu d'une réelle autorité, en somme parce qu'il l'admirait. Puis qu'au lycée du Parc cette admiration s'est heurtée au dédain de jeunes bourgeois bien mis, fils de médecins ou d'avocats pour qui un régisseur forestier était une sorte de bouseux subalterne.
Le métier de son père, même à un niveau plus élevé, en passant le concours d'une grande école, a cessé de lui paraître désirable et il a dû en avoir honte. Il a formé un rêve d'ascension sociale que sa qualité de bon élève rendait tout à fait raisonnable, qui pouvait très bien se réaliser en devenant médecin, et éprouvé, comme toute personne sensible qui s'élève par rapport à son milieu, le déchirement de trahir les siens – tout en comblant leurs espoirs les plus chers.
« je savais quelle déception ce serait pour mon père », dit-il, mais il ne semble pas que son père ait été le moins du monde déçu : un peu inquiet au début puis, vite, naïvement fier des succès de son fils. Alors il lui faut dire que ç'a été une cruelle déception pour lui et qu'il a choisi la médecine comme un pis-aller, vers quoi ne le poussait aucune vocation.
L'idée de soigner des malades, de toucher des corps souffrants le rebutait, il n'en a jamais fait mystère. Il trouvait en revanche attirant d'acquérir un savoir sur les maladies. Un des psychiatres qui l'ont examiné, le docteur Toutenu, a dit au procès n'être pas d'accord quand il se déniait toute vocation médicale. Il y avait en lui, pense-t-il, de quoi faire un vrai et bon médecin et pour lui faire choisir cette voie une de ces puissantes motivations inconscientes sans quoi, rien ne s'accomplit : le désir de comprendre la maladie de sa mère, peut-être de la guérir.
Et comme il était difficile, dans cette famille, de faire le départ entre la souffrance psychique interdite et ses manifestations organiques autorisées, le docteur Toutenu s'est même risqué à dire qu'il aurait pu devenir un excellent psychiatre.
Il avait une autre raison de s'inscrire en première année de médecine à Lyon, c'est que Florence, une cousine éloignée qu'il voyait quelquefois dans des fêtes de famille, s'y était inscrite aussi. Elle habitait Annecy avec ses parents et ses deux frères dont elle était l'aînée. Son père travaillait dans une entreprise fabriquant des montures de lunettes, un de ses frères est devenu opticien. C'était une grande fille sportive, bien faite, qui aimait les feux de camp, les sorties en bande, confectionner des gâteaux pour la fête de l'aumônerie. Elle était catholique avec naturel. Tous ceux qui l'ont connue la décrivent franche, droite, entière, heureuse de vivre. « Une chic fille, dit Luc Ladmiral, un peu tradi… » Pas sotte du tout, mais pas maligne non plus, en ce sens qu'elle ne voyait pas plus le mal qu'elle ne le faisait. Elle semblait promise à une vie sans histoires, dont un esprit négatif, du genre qu'elle ne fréquentait pas, aurait jugé la courbe d'avance décourageante : des études supérieures pas trop poussées, le temps de se trouver un mari solide et chaleureux comme elle ; deux ou trois beaux enfants qu'on élève dans de fermes principes et une humeur joyeuse ; un pavillon de banlieue résidentielle à la cuisine bien équipée ; de grandes fêtes pour Noël et les anniversaires, toutes générations confondues, des amis comme soi ; un train de vie en progression modérée mais constante ; puis le départ des enfants, un à un, leurs mariages, la chambre de l'aîné qu'on transforme en salon de musique parce qu'on a le temps de se remettre au piano ; le mari prend sa retraite, on n'a pas vu le temps passer, on se met à avoir des moments de cafard, à trouver la maison trop grande, les jours trop longs, les visites des enfants trop rares ; on repense à ce type avec qui on a eu une brève aventure, la seule, dans les premières années de la quarantaine, ç'avait été terrible alors, le secret, la griserie, la culpabilité, par la suite on a su que le mari aussi avait eu son histoire, qu'il avait même pensé à divorcer ; on frissonne à l'approche de l'automne, c'est déjà la Toussaint et un jour, après un examen de routine, on apprend qu'on a un cancer et que voilà, c'est fini, dans quelques mois on sera enterrée. Une vie ordinaire, mais elle aurait su y adhérer, l'habiter comme une bonne ménagère sait donner de l'âme à une maison et la rendre douce aux siens. Il ne semble pas qu'elle ait jamais rêvé d'autre chose, même en secret poursuivi de chimère. Peut-être en était-elle protégée par sa foi, qu'on dit profonde : il n'y avait pas chez elle le moindre bovarysme, la moindre vocation pour les fugues, l'inconséquence ni bien sûr la tragédie.
(Avant qu'elle n'ait lieu, cela dit, tout le monde trouvait Jean-Claude le parfait mari d'une telle femme. Au cours du procès, la présidente s'est offusquée de ses achats de cassettes pornographiques et lui a ingénument demandé, ce qu'il en faisait. L'accusé ayant répondu qu'il les regardait, et quelquefois avec son épouse, la présidente a trouvé cela diffamatoire pour la mémoire de la défunte :
Imagine-t-on Florence regardant des cassettes pornographiques ? » s'est-elle écriée, et lui, baissant la tête, a murmuré :
« Non, je sais bien, mais on ne m'imaginait pas moi non plus. ») Cette ligne de vie droite et claire qui semblait un attribut naturel de Florence, il a voulu la partager. Il dit que depuis l'âge de quatorze ans il s'estimait promis à elle. Rien ne s'y opposait mais il n'est pas certain que cette élection ait été immédiatement réciproque. À Lyon, Florence partageait un petit appartement avec deux filles, comme elle étudiantes en médecine. À les croire, elle était plutôt agacée par la cour à la fois insistante et timide de ce cousin jurassien qui plaisait surtout à ses parents et, plus ou moins chargé par eux de veiller sur elle, ne manquait jamais de l'attendre à la gare de Perrache quand elle revenait d'Annecy le dimanche soir. Elle était très sociable, lui ne connaissait personne mais à force d'y faire tapisserie s'est agrégé à son groupe de copains. Personne n'y voyait d'inconvénient, personne non plus, s'il n'était pas là, ne songeait à l'appeler. Dans cette petite bande sagement remuante qui faisait des excursions en montagne et quelquefois, le samedi soir, sortait en boîte, il tenait le rôle du polar pas très drôle, mais gentil. Luc Ladmiral, lui, était le leader naturel. Beau garçon, rejeton d'une vieille famille de médecins lyonnais, sûr de lui sans frime, catholique sans bigoterie, préparant son avenir mais résolu à profiter de sa jeunesse, il s'entendait à merveille avec Florence, en tout bien tout honneur.
Jean-Claude lui passait ses notes de cours, si nettes qu'elles semblaient prises pour être lues par d'autres. Luc appréciait son sérieux et sa loyauté. Il aimait en faisant son éloge montrer la sûreté de son jugement qui ne s'arrêtait pas aux apparences : où les autres ne voyaient qu'un campagnard placide, un peu lourdaud, lui devinait le travailleur qui irait loin et, mieux que cela, l'homme sûr et sans détours, digne d'une totale confiance. Cette amitié a fait beaucoup pour son intégration dans le groupe et peut-être influé sur les sentiments de Florence.
Les méchantes langues disent qu'elle lui a cédé de guerre lasse. Qu'elle était touchée, attendrie peut-être, mais pas amoureuse. Qui le sait ? Que sait-on du mystère des couples ? Ce que nous savons, c'est que pendant dix-sept ans ils ont célébré le 1er mai, qui n'était pas l'anniversaire de leur mariage mais celui du jour où Jean-Claude a osé dire « je t'aime » à Florence, et qu'après cette déclaration il a eu avec elle – et elle, très probablement, avec lui – ses premières relations sexuelles. Il avait vingt et un ans.
