Trois ans plus tard...
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À nouveau, c'était la nuit. Au-dessus des terres désolées d'une île sans nom, les étoiles éclatantes déchiraient les ténèbres et parsemaient le firmament d'un voile étincelant. Éclairée par la lumière bleutée de la première lune, une silhouette avançait au milieu d'une plaine gelée balayée par un blizzard redoutable. Enfoncé jusqu'aux genoux dans la neige collante, Ménéryl se démenait dans une course contre la mort. La force et la fermeté dont il usait à chacun de ses pas étaient mises à mal par un vent puissant qui, accompagné de neige et de tourmente, tentait de le repousser. Le poudrin de glace charrié par de violentes rafales fouettait son visage violacé et pétrifié par le froid.
Aux longs mois d'un soleil permanent avait succédé la période de l'interminable nuit. Le jeune homme avait profité du lever de l'astre du jour pour se lancer. À cette époque de l'année, il dépassait à peine l'horizon en un demi-cercle qui embrasait le ciel pour un court instant. Puis replongeant presque aussitôt, les terres assombries baignaient à nouveau dans des températures effroyables.
Encore quelques pas... Bientôt, le sol deviendrait plus caillouteux et lui permettrait une ascension plus aisée d'un promontoire de roches sombres et fumantes sur lequel la neige fondait instantanément. Son parcours était toujours le même, il se bornait à des allers-retours quotidiens entre la grotte où il avait élu domicile et le lieu où le corps d'un gigantesque cétacé avait échoué. Habituellement, la découpe de la chair durcie le réchauffait un peu, mais aujourd'hui, son trajet avait été écourté par la découverte d'un cadavre de poisson sur la côte. Jour de chance ! Il allait pouvoir rentrer plus rapidement. Ceci l'avait plongé brièvement dans un formidable état d'exaltation et avait constitué pour lui un luxe inespéré. Pourtant, il restait vigilant. Il devait faire face à un paysage changeant, dans lequel les congères se déplaçaient au gré du vent et le chemin du retour ne ressemblait déjà plus à celui de l'aller. Il s'agissait d'une des parties du monde les plus inhospitalières et les plus impropres à la vie. Les sorties de Ménéryl n'étaient justifiées que par le besoin de s'alimenter. Malgré sa rudesse, ce court itinéraire représentait la seule cassure dans la vie monotone et solitaire qui était la sienne. Il fallait être efficace. La réussite tenait en un juste équilibre entre le fait de ne pas se presser et celui de ne pas perdre de temps. Une période un peu trop prolongée à l'extérieur, une sortie à d'autres heures ou un épuisement trop prompt, pouvaient conclure de manière définitive sa médiocre histoire sur cette terre. Pour l'heure, les boucles noires de ses cheveux durcies depuis déjà un moment, sa barbe hirsute couverte de givre et ses membres engourdis lui rappelaient qu'il ne fallait pas s'attarder. Le combat qu'il menait pour progresser ne le réchauffait pas, ses vêtements en haillons retenant à peine sa chaleur corporelle. Il n'était plus qu'un être de douleur à bout de souffle et ses extrémités menaçaient dangereusement de ne plus bouger.
À travers la tempête se dessina la silhouette d'une colline aux roches chaudes. L'élévation dégageait un important panache de vapeur qui l'enveloppait d'une brume tourbillonnante et fantomatique. Alors que les éléments tentaient d'avoir raison de l'endurance du jeune homme, ce maudit corps le trahissait. Mais il était doué d'un caractère fortement trempé et ne gardait qu'une chose en tête : son but ! Celui-ci était matérialisé par une entrée située à mi-hauteur qu'un sentier abrupt et étroit permettait de rejoindre. Ménéryl commença à gravir les pentes escarpées et à l'intensité de l'effort s'imposa la concentration nécessaire à son avancée. Soudain, il fut pris d'une violente quinte de toux et dut lutter contre l'envie de régurgiter. "Que d'énergie perdue !" pensa-t-il en se tenant encore les côtes, mais plus que dix pas et je serai au chaud. Machinalement, il les compta : Un... Deux... Le tissu de ses vêtements devenu rigide frottait contre ses membres engourdis et lui infligeait mille tortures. Trois... Il ne pouvait plus remuer la main qui portait le poisson gelé. Quatre... Ses jambes pouvaient encore le porter. Encore un effort ! Cinq... Six... Sur le côté, il aperçut un petit tas d'excréments recouverts de givre. Cette traditionnelle offrande laissée en partant s'approvisionner remplit son cœur de soulagement. L'arrivée était proche. Sept.. Un courant d'air chaud sortant de la caverne l'enveloppa. Huit... Le trou sombre et béant était semblable à la bouche d'une bête colossale qui expirait sur lui son haleine tiède. Neuf... Elle allait l'engloutir ! Dix... Pour un jour encore, il était sauf.
