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Âmes en Peine

Ninakami se remettait difficilement des événements de la veille. Les stigmates des affrontements subsistaient dans les étroites ruelles de la capitale du peuple Higashito. Les échos des sanglots de familles en deuils résonnaient au travers de la ville. Des fils et filles furent arrachées à leur mère, et des enfants erraient dans les rues cherchant leurs parents, en vain.

Parfois, certains furent transformés en Aarhèns et massacrèrent un ou plusieurs membres de leur famille. Rares furent les personnes qui ne traversaient pas de près ou de loin une tragédie.

Le clan Kawasaki fut l'un des plus durement touchée. Eiji lui-même peinait à réaliser. Un homme avait assassiné sa mère ainsi que sa sœur sous ses yeux, sous prétexte qu'elles étaient la cause des malheurs qui frappaient la ville. Et il ne put rien y faire.

Au-delà de la tristesse d'avoir perdu des êtres chers, il était en colère. Contre lui-même. Dans ce conflit, il avait tout échoué : il n'avait su protéger la ville, et encore moins sa propre famille.

Bien qu'il souhaitât haïr leur meurtrier, il n'arrivait pas à s'y résoudre. Simplement car au fond de lui, il savait qu'il s'agissait de la seule chose à faire. Le résultat était là pour le prouver : suite à leur mort, les Aahrèns cessèrent d'exister, la corruption qui les habitaient et animaient leur corps perdant sa source.

Ce qu'il redoutait maintenant, c'était son père. Il ne savait pas encore s'il serait capable de le regarder dans les yeux. Il se doutait qu'il était déjà au courant, bien qu'il ne pusse rentrer, certainement trop occupé à diriger les armées et à organiser les réunions.

Eiji n'avait lui-même pas la force d'errer dans les rues, et choisi plutôt de se terrer dans son foyer. Il y demeura pendant plusieurs heures, jusqu'à la tombée de la nuit.

Alors que le rideau d'étoile couvrait le ciel, un individu toqua à la porte. Le son se répéta trois fois avant qu'Eiji ne daigne ouvrir. Il s'attendait à retrouver son père, mais il s'agissait en réalité d'une toute autre personne.

Reconnaissable de ses longs cheveux blonds et ses iris aux reflets sylvestres, Tahrren se tenait devant lui, stoïque. Immédiatement, la rage parla pour Eiji.

"Comment osez-vous ? Après ce que vous avez fait !"

Tahrren tiqua un peu. Il savait qu'il n'était pas à sa place. Qu'il n'avait pas le droit de se montrer ainsi, face à lui. Mais il n'avait pas le choix. Il sentait que c'était son devoir.

"Je souhaitais te prévenir, ils s'apprêtent à brûler les morts. Et… Je suis désolé. J'aimerai dire que je ne faisais que mon travail, mais aucun travail ne peut justifier l'assassinat. Mais… Je n'avais pas le choix. Elles devaient mourir. Pour la ville, pour la survie de tous…"

Eiji frappa d'un grand coup la porte. Le choc fut si violent qu'il s'écorcha les phalanges.

"Taisez-vous ! Vous ne comprenez rien ! Allez-vous-en. Partez !"

Eiji n'attendit pas et claqua la porte au nez de l'elfe. Accablé, il s'effondra dos au mur, le regard mort. Il resta ainsi pendant quelques minutes, avant de se relever. Il changea de vêtements, enfilant un kimono blanc. Il traversa d'un air pitoyable le porche de son foyer, empruntant la voie principale.

De nombreuses autre personnes erraient, comme lui, en direction du site funèbre. Nombreux furent ceux qui le reconnurent. Ils l'observèrent, mais aucun n'eut l'audace de l'approcher. La famille Kawasaki, en sa qualité de clan de généraux, avait pour particularité d'être très influente bien que non parente avec le clan Maeda.

Evidemment, un événement aussi dramatique que celui de la veille ne pouvait rester secret, la ville entière était déjà au courant.

Eiji n'avait que faire de ces regards. Seule sa sœur hantait ses pensées. Il entrevoyait son visage paisible, entrecoupé de visions d'horreurs ensanglantées, comme le corps de sa mère.

Finalement, il arriva près du lieu des funérailles. Les environs étaient incroyablement calmes, pourtant les individus présents se comptaient par centaines.