Le sexe est un des blancs de cette histoire. jusqu'à Corinne, il n'a de son propre aveu pas connu d'autre femme que la sienne et je me trompe peut-être, mais je ne pense pas que Florence ait eu d'aventures après son mariage. La qualité d'une vie amoureuse n'est pas liée au nombre des partenaires et il doit exister de très heureuses relations érotiques entre gens qui se restent fidèles toute leur vie : il est cependant difficile d'imaginer que Jean-Claude et Florence Romand aient été unis par une très heureuse relation érotique – si ç'avait été le cas, leur histoire n'aurait pas été celle-là. Quand au cours de l'instruction la question lui a été posée, il s'est contenté de répondre que de ce point de vue là tout était « normal » et, assez curieusement, aucun des quatre couples de psychiatres qui l'ont examiné n'a cherché à lui en faire dire plus ni à formuler d'hypothèse à ce sujet. Lors du procès, en revanche, il courait parmi les vétérans de la presse judiciaire une rumeur goguenarde selon laquelle le fond de toute cette histoire, c'est que l'accusé n'était pas une affaire au lit. Cette rumeur ne se fondait pas seulement sur l'impression générale qu'il produisait, mais aussi sur cette coïncidence : chaque fois qu'il a couché avec une femme, Florence au printemps 1975, Corinne au printemps 1990, cette union a été suivie d'une séparation décrétée par celle-ci, et pour lui d'une période dépressive. Dès que Corinne a cédé à ses avances, elle lui tient un petit discours affectueux et raisonnable sur le thème : arrêtons-nous là, je tiens trop à notre amitié pour risquer de la gâcher, je t'assure, c'est mieux ainsi, etc. Discours qu'il écoutait comme un enfant puni qu'on essaye de consoler en lui disant que c'est pour son bien. De même, quinze ans plus tôt, après quelques jours de ce qui était enfin une liaison, Florence a pris prétexte de la préparation de ses examens, du risque d'en être distraite, pour décider qu'il valait mieux ne plus se voir. Oui, ce serait mieux ainsi.
Ainsi éconduit, il a réagi, comme au lycée du Parc, par une dépression inavouée et par un acte manqué. Que son réveil n'ait pas sonné ou qu'il n'ait pas voulu l'entendre, il s'est levé trop tard pour passer une des épreuves de ses examens de fin de seconde année et a été ajourné, pour cette épreuve, à la session de septembre. Ce n'était pas une catastrophe : il lui manquait seulement quelques points pour être admis. L'été a néanmoins été mélancolique car, si Florence maintenait sa volonté de ne plus le voir pour le bien de leurs études à tous les deux, il savait par des amis communs que cette résolution inflexible ne l'empêchait pas de sortir en bande, de s'amuser, et il se morfondait d'autant plus à Clairvaux. Puis la rentrée est arrivée et la bifurcation a commencé.
Entre la séparation décrétée par Florence et cette rentrée de septembre, juste avant les vacances d'été, prend place un épisode avant-coureur. Ils étaient dans une boîte de nuit, la bande habituelle moins Florence, déjà partie pour Annecy. À un moment, Jean-Claude a dit qu'il sortait chercher des cigarettes dans sa voiture. Il n'est revenu que plusieurs heures après, sans que personne apparemment se soit inquiété de cette absence prolongée. Sa chemise était déchirée, maculée de sang, et lui hagard. Il a raconté à Luc et aux autres que des inconnus l'avaient agressé. Sous la menace d'un pistolet, ils l'avaient obligé à monter dans le coffre de sa voiture et à leur donner les clés. La voiture avait démarré. Elle roulait très vite et lui, dans le coffre, était trimballé, meurtri par les cahots, terrifié. Il avait l'impression qu'on allait très loin et que ces types qu'il n'avait jamais vus, qui le prenaient peut-être pour un autre, allaient le tuer. Aussi brutalement et arbitrairement qu'ils l'y avaient jeté, ils avaient fini par le sortir du coffre, le rouer de coups et l'abandonner au bord de la route de Bourg-en-Bresse, à 50 kilomètres de Lyon. Ils lui avaient laissé sa voiture, au volant de laquelle il était rentré tant bien que mal.
« Mais enfin, qu'est-ce qu'ils te voulaient ? » demandaient les amis, stupéfaits.
Il secouait la tête : « justement, je n'en sais rien. Je n'y comprends rien. Je me pose exactement les mêmes questions que vous. » Il fallait prévenir la police, porter plainte. Il a dit qu'il le ferait mais les mains courantes des commissariats lyonnais n'en gardent pas trace. Pendant quelques jours, on lui a demandé s'il y avait du nouveau, puis les vacances sont arrivées, chacun est parti de son côté, on n'en a plus reparlé. Dix-huit ans plus tard, cherchant dans le passé de son ami quelque chose qui pourrait expliquer la tragédie, Luc s'est rappelé cette histoire.
Il en a parlé au juge d'instruction, qui la connaissait déjà. Dans un de ses premiers entretiens avec les psychiatres, le prévenu l'avait évoquée tout à fait spontanément, comme un exemple de sa mythomanie : de même qu'il s'était inventé, adolescent, une amoureuse prénommée Claude, il avait inventé cette agression pour qu'on s'intéresse à lui. « Mais après, je ne savais plus si c'était vrai ou faux. Je n'ai bien sûr pas le souvenir de l'agression réelle, je sais qu'elle n'a pas eu lieu, mais je n'ai pas non plus celui de la simulation, d'avoir déchiré ma chemise ou de m'être moi-même griffé. Si je réfléchis, je me dis que je l'ai forcément fait mais je ne me le rappelle pas. Et j'ai fini par croire que j'ai vraiment été agressé. » Le plus étrange, dans cet aveu, c'est que rien ne l'y obligeait. L'histoire, dix-huit ans après, était parfaitement invérifiable. Elle l'était déjà quand, de retour à la boîte, il l'avait racontée à ses amis. Par ailleurs, elle ne tenait pas debout et c'est pourquoi, paradoxalement, personne n'a songé à la mettre en doute. Un menteur s'efforce en général d'être plausible : ce qu'il racontait, ne l'étant pas, devait être vrai.
Quand j'étais en seconde, au lycée, beaucoup d'élèves s'étaient mis à fumer.
J'étais à quatorze ans le plus petit de la classe et, craignant de faire sourire en imitant les grands, j'avais mis au point un stratagème. Je prenais une cigarette dans la cartouche de Kent que ma mère avait achetée lors d'un voyage et gardait à la maison au cas où un invité aurait voulu fumer, je glissais cette cigarette dans la poche de mon caban et, le moment venu, au café où nous nous retrouvions après les cours, j'y plongeais la main. Fronçant les sourcils, j'examinais ma trouvaille avec étonnement. Je demandais, d'une voix qui me semblait péniblement stridente, qui avait mis ça dans ma poche. Personne, et pour cause, ne disait que c'était lui, et surtout personne ne prêtait grande attention à l'incident, que moi seul commentais. J'étais certain qu'il n'y avait pas de cigarette dans ma poche quand j'étais parti de chez moi : cela signifiait que quelqu'un y avait glissé celle-ci à mon insu. Je répétais que je n'y comprenais rien comme si cela suffisait à écarter le soupçon que j'avais pu moi-même arranger cette saynète pour me rendre intéressant. Or ça ne me rendait pas intéressant. On ne refusait pas de m'écouter, mais les plus complaisants disaient « ouais, c'est bizarre » et passaient à autre chose. J'avais l'impression, moi, de les placer devant un de ces dilemmes qui tout en l'agaçant ne peuvent que mobiliser l'esprit. Soit, comme je le prétendais, quelqu'un avait mis cette cigarette dans ma poche et la question était : pourquoi ? Soit c'était moi qui l'avais fait, qui mentais, et la question était la même : pourquoi ? dans quel intérêt ? Je finissais par hausser les épaules avec une feinte désinvolture et dire que bon, puisque cette cigarette était là je n'avais plus qu'à la fumer. Ce que je faisais. Mais je restais surpris et déçu de ce qu'aux yeux des autres il ne semblait pas s'être passé autre chose que les gestes habituels d'un fumeur : sortir une cigarette et l'allumer, ce qu'ils faisaient tous et que je désirais faire sans l'oser. On aurait dit que cette contorsion par laquelle je voulais à la fois affirmer que je fumais et que si je le faisais c'était à la suite de circonstances tout à fait spéciales, en somme qu'il ne s'agissait pas de ma part d'un choix dont je redoutais qu'on se moque (ce à quoi nul ne songeait), mais d'une obligation liée à un mystère, que tout ce petit cirque n'avait été remarqué par personne. Et je me figure bien l'étonnement de Romand devant la façon dont ses amis ont pris leur parti de son invraisemblable explication. Il était sorti, revenu en racontant que des types l'avaient tabassé et voilà tout.