L'entrée salutaire n'était pas bien grande, environ quatre pieds de haut sur trois de large. Contraint de se baisser alors que la température avait eu raison de sa souplesse, il lâcha un râle étouffé entre ses dents. Il s'aidait de ses mains posées sur chaque paroi afin de ménager son dos. Après quelques pas, le sol plongeait de manière abrupte. Il se redressa et son avancée devint plus aisée, mais elle n'en fut pas moins douloureuse. Au fur et à mesure qu'il s'enfonçait dans la terre et que l'air se réchauffait, le sang qui avait fui ses extrémités reprenait sa la place. Le fluide vital devenu brûlant paraissait lui consumer les tissus. Il avait de la lave dans les veines, injectée par de longs battements dont la pression semblait pouvoir lui faire éclater la peau. En dépit de ce calvaire, il ricanait. De petits rires de joie bien sûr, car ces souffrances annonçaient le retour de la vie qui l'avait peu à peu abandonnée. Loin des odes chantées en son nom, elle montrait là son vrai visage : la vie est douleur ! Il atteignit une salle immense dont le sol et la voûte étaient parsemés de nombreuses concrétions minérales. Au milieu se trouvait une crevasse au fond de laquelle bouillonnait un lac de lave rouge vif. Le magma éclairait le site d'une lumière de faible intensité, mais après avoir traversé de mémoire des tunnels dans l'obscurité la plus totale, Ménéryl y voyait tout à fait convenablement. La température rendant difficilement supportable le port de ses vêtements, il ôta avec une infinie précaution ses guenilles devenues trop petites avec le temps. Complètement nu, il n'avait gardé qu'une ficelle autour du cou. Au bout de celle-ci pendait une sorte de gros ver poilu dont l'extrémité avant était matérialisée par un œil volumineux et clos. Machinalement, il le regarda en le faisant passer entre ses doigts. Aussi loin que sa mémoire portait, il l'avait toujours porté. Cette hideuse bestiole était le seul souvenir de parents qu'il n'avait jamais connu. Ces êtres, il les avait fantasmés jusqu'à les rendre parfaits, faisant de leur absence la raison de tous ses problèmes. Cette mécanique cérébrale avait contribué à créer un profond attachement au fétiche, raison pour laquelle il ne s'en séparait jamais. Sa vie se partageait donc entre deux enfers, l'un raidissant les membres, l'autre faisant suffoquer, sans que jamais il n'y eût un juste milieu. Néanmoins, il était chez lui. Il était le maître absolu d'un royaume de courants d'air et de glace, de lave et de roches, désert d'un bout à l'autre de chaque rive.
Le jeune homme poussa son poisson au plus proche du gouffre, s'aidant d'une épée pour ne pas se brûler. Attendant qu'il cuise, il se dirigea vers une paroi sur laquelle brillait une matière visqueuse et phosphorescente semblable à du pus verdâtre. Il la racla de sa main et la porta à sa bouche. Malgré l'horrible goût de vieille moisissure, il l'engouffra avec avidité. La première fois qu'il avait avalé ces champignons luminescents, il mourait de faim et ne savait pas s'ils étaient comestibles. Ils ne lui avaient fait aucun mal et constituaient depuis une partie de son régime alimentaire. Ménéryl s'essuya la bouche avec son avant-bras et alla plonger sa tête dans l'un des nombreux trous d'eau qui parsemaient la grotte. Après s'être succinctement débarbouillé, il étancha la soif qui le tenaillait puis retourna chercher son poisson. Il se dirigea vers une hauteur et s'y assit de manière pouvoir manger tout en admirant la lave. Au milieu de ce monde figé, la roche en fusion lui procurait un spectacle chatoyant. L'imprévisibilité avec laquelle les bulles de magma éclataient à la surface lui soutirait parfois de petits rires nerveux, extase pathétique d'une vie linéaire et monotone. S'apprêtant à manger, il se mit à contempler le corps rôti de sa proie. Posée sur le flanc, elle le fixait de son œil fripé par la cuisson. Ils restèrent un moment à se toiser et il finit par lui dire :
- Que veux-tu ? La vie est ainsi faite, tu es mort alors je te mange !
