Le navire accosta lentement au port fortifié d'Etamenki. Les eaux stagnantes renvoyaient des reflets huileux sous la lumière des tours dorées, si éclatantes de loin, mais ternies par la proximité. Une odeur nauséabonde flottait dans l'air, mélange écœurant de pourriture, de parfums entêtants et de sueur. Des esclaves efflanqués, à moitié nus, s'affairaient à décharger des caisses sous les coups de fouets.
Quatro, silencieux, observait tout. Ses yeux perçants scrutaient les dockers, les gardes armés de piques rouillées, et les figures ombrageuses qui flottaient entre les ombres du port comme des spectres. À ses côtés, Ventio fixait la scène avec une froide résignation, mais le tremblement de ses mains trahissait une tension mal contenue.
Un homme trapu, à la barbe grise et aux yeux avides, s'approcha du capitaine Jersy. C'était le maître du port, un négrier aux vêtements richement brodés qui portaient les traces des substances qu'il consommait sans retenue.
"Ce sont eux ? demanda-t-il en désignant les deux Premiers Hommes d'un signe du menton."
Jersy acquiesça.
"Deux pièces rares. Je te les vends à trois fois le prix habituel."
Le négrier haussa un sourcil, jaugeant Quatro et Ventio comme des bêtes de foire. Il s'approcha, ses doigts boudinés effleurant la joue de Ventio, qui ne broncha pas. Lorsqu'il s'arrêta devant Quatro, il recula d'un pas, comme gêné par quelque chose d'invisible. Le regard fixe du prince, froid et silencieux, semblait percer à travers lui.
"Ils ont des noms, ces singes ?"
Ventio prit la parole avant que Jersy ne réponde.
"Je m'appelle Sariud, et lui, c'est Kaal."
Jersy plissa les yeux, mais ne corrigea pas le mensonge. Quatro ne dit rien, se contentant d'un bref hochement de tête.
"Bien. Je prends les deux, déclara le négrier avec un sourire carnassier. Mettez-les dans la charrette."
Des hommes armés attrapèrent Quatro et Ventio, les forçant dans une petite charrette aux barreaux de fer rongés par la rouille. L'intérieur était exigu, à peine assez grand pour deux personnes. Autour d'eux, d'autres esclaves nouvellement arrivés gémissaient ou se recroquevillaient dans la poussière.
Le chariot s'ébranla, ses roues grinçant sur les pavés défoncés. Alors qu'ils s'enfonçaient dans la ville, Quatro sentit l'air changer. Ce n'était plus seulement l'odeur du port ; c'était pire. Une puanteur épaisse, animale, mêlée au parfum entêtant qui imprégnait chaque pierre, chaque souffle d'air.
Etamenki n'était pas une cité dorée, comme elle apparaissait de loin. C'était un labyrinthe cauchemardesque où la folie semblait suinter des murs. Les tours scintillantes cachaient des ruelles sordides où les rats grouillaient parmi des montagnes de déchets. Les esclaves difformes titubaient, leurs yeux vides, leurs corps émaciés. Des femmes à moitié nues, droguées, étaient allongées sur des coussins sales, les bras tendus comme pour attraper un rêve inaccessible.
Des volatiles gigantesques, au plumage terne et aux becs crochus, planaient au-dessus des rues, leurs cris perçant le tumulte de la ville.
"C'est ça, Etamenki… murmura Ventio. Un cadavre qu'on a parfumé."
Quatro resta silencieux. Ses mains serrées, son visage demeurait impassible. Il n'avait pas le luxe de se laisser envahir par la nausée ou l'horreur. Il observait, retenait chaque détail, chaque visage. Il n'était pas ici pour survivre. Il était ici pour agir.
Le chariot s'arrêta brusquement devant une grande arche de pierre noire, surmontée d'une statue grotesque représentant une divinité inconnue. Des gardes, leurs visages masqués par des heaumes, s'approchèrent pour inspecter la cargaison.
"Ces deux-là, dit l'un d'eux en pointant Quatro et Ventio, ils vont directement au palais."
Un murmure parcourut les esclaves. Le palais. Les rumeurs disaient que personne n'y revenait jamais vivant.
Quatro échangea un bref regard avec Ventio, mais aucun des deux ne parla.