Le second jour, où on devait aborder le tournant décisif, j'ai pris le petit déjeuner avec Me Abad. C'est un homme de mon âge, baraqué, impérieux : un bloc d'autorité virile. J'ai pensé que Romand devait en avoir une peur bleue, en même temps que ça devait le rassurer d'être défendu par le genre de type qui à l'école lui aurait de si bon cœur cassé la gueule. Abad consacrait d'ailleurs à sa défense beaucoup de temps et d'énergie, sans espérer qu'elle lui rapporte un centime : il disait le faire en mémoire des enfants morts.
Il était troublé. Romand prétendait avoir eu pendant la nuit un éclair de mémoire et s'être tout à coup rappelé la vraie raison pour laquelle il n'avait pas passé son examen. J'ai demandé quelle était cette vraie raison. Tout ce qu'Abad a consenti à me dire, c'est que si elle était vérifiée, elle plaiderait sans doute en faveur de son client mais qu'elle était hélas totalement invérifiable, ou plutôt qu'il refusait de donner le nom qui permettrait de la vérifier. Par respect, assurait-il, pour les proches d'une personne disparue, et qui lui était chère.
« Ça rappelle les familles défavorisées à qui il apprenait à lire… — Vous imaginez l'effet ? a soupiré Abad. Je lui ai dit de le garder pour lui.
Au fait, il était content de vous voir sur le banc de la presse. Il vous fait ses amitiés. » Il n'y a pas eu de coup de théâtre. Romand a sagement fait à la Cour le même récit qu'au juge d'instruction : deux jours avant l'examen il était tombé dans son escalier et s'était fracturé le poignet droit. C'est ainsi, par ce « banal accident », que tout avait débuté. Comme il n'en existe aucune trace et qu'aucun témoin ne peut dire s'il avait le poignet bandé en septembre 1975, il devait craindre qu'on le soupçonne d'avoir inventé cet accident, soit à l'époque soit à l'instruction, et il a beaucoup insisté sur le fait qu'il avait réellement eu lieu. Puis, comme si, là encore, l'incohérence de son récit était le gage de sa véracité, il a ajouté qu'en fait ça n'aurait dû rien changer car on pouvait demander à dicter ses réponses.
Le matin de l'écrit, les aiguilles de son réveil ont marqué successivement l'heure à laquelle il aurait dû se lever, l'heure du début de l'épreuve, l'heure de sa fin. Il les a regardées tourner de son lit.
Les copies relevées, les étudiants se sont retrouvés à la sortie de l'amphithéâtre, aux terrasses des cafés pour se demander comment ça avait marché. En début d'après-midi, ses parents lui ont téléphoné pour le lui demander aussi et il a répondu que ça avait bien marché. Personne d'autre ne l'a appelé.
Trois semaines se sont écoulées entre le jour de l'examen et l'annonce de son résultat. Tout était en suspens. Il pouvait encore avouer qu'il avait menti. Bien sûr, c'était difficile. À ce jeune homme sérieux, il devait coûter plus que tout de reconnaître une grosse bêtise d'enfant, une bêtise comme celle d'Antoine Doinel qui, dans Les Quatre Cents coups, se tire d'un mauvais pas scolaire en racontant que sa mère vient de mourir et doit ensuite se dépêtrer des conséquences inévitables de son mensonge. C'est cela, le pire : que ces conséquences soient inévitables. À moins que par miracle sa mère meure pour de bon dans les vingt-quatre heures, l'enfant sait parfaitement, dès que les mots tabous ont été prononcés, ce qui va se passer : la stupeur, l'apitoiement navré, les détails qu'il va falloir donner, qui l'enfonceront davantage, et bientôt le moment affreux où la vérité éclatera. Ce genre de mensonge jaillit sans calcul. Sitôt lâché, on le regrette, on rêve de pouvoir revenir une minute en arrière, annuler la folie qu'on vient de commettre. Le plus déroutant, dans le cas de Romand, c'est d'avoir commis cette folie en deux temps, comme un usager d'ordinateur qui aurait par mégarde tapé l'annulation d'un fichier précieux, à qui le programme demanderait si vraiment il est sûr de vouloir le détruire, et qui après avoir mûrement pesé le pour et le contre taperait quand même la confirmation. Si la puérilité même de son mensonge le rendait inavouable à ses parents, il lui restait la ressource de leur dire qu'il avait été collé. S'il n'osait pas plus leur avouer un échec qu'une dérobade, celle d'aller trouver une autorité universitaire pour lui expliquer son poignet cassé, son accès de déprime, et négocier un rattrapage. D'un point de vue rationnel, tout aurait été préférable à ce qu'il a fait : attendre le jour des résultats et, ce jour-là, annoncer qu'il a réussi, qu'il est admis en troisième année de médecine.
D'un côté s'ouvrait le chemin normal, que suivaient ses amis et pour lequel il avait, tout le monde le confirme, des aptitudes légèrement supérieures à la moyenne. Sur ce chemin il vient de trébucher mais il est encore temps de se rattraper, de rattraper les autres : personne ne l'a vu. De l'autre, ce chemin tortueux du mensonge dont on ne peut même pas dire qu'il semble à son début semé de roses tandis que l'autre serait encombré de ronces et rocailleux comme le veulent les allégories. Il n'y a pas besoin d'y engager le pied, d'aller jusqu'à un tournant pour voir que c'est un cul-de-sac. Ne pas passer ses examens et prétendre qu'on les a réussis, ce n'est pas une fraude hardie qui a des chances de réussir, un quitte ou double de joueur : on ne peut que se faire rapidement pincer et virer de la fac sous la honte et le ridicule, les choses au monde qui devaient lui faire le plus peur. Comment se serait-il douté qu'il y avait pire que d'être rapidement démasqué, c'était de ne pas l'être, et que ce mensonge puéril lui ferait dix-huit ans plus tard massacrer ses parents, Florence et les enfants qu'il n'avait pas encore ?
« Mais enfin, a demandé la présidente : pourquoi ? » Il a haussé les épaules.
« Je me suis posé cette question tous les jours pendant vingt ans. Je n'ai pas de réponse. » Un temps de silence.
« Quand même, les résultats des examens sont affichés. Vous aviez des amis.
Personne n'a remarqué que votre nom n'était pas sur les listes ?
— Non. Je peux vous assurer que je ne suis pas allé l'ajouter à la main.
D'ailleurs, les listes étaient derrière des vitres.
— C'est une énigme.
— Pour moi aussi. » La présidente s'est penchée vers un de ses assesseurs qui lui a glissé quelque chose à l'oreille. Puis :
« On estime que vous ne répondez pas vraiment à la question. » Son succès annoncé, il s'est enfermé dans le studio que lui avaient acheté ses parents comme, après son échec au lycée du Parc, il s'était enfermé dans sa chambre d'enfant. Il y a passé le premier trimestre sans retourner à Clairvaux, sans aller à la fac, sans revoir ses amis. Si par hasard on sonnait à sa porte, il ne répondait pas, attendait sans bouger qu'on se décourage. Il écoutait les pas s'éloigner sur le palier. Il restait prostré sur son lit, ne faisait plus le ménage, se nourrissait de boîtes de conserve. Les cours polycopiés qui traînaient sur sa table restaient ouverts à la même page. Quelquefois, la conscience de ce qu'il avait fait déchirait la torpeur où il se laissait couler. Qu'est-ce qui aurait pu le tirer d'affaire ? Un incendie à la fac, réduisant en cendres toutes les copies ? Un tremblement de terre, détruisant Lyon ? Sa propre mort ? Je suppose qu'il se demandait pourquoi, pourquoi il avait foutu sa vie en l'air. Car de l'avoir foutue en l'air il était persuadé. Il n'imaginait pas de persévérer dans l'imposture, d'ailleurs à ce moment-là ce n'était pas une imposture, il ne faisait pas semblant d'être étudiant, il s'était retiré du monde, enfermé chez lui et attendait que tout cela finisse comme un criminel qui sait bien que la police va un jour ou l'autre venir le chercher, et il pourrait fuir, changer d'adresse, filer à l'étranger, mais non, il préfère rester là à ne rien faire, à relire cinquante fois le même journal vieux d'un mois, à manger froid du cassoulet en boîte, à grossir de vingt kilos, à attendre la fin.