Mais sa nourriture continuait à le regarder silencieusement. Comment un être qui allait servir de repas pouvait-il être aussi arrogant ?
- Quoi ? Tu n'es pas convaincu ?
Il éclata d'un rire sardonique.
- Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse !
Sa voix trahissait un léger agacement.
- Tu as beau être un poisson, tu ne vaux pas mieux que les humains ! Ils m'ont détesté, ils m'ont exilé, ils ont souhaité ma mort alors que je n'avais rien à me reprocher. Arrête de me regarder comme ça !
Essayant de garder son calme il reprit avec un ton empreint de respect :
- Il faut dire que toi et tes congénères vous êtes quand même d'une autre trempe avec votre corps bien gras.
Puis à lui-même :
- Heureusement pour moi.
Le globe oculaire de l'animal s'était encore ratatiné, il semblait écouter sagement maintenant. Ménéryl se détendit.
- Tu sais, il n'y a pas que toi et tes frères, j'ai eu beaucoup de chance depuis le début. Cette caverne déjà ; je n'aurais pas fait long feu si j'avais dû vivre dehors.
Son regard se perdit dans le vide, il se remémorait le jour où il avait été débarqué.
- Il y a aussi ces marins qui m'ont emmené ici. Ils auraient pu me tuer et me passer par-dessus bord et ça aurait été toi qui m'aurais mangé !
Un violent fou-rire le pris et encore sous le coup de cette agitation soudaine il ajouta :
- Ils m'ont même laissé cette épée ! Ces lâches voulaient avoir la conscience tranquille.
Sa voix fût tordue par les spasmes de son bas ventre et se mua en un ricanement sans bruit. Ces marins, c'était de solides gaillards pourtant, de la racaille. Leur capitaine également. Un ours sanguinaire balafré et bardé de tatouages. Celui-là aussi n'avait rien osé faire. Ce glaive qu'ils lui lancèrent paraissait une ironie sur une terre complètement dépeuplée. Elle fut pourtant bien utile pour faire griller son poisson. Il tourna la tête pour la contempler. Elle était tout à fait banale, peu ouvragée et de piètre qualité. Une lame qui sur un champ de bataille lui aurait probablement fait faux bond lui apportait en ce lieu un confort inouï. Son regard revint sur sa proie et, jugeant que leur dialogue n'avait que trop duré, le jeune homme se décida à attaquer le vif du sujet. D'aspect peu ragoûtant au premier abord, son repas avait pourtant un goût délicieux. Le gras abondant de l'animal s'était liquéfié et donnait à la chair un goût exquis. Elle fondait littéralement sur la langue et glissait toute seule dans la gorge, chaque bouchée le faisait saliver davantage. La fumée que dégageait l'animal était un véritable plaisir pour son nez et les tissus musculaires qui se déchiraient une source de fascination. Ménéryl savourait sa prise avec tous ses sens, léchant le jus sur ses doigts sales, suçant les arêtes une à une, prenant tout son temps pour profiter pleinement de ce moment qui était l'événement de sa journée. Son visage avait pris les traits d'un enjouement enfantin. Cette activité lui plaisait. Avec une minutie proche de l'obsession, il décortiquait sa pitance, se faisant un devoir de ne laisser aucune miette. Dans ces moments-là, il appréciait sa solitude. Après tout, la compagnie des hommes ne lui avait jamais apporté rien de bon. Son repas fini, il s'accouda sur le sol afin de se mettre davantage à son aise et se laissa aller à la satisfaction de sentir son ventre plein. Il relâcha son attention. Son esprit, petit à petit, quittait le monde matériel pour s'abandonner à la rêvasserie. Machinalement, le regard perdu dans le vague, il se mit à se curer les dents à l'aide de son petit doigt. Le plafond offrait un spectacle