Dans le petit groupe d'amis dont il était une figure de second plan, on s'étonnait un peu, sans aller plus loin que des échanges vagues, bientôt rituels :
« Tu as vu Jean-Claude, ces derniers temps ? » Non, on ne l'avait pas vu, ni aux cours ni aux T.P., on ne savait pas trop ce qu'il fabriquait. Les mieux renseignés parlaient d'un chagrin d'amour. Florence laissait dire. Et lui, dans son studio aux volets clos où il se transformait peu à peu en fantôme, devait se figurer avec une satisfaction amère cette indifférence. Peut-être, comme un gros enfant qu'il était, trouvait-il de la volupté à l'idée de crever au fond de sa tanière, abandonné de tous.
Mais il n'a pas été abandonné de tous. Un peu avant les vacances de Noël, quelqu'un a sonné, insisté jusqu'à ce qu'il ouvre. Ce n'était pas Florence. C'était Luc, avec son dynamisme agaçant, son incapacité totale à voir les choses d'un autre point de vue que le sien, mais aussi son souci de se montrer un type bien qui lui faisait prendre les gens en auto-stop, donner un coup de main aux copains quand ils déménageaient et leur taper énergiquement sur l'épaule quand ils n'avaient pas le moral. On peut compter sur lui pour avoir secoué les puces à Jean-Claude, lui avoir remonté les bretelles et répété qu'il filait un mauvais coton – sans que son goût pour les expressions toutes faites choque son ami, qui avait le même. Tous deux, à l'instruction, se sont rappelé le moment le plus fort de leur conversation. Ils roulaient dans la voiture de Luc sur les quais de la Saône, l'un conduisant et expliquant que c'est quand on touche le fond que le moment est venu de donner un coup de pied pour remonter à la surface, l'autre l'écoutant avec une expression morne et découragée, comme s'il était déjà sur l'autre rive.
Peut-être a-t-il été tenté de tout avouer à Luc. Comment celui-ci aurait-il réagi ?
D'abord, certainement, en disant quelque chose comme : « Eh bien, tu as fait une belle connerie ! », puis, toujours positif, en cherchant le moyen de la réparer, moyen qui existait, n'avait rien d'irréaliste mais supposait de faire amende honorable. Luc lui aurait dit comment s'y prendre, il aurait tout organisé, peut-être parlé pour lui au doyen de l'université. Il aurait été facile de s'en remettre à lui, comme un petit délinquant à son avocat. D'un autre côté, lui dire la vérité, c'était déchoir à ses yeux et, pire, devoir affronter son incompréhension, le harcèlement de ses questions : « Mais enfin, Jean-Claude, c'est dingue ! Est-ce que tu es capable de m'expliquer pourquoi tu as fait ça ? » Justement non, il n'en était pas capable. Il n'en avait pas envie. Il était trop fatigué.
À un feu rouge, Luc s'est tourné vers son ami, cherchant son regard. Il tenait pour acquis que la raison de sa dépression était la rupture avec Florence (ce qui d'une certaine façon était vrai) et venait de faire valoir que les filles sont changeantes, que rien n'était perdu. Alors Jean-Claude lui a dit qu'il avait un cancer.
Ce n'était pas prémédité, mais c'était une rêverie qu'il caressait depuis deux mois. Un cancer aurait tout arrangé. Il aurait excusé son mensonge : quand on va mourir, quelle importance d'avoir eu ou non son examen de fin de seconde année ? Il lui aurait valu compassion et admiration de la part de Florence et de tous ces prétendus amis qui, sans même s'en rendre compte, le tenaient pour quantité négligeable. À peine le mot lâché, il en a éprouvé le pouvoir magique. Il avait trouvé la solution.
Le cancer qu'il s'est choisi était un lymphome, c'est-à-dire une maladie capricieuse, à l'évolution imprévisible, grave sans être forcément fatale et n'empêchant pas celui qui en souffre de mener des années durant une vie normale. En fait, elle lui a permis de mener une vie normale car elle a pris la place de son mensonge pour les autres et pour lui. Quelques personnes ont su qu'il vivait avec une bombe à retardement qui un jour le détruirait mais pour le moment dormait dans le secret de ses cellules – car il a bientôt parlé de rémission et à partir de là il n'en a plus été question. Lui-même, je pense, préférait se représenter ainsi la menace qui pesait sur lui et se convaincre qu'elle était à la fois imminente et lointaine, en sorte qu'après une période de crise où il s'est vu perdu, réduit à attendre l'inévitable catastrophe, il s'est installé dans l'état d'esprit d'un malade qui sait cette catastrophe inévitable, en effet, qui sait que chaque instant peut être le dernier de sa rémission, mais qui malgré cela décide de vivre, de faire des projets, suscitant par son discret courage l'admiration de ses proches. Avouer un lymphome à la place d'une imposture revenait pour lui à transposer en termes compréhensibles par les autres une réalité trop singulière et personnelle. Il aurait préféré souffrir pour de bon du cancer que du mensonge – car le mensonge était une maladie, avec son étiologie, ses risques de métastases, son pronostic vital réservé –, mais le destin avait voulu qu'il attrape le mensonge et ce n'était pas sa faute s'il l'avait attrapé.
La vie a repris son cours. Il est retourné à la fac, a revu ses amis et surtout Florence. Tout secoué par ce qu'il venait d'apprendre, Luc avait demandé si elle était au courant et Jean-Claude répondu avec une pudique gravité qu'il ne le voulait pour rien au monde. « Tu ne lui diras rien, n'est-ce pas ? Promets-moi de ne rien lui dire », s'est-il même risqué à ajouter, devinant ce que Luc, ami de la vérité, allait lui opposer : « Je ne peux pas te promettre ça. Florence est une chic fille. Elle a le droit de savoir. Si elle savait que je sais et que je le lui ai caché, elle m'en voudrait jusqu'à la fin de mes jours et elle aurait raison… » La manœuvre, si c'en était une, a réussi. Les filles avec qui habitait Florence insinuent qu'elle avait pour Jean-Claude de l'estime et de l'affection, mais qu'il ne l'attirait pas physiquement. L'une d'elles va jusqu'à dire que son corps moite la dégoûtait et qu'elle ne supportait pas qu'il la touche ni de le toucher. De là à penser qu'elle est revenue vers lui parce qu'elle le croyait gravement malade… Elle est en tout cas revenue et, deux ans plus tard, ils ont célébré leurs fiançailles.
Un document administratif étonnant figure au dossier, c'est la correspondance échangée entre l'étudiant de seconde année Jean-Claude Romand et l'UER / Faculté de médecine de Lyon-Nord, de 1975 à 1986. Deux fois, lors des examens d'entrée en troisième année, il a envoyé des lettres invoquant des raisons de santé pour ne pas s'y présenter. Ces lettres sont assorties de certificats médicaux signés de praticiens différents qui, sans dire pourquoi, lui prescrivent de garder la chambre huit ou quinze jours – tombant, hélas, pendant les épreuves. En 1978, la formulation reste la même mais le « certificat ci-joint » n'est pas joint. D'où plusieurs lettres de relance, auxquelles il répond en faisant référence au fameux certificat comme s'il l'avait envoyé. Cette façon de jouer au con porte ses fruits :
on l'avise qu'il n'est pas autorisé à se représenter en septembre. Mais il n'est pas précisé qu'il lui est défendu de se réinscrire en seconde année, et c'est ce qu'il fera régulièrement jusqu'en 1985. Chaque automne, il reçoit du service des inscriptions sa nouvelle carte d'étudiant et du service des examens la même lettre, signée du doyen de l'UER, lui défendant de se représenter en septembre.
C'est seulement en novembre 1986 qu'une nouvelle chef de service a voulu savoir s'il était possible d'interdire à ce M. Romand, non seulement de se représenter (ce qu'il ne faisait pas), mais encore de se réinscrire. On lui a répondu que le cas n'était pas prévu. Elle a convoqué l'étudiant fantôme qui n'est pas venu et, sans doute alarmé par ce changement de ton, n'a plus donné signe de vie.
En évoquant ces années d'études, la présidente, l'accusation et la défense se déclaraient également stupéfaits et il partageait leur stupéfaction. « J'étais moi-même, dit-il, surpris que ce soit possible. » Il pouvait à la rigueur spéculer sur la pesanteur de l'administration, se bercer de l'idée qu'il n'était dans ses registres qu'un numéro, certainement pas imaginer qu'il s'inscrirait douze ans de suite en seconde année de médecine. L'alerte, de toute façon, aurait dû venir bien avant, de ceux pour qui il n'était pas un numéro mais Jean-Claude l'ami, Jean-Claude le fiancé. Or rien ne s'est passé. Il assistait aux cours, fréquentait la bibliothèque universitaire. Il avait sur sa table, dans son studio, les mêmes manuels et polycopiés que les autres et continuait à prêter ses notes aux étudiants moins consciencieux que lui. Il déployait pour feindre de faire sa médecine la somme exacte de zèle et d'énergie qu'il lui aurait fallu pour la faire réellement. Lorsqu'il s'est remis avec Florence, ils ont pris l'habitude de bachoter ensemble, de se soumettre mutuellement à des examens blancs. Ils ne suivaient pourtant plus les mêmes études car Florence avait raté l'examen de fin de seconde année, celui qu'il était supposé avoir réussi, et, comme les deux filles avec qui elle partageait son appartement, comme leur camarade Jacques Cottin, s'était rabattue sur la pharmacie. Elle a été un peu déçue, sans en faire un drame : mieux vaut être une bonne pharmacienne qu'un mauvais médecin et Jean-Claude, lui, allait devenir un bon médecin, peut-être plus que cela. Il était ambitieux, travailleur, ses amis pensaient tous qu'il irait loin. Elle lui faisait réviser ses questions d'internat et lui son programme de pharmacie. Au total, il a bouclé le cycle complet des études de médecine, à ceci près qu'il ne passait pas les examens et ne participait pas aux stages hospitaliers. Pour les examens, il lui arrivait de se montrer dans le hall à l'entrée et à la sortie, comptant sur le nombre et le stress de chacun pour se faire oublier entre-temps. Pour les stages, leurs effectifs étaient réduits, chaque étudiant personnellement suivi par le patron, il était impossible de s'y glisser en clandestin mais, comme ils avaient lieu dans divers hôpitaux de la région lyonnaise, il pouvait prétendre faire le sien là où ne le faisait pas son interlocuteur. On voit le parti que tirerait de cet argument le moins habile des scénaristes de comédie, les situations où l'affabulateur se retrouve coincé entre deux personnes à qui il a raconté des histoires différentes. Ni lui pourtant ni aucun de ses camarades d'études ne se rappelle de semblable scène et il faut bien se résoudre à ce qu'il ne s'en soit jamais produit.
Les amis commençaient à se marier. Jean-Claude et Florence étaient des témoins très demandés. Nul ne doutait que ce serait bientôt leur tour. Les parents de Florence y poussaient beaucoup : ils adoraient leur futur gendre. C'est dans leur maison près d'Annecy que le mariage a été célébré, en présence de cent cinquante invités. L'année suivante, Florence a soutenu sa thèse de pharmacie avec les félicitations du jury et Jean-Claude été reçu au concours de l'internat de Paris. D'abord chargé de recherches à l'INSERM de Lyon, il a été détaché avec le titre de maître de recherches auprès de l'OMS à Genève. Ils ont alors quitté Lyon pour s'établir à Ferney-Voltaire. Luc Ladmiral venait d'y reprendre le cabinet de son père et Jacques Cottin une pharmacie où Florence pourrait travailler à temps partiel. En une heure de route, on était à Annecy d'une part, à Clairvaux de l'autre. On avait les agréments de la campagne, de la montagne et d'une capitale à deux pas ; un aéroport international ; une société ouverte et cosmopolite. Enfin, c'était idéal pour les enfants.
Les amis commençaient à en avoir. Jean-Claude et Florence étaient des parrain et marraine très demandés et nul ne doutait que ce serait bientôt leur tour.
Jean-Claude raffolait de sa filleule Sophie, l'aînée de Luc et de Cécile, qui en étaient déjà à leur second. Caroline est née le 14 mai 1985, Antoine le 2 février 1987. Leur père a rapporté de magnifiques cadeaux offerts par ses patrons de l'OMS et de l'INSERM qui, par la suite, n'ont pas oublié les anniversaires.
Florence, sans les connaître, leur écrivait des lettres de remerciement qu'il se chargeait de transmettre.
Les albums de la famille Romand ont pour la plupart été détruits dans l'incendie de leur maison mais on en a sauvé quelques photos, qui ressemblent aux nôtres. Comme moi, comme Luc, comme tous les jeunes pères, Jean-Claude a acheté un appareil à la naissance de sa fille et photographié avec ferveur Caroline puis Antoine bébés, leurs biberons, leurs jeux dans le parc de bois, leurs premiers pas, le sourire de Florence penchée sur ses enfants et elle, à son tour, le photographiait, lui, tout fier de les porter, de les faire sauter dans ses bras, de leur donner leur bain. Il a sur ces photos un air d'émerveillement pataud qui devait attendrir sa femme et la persuader qu'au bout du compte elle avait fait le bon choix, celui d'aimer un homme qui les aimait ainsi, elle et leurs enfants.
Leurs enfants.
Il appelait Florence Flo, Caroline Caro et Antoine Titou. Il utilisait beaucoup les prénoms possessifs : ma Flo, ma Caro, mon Titou. Souvent aussi, avec cette tendre moquerie que nous inspire le sérieux des tout-petits, il disait Monsieur Titou. Alors, monsieur Titou, a-t-on bien dormi ?
Il dit : « Le côté social était faux, mais le côté affectif était vrai. » Il dit qu'il était un faux médecin mais un vrai mari et un vrai père, qu'il aimait de tout son cœur sa femme et ses enfants et qu'eux l'aimaient aussi. Ceux qui les ont connus assurent, même après coup, qu'Antoine et Caroline étaient heureux, confiants, équilibrés, elle un peu timide, lui franchement boute-en-train. Sur les photos de classe qui figurent au dossier, on lui voit la bouille fendue par un large sourire auquel manquent des dents de lait. On dit que les enfants savent tout, toujours, qu'on ne peut rien leur cacher, et je suis le premier à le croire. Je regarde encore les photos. Je ne sais pas.
Ils étaient fiers que leur père soit docteur. « Le docteur soigne les malades », écrivait Caroline dans une rédaction. Il ne les soignait pas au sens classique du terme, ne soignait même pas sa famille – tout le monde, lui compris, était suivi par Luc – et revendiquait de n'avoir de sa vie signé une ordonnance. Mais, expliquait Florence, il inventait les médicaments qui permettent de les soigner, ce qui faisait de lui un super-docteur. Les adultes n'en savaient guère plus.