magnifique. Une infinité de stalactites aux formes délicates composaient une dentelle sur laquelle dansait la faible lueur de la lave. De minuscules cristaux tapissaient cette broderie naturelle et faisaient scintiller la voûte donnant l'impression que des fées y habitaient. Ménéryl aurait voulu rejoindre ce monde fantastique, plonger dans sa beauté sereine et devenir ce lieu où la contrainte et la nuisance n'existent pas. Il semblait si proche. À portée de main... Une bulle énorme éclata, pratiquement une explosion. Surpris il se jeta en arrière, sauvagement ramené à la réalité et poussa un "hoooo" admiratif. Une deuxième suivit, plus forte encore, résonnant contre les parois, puis une troisième accompagnée d'une quatrième explosion. Le jeune homme se mit à rire à gorge déployée. Que d'évènements en un si court laps de temps ! D'un bond, il se dressa sur ses jambes pour mieux regarder le magma. Il semblait plus actif que d'habitude et une idée sombre lui traversa l'esprit.
- J'espère que cela ne va pas finir en éruption ! Il le dit tout haut, mais n'en pensait pas un mot. Cette matière salvatrice qui le maintenait en vie depuis trois années ne pouvait maintenant la lui prendre. C'était illogique, tout cela ne pouvait avoir servi à rien. Il se rassit en tailleur, pris un peu d'eau entre ses mains et la porta à sa bouche. Que pouvait bien signifier cette existence ? Ne pas se résoudre à mourir pour vivre une vie absurde n'était-il pas plus aberrant que la mort elle-même ? Ils l'avaient abandonné là avec la complicité de toute une île... Ce tas de meurtriers devait se réjouir de sa perte. Et pourtant... Comment les personnes qui l'avaient déposé là auraient-elles pu se douter qu'il avait trouvé chaleur et nourriture ? Pourquoi ? Oui pourquoi était présent le nécessaire à sa survie plutôt que rien ? Il lui revint des bribes de souvenirs. Celles du vieillard qui s'était occupé de lui depuis son plus jeune âge, avec froideur, mais sans hostilité. Il devait bien être la seule personne à ne pas avoir vu sa disparition d'un bon œil. C'était d'ailleurs en son absence qu'eut lieu sa déportation. Pouvait-il imaginer ? Un long bâillement interrompit le fil de ses pensées et la douce torpeur de la digestion l'enveloppa. Prenant appui sur ses mains, Ménéryl se redressa pour se diriger vers son lit. Il n'était que roche bien sûr et cette partie de la grotte ressemblait à toutes les autres, en un peu plus confortable peut être. Venant probablement d'un réflexe créé par l'habitude, le jeune homme avait établi pour chaque coin un rôle bien précis. Ainsi, l'endroit le plus éloigné de son lieu de vie lui servait d'urinoir. Une légère pente menait le liquide directement dans le gouffre de lave. Le bord du précipice, avec sa chaleur infernale, constituait un foyer pour faire cuire sa nourriture. Le monticule sur lequel il s'était assis était la salle à manger. Enfin, le coin le plus sombre de la grotte, là où la roche formait une sorte d'oreiller, s'était vu attribuer le rôle de dortoir. Cherchant la position la plus confortable, il se tortilla légèrement pour trouver la forme de son matelas minéral la plus compatible avec son anatomie. Cela fait, il prit un petit caillou afin de graver sur la paroi un nouveau bâtonnet, représentation de cette journée qui s'achevait. Il déposa précautionneusement le gravillon, comme s'il s'agissait d'un objet fragile, ferma les yeux et se laissa emporter par l'onctueuse caresse du sommeil. Il s'enfonça doucement dans les limbes du monde des rêves, s'arrachant pour un temps, à ce territoire et à cette existence.