Interrogés, ceux qui le connaissaient peu auraient dit qu'il avait un poste important à l'OMS et voyageait beaucoup, ceux qui le connaissaient bien ajouté que ses recherches portaient sur l'artériosclérose, qu'il donnait des cours à la faculté de Dijon, qu'il avait des contacts avec de hauts responsables politiques comme Laurent Fabius – mais lui-même n'en parlait jamais et, si on évoquait devant lui ces relations flatteuses, en paraissait plutôt gêné. Il était, selon l'expression de Florence, « très cloisonné », séparant de façon stricte ses relations privées et professionnelles, n'invitant jamais chez lui ses collègues de l'OMS, ne tolérant pas qu'on le dérange à la maison pour des questions de travail ni au bureau pour des raisons domestiques ou amicales. D'ailleurs, personne n'avait son numéro de téléphone au bureau, même sa femme qui le joignait par l'intermédiaire du service Operator des PTT : on laissait un message une boîte vocale qui le prévenait en envoyant un bip sur un petit appareil qu'il gardait toujours sur lui et, très vite, il rappelait. Ni elle ni personne ne trouvait ça bizarre. C'était un trait du caractère de Jean-Claude, comme son côté ours, dont elle plaisantait volontiers : « Un de ces jours, je vais apprendre que mon mari est un espion de l'Est. » La famille, incluant parents et beaux-parents, constituait le centre de sa vie, autour duquel gravitait un petit cercle d'amis, les Ladmiral, les Coffin et quelques autres couples avec qui Florence avait sympathisé. Ces gens avaient comme eux la trentaine, des métiers et des revenus comparables, des enfants du même âge. Ils s'invitaient sans protocole, allaient ensemble au restaurant, au cinéma, le plus souvent à Genève, quelquefois à Lyon ou Lausanne. Les Ladmiral se rappellent avoir vu avec les Romand Le Grand Bleu, Le père Noël est une ordure (qu'ils ont acheté par la suite en vidéo et dont ils connaissaient par cœur les répliques : « C'est cela, oui… » disait-on en imitant Thierry Lhermitte), des ballets de Béjart pour lesquels Jean-Claude avait eu des places par l'OMS, le one man show de Valérie Lemercier, mais aussi Dans la solitude des champs de coton, une pièce de Bernard-Marie Koltès que Luc devait décrire dans sa déposition comme « un dialogue interminable entre deux personnes qui ramassent du coton sur la dureté de leur existence, à quoi plusieurs amis qui nous accompagnaient n'ont rien compris ». Jean-Claude, lui, avait apprécié, ce qui n'a pas étonné les autres auprès de qui il passait pour un intellectuel. Il lisait beaucoup, avec une prédilection pour les essais semi-philosophiques écrits par de grands noms de la science, sur le modèle du Hasard et la Nécessité, de Jacques Monod. Il se disait rationaliste et agnostique, tout en respectant la foi de sa femme et en appréciant même que leurs enfants fréquentent une école religieuse : ils seraient libres, plus tard, de choisir. Ses admirations englobaient l'abbé Pierre et Bernard Kouchner, mère Teresa et Brigitte Bardot. Il faisait partie de l'important pourcentage de Français pensant que si Jésus revenait parmi nous ce serait pour être médecin humanitaire. Kouchner était son ami, Bardot lui avait dédicacé son buste en Marianne. Acquis à son combat en faveur des animaux, il était membre de sa fondation, de la SPA, de Greenpeace, de Handicap international, mais aussi du Club Perspectives et réalités de Bellegarde, du golf de Divonne-les-Bains, de l'Automobile-club médical grâce auquel il avait obtenu un caducée à coller sur le pare-brise de sa voiture. Les enquêteurs ont retrouvé la trace de quelques dons et cotisations à ces organismes, dont il laissait traîner les bulletins, badges et autocollants. Il avait aussi un tampon, des cartes de visite au nom du docteur Jean-Claude Romand, ancien interne des hôpitaux de Paris, mais il ne figurait dans aucun annuaire professionnel. Il a suffi, le lendemain de l'incendie, de quelques coups de téléphone pour que s'effondre cette façade. Tout au long de l'instruction le juge n'a cessé de s'étonner que ces coups de téléphone n'aient pas été passés plus tôt, sans malice ni soupçon, simplement parce que, même quand on est « très cloisonné », travailler pendant dix ans sans que jamais votre femme ni vos amis vous appellent au bureau, cela n'existe pas. Il est impossible de penser à cette histoire sans se dire qu'il y a là un mystère et une explication cachée. Mais le mystère, c'est qu'il n'y a pas d'explication et que, si invraisemblable que cela paraisse, cela s'est passé ainsi.
Le matin, c'était lui qui conduisait les enfants à l'école Saint-Vincent. Il les accompagnait jusque dans la cour, échangeait quelques mots avec les professeurs ou des mères d'élèves qui donnaient en exemple à leurs maris ce père si proche de ses enfants, puis il prenait la route de Genève. Il y a deux kilomètres jusqu'au poste-frontière que franchissent deux fois par jour quelques milliers de résidents du pays de Gex travaillant en Suisse. Comme les habitués d'un train de banlieue, ils ont des horaires réguliers, se saluent entre eux et saluent les douaniers qui leur font signe de passer sans contrôle. Beaucoup sont fonctionnaires internationaux et, une fois entrés en ville, au lieu de tourner à droite vers le centre et la gare Cornavin, prennent à gauche vers le jardin botanique et le quartier résidentiel où se trouvent les sièges de leurs organisations. Il se mêlait à ce flux, roulait à petite allure dans les grandes avenues vertes et calmes et le plus souvent finissait par se garer sur le parking de l'OMS. Entré avec un badge de visiteur, une serviette à la main, il circulait en habitué de la bibliothèque du rez-de-chaussée aux salles de conférence et au bureau des publications où il raflait systématiquement tout ce qui était à la fois imprimé et gratuit : sa voiture et sa maison débordaient de paperasses portant l'en-tête ou le tampon de l'organisation. Il usait de tous les services qu'offre celle-ci – une poste d'où il expédiait son courrier, une banque où il effectuait la plupart de ses retraits, une agence de voyages par l'intermédiaire de laquelle il organisait les vacances familiales –, mais ne se risquait pas dans les étages supérieurs où des agents de sécurité auraient pu lui demander ce qu'il cherchait. Est-ce qu'une fois au moins, profitant d'une heure creuse, il a visité le bureau dont il avait marqué la fenêtre d'une croix, sur la photo de l'immeuble offerte à ses parents ? Est-ce qu'il a regardé, le front contre la vitre, ce qu'on voyait de cette fenêtre ? Est-ce qu'il s'est assis à sa place, est-ce qu'il a croisé le type qui revenait l'occuper, est-ce qu'il l'a appelé sur son poste ? Il dit que non, qu'il n'y a même pas songé. Sa belle-mère se rappelle qu'un dimanche où toute la famille était allée en Suisse les enfants ont voulu voir le bureau de papa et papa consenti au détour. On s'est garé sur le parking, il a montré du doigt la fenêtre. L'histoire s'arrête là.
Les premiers temps, il allait tous les jours à l'OMS, ensuite plus irrégulièrement. Au lieu de la route de Genève, il prenait celle de Gex et Divonne, ou celle de Bellegarde par laquelle on rejoint l'autoroute et Lyon. Il s'arrêtait dans une maison de la presse et achetait une brassée de journaux :
quotidiens, magazines, revues scientifiques. Puis il allait les lire, soit dans un café – il prenait soin d'en changer souvent et de les choisir suffisamment loin de chez lui –, soit dans sa voiture. Il se garait sur un parking, sur une aire d'autoroute, et restait là des heures, lisant, prenant des notes, somnolant. Il déjeunait d'un sandwich et continuait à lire l'après-midi dans un autre café, sur une autre aire de stationnement. Quand ce programme devenait trop monotone, il flânait en ville : à Bourg-en-Bresse, à Bellegarde, à Gex, à Nantua, surtout à Lyon où se trouvaient ses librairies préférées, la FNAC et Flammarion, place Bellecour. D'autres jours, il avait besoin de nature, d'espace, et allait dans le Jura.
Il suivait la route en lacets qui mène au col de la Faucille où se trouve une auberge appelée « Le Grand Tétras ». Florence et les enfants aimaient y venir le dimanche pour skier et manger des frites. En semaine, il n'y avait personne. Il prenait un verre, marchait dans les bois. Du chemin de crête se découvrent le pays de Gex, le Léman et, par temps clair, les Alpes. Il avait devant lui la plaine civilisée où vivaient le docteur Romand et ses pareils, derrière lui le pays de combes et de sombres forêts où s'était déroulée son enfance solitaire. Le jeudi, jour de son cours à Dijon, il passait rendre visite à ses parents qui étaient tout heureux de montrer aux voisins leur grand fils si important, si occupé, mais toujours prêt à un détour pour les embrasser. La vue de son père baissait, vers la fin il était presque aveugle et ne pouvait plus aller seul en forêt. Il l'emmenait en le guidant par le bras, l'écoutait parler des arbres et de sa captivité en Allemagne.
Au retour, il parcourait avec lui les agendas sur lesquels depuis quarante ans, comme d'autres tiennent un journal intime, Aimé qui avait été correspondant d'une station météorologique notait tous les jours les températures minimale et maximale.
Enfin, il y avait les voyages : congrès, séminaires, colloques, partout dans le monde. Il achetait un guide du pays, Florence lui préparait sa valise. Il partait au volant de sa voiture qu'il était supposé laisser au parking de Genève-Cointrin.
Dans une chambre d'hôtel moderne, souvent près de l'aéroport, il ôtait ses chaussures, s'allongeait sur le lit et restait trois, quatre jours à regarder la télévision, les avions qui derrière la vitre décollaient et atterrissaient. Il étudiait le guide touristique pour ne pas se tromper dans les récits qu'il ferait à son retour.
Chaque jour, il téléphonait aux siens pour dire l'heure qu'il était et le temps qu'il faisait à São Paulo ou Tokyo. Il demandait si tout se passait bien en son absence.
Il disait à sa femme, à ses enfants, à ses parents qu'ils lui manquaient, qu'il pensait à eux, qu'il les embrassait fort. Il n'appelait personne d'autre : qui aurait-il appelé ? Au bout de quelques jours, il rentrait avec des cadeaux achetés dans une boutique de l'aéroport. On lui faisait fête. Il était fatigué à cause du décalage horaire.
Divonne est une petite station thermale proche de la frontière suisse, réputée surtout pour son casino. J'y ai situé autrefois quelques pages d'un roman sur une femme qui menait une double vie en cherchant à se perdre dans le monde du jeu.
Ce roman se voulait réaliste et documenté mais, faute d'avoir visité tous les casinos dont je parlais, j'ai écrit que Divonne est au bord du lac Léman, distant en réalité d'une dizaine de kilomètres. Il y a bien quelque chose qu'on appelle un lac, mais ce n'est qu'un petit plan d'eau devant lequel se trouve un parking où il stationnait souvent. J'y ai stationné, moi aussi. C'est le souvenir le plus net que je garde de mon premier voyage sur les lieux de sa vie. Il n'y avait que deux autres voitures, inoccupées. Il ventait. J'ai relu la lettre qu'il m'avait écrite pour me guider, regardé le plan d'eau, suivi dans le ciel gris le vol d'oiseaux dont je ne connaissais pas les noms – je ne sais reconnaître ni les oiseaux ni les arbres et je trouve ça triste. Il faisait froid. J'ai remis le contact pour avoir du chauffage. La soufflerie m'engourdissait. Je pensais au studio où je vais chaque matin après avoir conduit les enfants à l'école. Ce studio existe, on peut m'y rendre visite et m'y téléphoner. J'y écris et rafistole des scénarios qui en général sont tournés.
Mais je sais ce que c'est de passer toutes ses journées sans témoin : les heures couché à regarder le plafond, la peur de ne plus exister. Je me demandais ce qu'il ressentait dans sa voiture. De la jouissance ? une jubilation ricanante à l'idée de tromper si magistralement son monde ? J'étais certain que non. De l'angoisse ?
Est-ce qu'il imaginait comment tout cela se terminerait, de quelle façon éclaterait la vérité et ce qui se passerait ensuite ? Est-ce qu'il pleurait, le front contre le volant ? Ou bien est-ce qu'il ne ressentait rien du tout ? Est-ce que, seul, il devenait une machine à conduire, à marcher, à lire, sans vraiment penser ni sentir, un docteur Romand résiduel et anesthésié ? Un mensonge, normalement, sert à recouvrir une vérité, quelque chose de honteux peut-être mais de réel. Le sien ne recouvrait rien. Sous le faux docteur Romand il n'y avait pas de vrai Jean-Claude Romand.
Je me suis rappelé un film qui a eu, à cette époque, un grand succès. Il racontait l'histoire, une légende pour temps de crise, du cadre licencié qui n'ose pas l'avouer à sa femme et à ses enfants. Il pensait retrouver rapidement du travail et le voilà déjà en fin de droits. Chaque matin il sort, chaque soir il rentre en prétendant aller au bureau et en revenir. Il passe ses journées à traîner, en évitant son quartier. Il ne parle à personne, chaque visage lui fait peur car il, pourrait être celui d'un ancien collègue, d'un ami qui se demanderait ce qu'il fiche sur un banc au milieu de l'après-midi… Mais un jour il rencontre des types dans la même situation que lui, des grandes gueules de la galère et de la cloche.
Il découvre avec eux un monde plus âpre, mais plus chaleureux et vivant que celui où il végétait douillettement avant sa plongée. Il sort de l'expérience mûri et plus humain : le film finit bien.
Il m'a dit l'avoir vu à la télévision avec Florence qui l'a apprécié sans en être troublée. Il savait que son histoire à lui ne pouvait pas bien finir. Jamais il n'a confié ou essayé de confier son secret. Ni à sa femme, ni à son meilleur ami, ni à un inconnu sur un banc, ni à une prostituée, ni à aucune des bonnes âmes qui font profession d'écouter et de comprendre : prêtre, psychothérapeute, oreille anonyme de SOS Amitié. En quinze ans de double vie, il n'a fait aucune rencontre, parlé à personne, il ne s'est mêlé à aucune de ces sociétés parallèles, comme le monde du jeu, de la drogue ou de la nuit, où il aurait pu se sentir moins seul. Jamais non plus il n'a cherché à donner le change à l'extérieur.
Quand il faisait son entrée sur la scène domestique de sa vie, chacun pensait qu'il venait d'une autre scène où il tenait un autre rôle, celui de l'important qui court le monde, fréquente les ministres, dîne sous des lambris officiels, et qu'il le reprendrait en sortant. Mais il n'y avait pas d'autre scène, pas d'autre public devant qui jouer l'autre rôle. Dehors, il se retrouvait nu. Il retournait à l'absence, au vide, au blanc, qui n'étaient pas un accident de parcours mais l'unique expérience de sa vie. Il n'en a jamais connu d'autre, je crois, même avant la bifurcation.
Jusqu'à la fin de ses études, il était entretenu par ses parents qui lui avaient acheté un studio à Lyon, une voiture, et préféraient réaliser quelques coupes de bois plutôt que de voir leur fils perdre son temps à faire du baby-sitting ou donner des leçons particulières pour compléter son argent de poche. L'heure de vérité aurait dû sonner quand, ayant terminé sa médecine et pris femme, il est entré dans la vie active comme chercheur à l'INSERM. Rien ne s'est passé. Il a continué à puiser dans les comptes bancaires de ses parents, sur lesquels il avait une procuration. Il considérait leur bien comme le sien et eux l'y encourageaient, ne s'étonnaient pas de ces ponctions régulièrement opérées par un fils qui pourtant gagnait bien sa vie. En quittant Lyon pour le pays de Gex, il a vendu le studio 300 000 F, qu'il a gardés. Une fois à l'OMS, il a dit ou laissé entendre que son statut de fonctionnaire international lui ouvrait droit à des placements extrêmement avantageux, au taux de 18 %, dont il pouvait faire bénéficier sa famille. Patriotes et ennemis de toute combine, les Romand n'étaient pas le genre de gens à placer leurs économies dans des banques suisses, mais il suffisait que l'idée vienne de leur fils pour qu'ils n'y trouvent rien à redire. En voyant leur pécule diminuer d'un relevé à l'autre, au lieu de s'inquiéter ils bénissaient Jean-Claude de gérer, malgré ses nombreuses occupations, leur petit portefeuille de retraités. Cette confiance était partagée par l'oncle Claude qui, outre son garage, avait des parts dans la société forestière administrée par son frère et qui a lui aussi confié à son neveu quelques dizaines de milliers de francs, persuadé qu'à condition de ne pas y toucher ils lui rapporteraient dix fois plus.
Il a vécu de cela au début de son mariage. Florence déclarait au fisc les salaires très modestes qu'elle touchait en faisant des remplacements dans des pharmacies de la région, et lui 0,00 F car, travaillant en Suisse, il n'avait, disait-il, pas d'impôts à payer. Une fois qu'elle l'avait signée, il ajoutait sur leur déclaration commune profession, étudiant, et envoyait copie de sa carte. Ils roulaient dans une vieille Volvo, passaient leurs vacances chez les parents, quelquefois dix jours en Espagne ou en Italie. Leur appartement, un deux-pièces de 50 m 2 à 2 000 F par mois, allait bien pour un jeune couple, déjà moins pour un jeune couple avec un enfant et plus du tout pour une famille de quatre à laquelle de surcroît il arrivait que la mère de Florence rende des visites de plusieurs semaines. C'est devenu pour leurs amis un motif de plaisanterie. Les uns après les autres ils achetaient ou faisaient bâtir des maisons tandis que les Romand s'obstinaient à camper dans leurs canapés convertibles comme des étudiants attardés. « Tu gagnes combien ? lui a lancé un jour Luc. 30, 40 000 balles par mois, quelque chose comme ça ? (il avait lancé ce chiffre comme une évidence, et Jean-Claude hoché la tête pour confirmer). Tu pourrais tout de même t'offrir mieux. Sinon, on va finir par croire que tu es radin ou alors que tu as une maîtresse qui te coûte cher ! » Tout le monde a ri, Florence la première, et lui haussé les épaules en marmonnant qu'ils n'étaient pas certains de rester longtemps dans la région, qu'il risquait de partir en poste à l'étranger et que ça lui cassait les pieds de déménager deux fois de suite. Il se déclarait aussi écœuré par l'argent trop facile qui circule dans le pays de Gex : il n'avait pas envie de suivre le mouvement, d'élever ses enfants dans ces valeurs-là, il mettait un point d'honneur à vivre modestement. Les deux explications, indolence et vertu, ne se contredisaient pas, au contraire concouraient à l'image du savant détaché des choses matérielles. On se demandait seulement si Florence l'était autant que lui.
De fait, malgré la simplicité de ses goûts et sa confiance dans son mari, elle trouvait à la longue les remarques des amis raisonnables et pesait pour qu'ils s'agrandissent. Lui éludait, reportait, n'avait pas le temps d'y penser. Il avait déjà du mal à régler les dépenses courantes.
L'année de la naissance d'Antoine, le père de Florence a pris sa retraite de l'entreprise de lunetterie où il travaillait à Annecy. C'était un licenciement économique déguisé, qui lui a valu une prime de 400 000 F. Il est peu probable que Jean-Claude se soit directement offert à les placer : il a dû en parler à Florence qui en a parlé à sa mère qui en a parlé à son mari, en sorte qu'il s'est retrouvé dans la position confortable du sollicité et non du solliciteur. Il a accepté de rendre service à son beau-père et de placer pou lui 378 000 F à l'UOB, banque genevoise dont le siège se trouve quai des Bergues. Cette somme a évidemment été versée sur un compte à son nom, puisque seul son statut lui permettait de faire un tel placement. Celui de Pierre Crolet ne figurait sur aucun papier. D'une façon générale, ni les Crolet ni les Romand, ses principaux actionnaires, n'ont jamais vu un document bancaire témoignant du dépôt du capital ou du cumul des intérêts. Mais quoi de plus fiable au monde qu'une banque suisse si ce n'est une banque suisse où on est introduit par Jean-Claude Romand ? Ils pensaient que leur argent travaillait tranquillement quai des Bergues et n'avaient nulle envie d'interrompre ce travail. C'est du moins ce qu'il escomptait jusqu'au jour où son beau-père lui a dit qu'il voulait acheter une Mercedes et pour cela retirer une partie de son capital. Sa femme était à l'abri du besoin, ses enfants volaient de leurs propres ailes, pourquoi se priver de ce plaisir ?
Quelques semaines après, le 23 octobre 1988, Pierre Crolet est tombé dans l'escalier de sa maison où il se trouvait seul avec son gendre, et mort à l'hôpital sans avoir repris connaissance.
Après la tragédie, un complément d'enquête a été ordonné à la demande de la famille Crolet. Il n'a évidemment rien donné. Au procès, l'avocat général a estimé ne pouvoir taire ce doute terrible avec lequel les Crolet, qui n'avaient pas besoin de ça, continuent à vivre. Abad s'est dressé, accusant l'accusation de sortir du dossier pour charger son client qui n'en avait pas besoin non plus. À la fin, avant que la Cour se retire pour délibérer, celui-ci a tenu à dire à la famille Crolet et à prendre Dieu à témoin qu'il n'était pour rien dans cette mort. Il a ajouté qu'il n'y avait selon lui pas de pardon pour les péchés inavoués. Sauf aveu ultérieur de sa part, on n'en saura jamais plus et je n'ai aucune thèse sur cette question. Je veux seulement ajouter que lors d'un de ses premiers interrogatoires il a répondu au juge : « Si je l'avais tué, je le dirais. On n'en est plus à un près. » En disant simplement que non, il n'a pas tué son beau-père, il bénéficie de la présomption d'innocence. En le jurant devant Dieu, il introduit une dimension qui peut convaincre ou non, c'est affaire de sensibilité. Mais dire qu'un mort de plus ne change rien et que s'il l'avait fait il l'avouerait, c'est ignorer ou feindre d'ignorer l'énorme différence entre des crimes monstrueux mais irrationnels et un crime crapuleux. Il est vrai que pénalement ça ne change pas grand-chose puisque la peine de mort n'existe plus. Mais moralement ou, si on préfère, pour l'image qu'il donne de lui et qui lui importe, ce n'est pas du tout pareil d'être le héros d'une tragédie, poussé par une fatalité obscure à commettre des actes suscitant terreur et pitié, et un petit escroc qui par prudence choisit ses dupes, des personnes âgées et crédules, dans le cercle familial, et qui pour préserver son impunité pousse son beau-père dans l'escalier. Or, si ce crime n'est pas prouvé, le reste est vrai : Romand est aussi ce petit escroc et il lui est beaucoup plus difficile d'avouer cela, qui est sordide et honteux, que des crimes dont la démesure lui confère une stature tragique. D'une certaine manière, ceci a servi à cacher cela, sans y réussir tout à fait.
Une autre histoire embarrassante prend place à peu près au même moment. La sœur de Pierre Crolet, la tante de Florence donc, avait un mari qui souffrait d'un cancer incurable. Elle a témoigné au procès. D'après sa version des faits, Jean-Claude aurait un jour parlé d'un remède qu'il mettait au point avec son patron de l'OMS, à base de cellules fraîches d'embryons récupérés dans une clinique où se pratiquaient des avortements. Ce remède pouvait enrayer, peut-être renverser le processus morbide, malheureusement il n'était pas encore commercialisé, en sorte que l'oncle avait de fortes chances de mourir avant qu'il le guérisse. La tante ainsi ferrée, il aurait expliqué qu'il pouvait peut-être s'en procurer une ou deux doses, mais que la fabrication, à ce stade des recherches, revenait très cher :
15 000 F la gélule, et il en faudrait deux pour commencer le traitement. On s'est tout de même décidé. Quelques mois plus tard, après que l'oncle eut subi une grave intervention chirurgicale, il a fallu encore une double dose, ce qui portait le coût de la cure à 60 000 F, en liquide. Le malade a d'abord refusé que pour un résultat si incertain on écorne le compte d'épargne qu'il réservait à sa veuve, puis s'est laissé fléchir. Il est mort l'année suivante.
Confronté à ce témoignage accablant et qui, chose rare dans ce procès, émanait d'une personne encore vivante, présente physiquement et capable de le contredire, Romand a répondu, dans un affolement croissant : 1) que l'idée de ce traitement-miracle ne venait pas de lui, mais de Florence qui en avait entendu parler (où ? par qui ?) ; 2) qu'il ne l'a pas présenté comme un traitement-miracle, mais comme un placebo qui, s'il ne faisait pas de bien, ne ferait pas de mal (pourquoi alors coûtait-il si cher ?) ; 3) qu'il n'a jamais prétendu être associé à son élaboration, jamais invoqué l'autorité de son patron à l'OMS, et que d'ailleurs une femme aussi informée que Florence n'aurait pas cru une seconde qu'un scientifique de haut niveau commercialisait à la sauvette des recherches en cours sur le cancer (cette femme informée a cru des choses encore moins croyables) ;
4) qu'il a seulement servi d'intermédiaire avec un chercheur qu'il rencontrait à la gare Cornavin, à qui il remettait l'argent en échange des gélules, et, quand on lui demande des précisions sur ce chercheur, qu'il ne se rappelle pas son nom, qu'il a dû le noter sur son agenda de l'époque mais que malheureusement il a brûlé dans l'incendie. Face à l'évidence, il s'est défendu comme l'emprunteur de chaudron à qui, dans une histoire qu'aimait Freud, le prêteur reproche de le lui avoir rendu percé et qui fait valoir, d'abord que le chaudron n'était pas encore percé quand il l'a rendu, ensuite qu'il l'était déjà quand on le lui a prêté, enfin qu'il n'a jamais emprunté de chaudron à personne.
Ce qui est sûr, c'est que la mort de son beau-père a été pour lui providentielle.
D'abord il n'était plus question de toucher aux sommes placées en Suisse.
Ensuite Mme Crolet a décidé de vendre la maison, devenue trop grande pour elle seule, et lui a confié le produit de cette vente qui s'élevait à 1 300 000 F. Dans les mois suivant l'accident, il a été un soutien admirable pour la famille, qui le considérait désormais comme son chef. Il n'avait que trente-quatre ans, mais sa maturité paisible et réfléchie l'avait préparé à ce moment où on cesse d'être un fils pour devenir un père, et pas seulement celui de ses propres enfants mais aussi celui de ses parents qui tout doucement glissent vers l'enfance dernière. Il tenait ce rôle pour les siens et maintenant pour sa belle-mère, que le deuil avait plongée dans la dépression. Florence aussi était très affectée. Espérant la distraire, il a décidé de quitter leur petit appartement pour louer à Prévessin, tout près de Ferney, une ferme restaurée, plus conforme à leur statut social et qu'elle aurait plaisir à aménager.
Tout s'est accéléré. Il est tombé amoureux.