Il s'agissait d'un gigantesque jardin de plusieurs centaines de mètres de long, et d'autant de large. On y trouvait des ponts, des points d'eaux comme des rivières ou des mares, des étangs.

De nombreuses plantes et fleurs s'épanouissaient dans ce qui était l'un des lieux les plus lumineux de la ville en pleine journée, toujours exposé au soleil. La nuit, des gardiens allumaient des centaines de torches qui dansaient sous la toile nocturne clairsemée de ses astres.

Chaque personne présente avait perdu un ou plusieurs êtres chers. Dans les croyances et coutumes des steppes de l'est et plus précisément des Higashito, les hommes et femmes habitants les plaines herbeuses les plus orientales, la crémation des corps était une étape incontournable des funérailles.

Lors de guerre ou de drames, de gigantesques feux sont allumés, appelés yakurei ou feux des esprits, maitrisés par des structures en bois conçues par les mains habiles d'architectes spécialisés dans les funérailles.

Les corps étaient préalablement déshabillés et nettoyés à l'eau claire, avant d'être drapé d'un linge blanc. La purification par le feu permettait d'aider l'âme à retrouver sa place dans la nature en quête d'un nouveau destin, en rendant les cendres du corps à la terre.

La cérémonie était guidée par un grand oracle qui énonçait ses prières sur un Shinin-jo, une tour en bois érigée face au yakurei.

Lorsqu'Eiji arriva, le feu était déjà allumé, et l'oracle prononçait déjà ses paroles. Il s'installa au bord d'un pont qui enjambait un ruisseau.

"… Que ces âmes soient libérées de leurs contraintes charnelles et, Amerei, accueille-les en ton sein. Que leur esprit repose en paix."

Le prêtre détacha la torche posée à côté de lui, et alluma le yakurei. La structure de bois, ainsi que la centaine de corps qui y reposait, prirent rapidement feu.

Les larmes s'accumulèrent dans les yeux d'Eiji, mais aucune ne coula. Il avait déjà pleuré toute l'eau de son corps et seule une profonde tristesse aussi sèche qu'amer demeurait.

Il resta ainsi pendant plusieurs dizaines de minutes. Les flammes virevoltaient et réchauffaient l'atmosphère. Enfin, il décida de se lever.

Il approcha du yakurei dont les flammes commençaient à s'étouffer. Des corps il ne restait que des cendres. Les environs étaient également partiellement brûlés, bien que toute l'herbe fût préalablement coupée.

"Ruka… Mère… Reposez en paix. Puisse votre prochaine vie être pleine de bonheur."

Alors qu'il se recueillait sur le yakurei, une ombre se faufila derrière lui.

"Tu étais donc là… Eiji."

Ce dernier se retourna. Il reconnut instantanément la personne lui adressant la parole.

"Père…"

Eiji ne savait pas comment lui faire face. Il n'osait même pas le regarder dans les yeux.

"Ecoute, Eiji. Je suis au courant de tout. L'elfe m'a tout raconté."

Eiji resta stoïque.

"J'aurai dû les protéger, c'était mon devoir."

Compatissant, le commandant apposa ses mains sur les épaules de son fils.

"Ecoute, Eiji. Parfois le monde est cruel."

La tristesse pouvait se lire sur le visage de son père. Il avala sa salive, chercha ses mots, puis continua, le visage grave et la voix légèrement hésitante.

"Tu t'en veux car tu n'as pas su les protéger. Mais vois la réalité autrement. Hier, tu as protégé des centaines de personnes au prix de deux vies. Malheureusement, ces vies nous furent chères. Mais je ne pense pas qu'elles souhaiteraient que tu te laisses abattre. Eiji. Ce n'est pas ta faute. Ton combat fut honorable."

"Peut-être furent-elles destinées à mourir ?"

Une troisième personne arriva, le pas léger et discret, mais arborant une prestance peu commune dans ces contrées. Sa voix posée mais sévère résonna entre le crépitement du bois fumant et des derniers spectres de flamme du yakurei.

"J'aimerai que vous compreniez, tous les deux. Nous sommes réellement en guerre. Ces malheurs ne touchent guère uniquement cette ville. Chaque année, que ce soit dans les confins désertiques du royaume des géants ou dans les petits villages paysans du Rahelinn, des familles perdent des êtres chers à cause de l'anima, la corruption des immortels."

"Que nous voulez-vous de plus, Tahrren. Ne pensez-vous pas que vous nous avez déjà tout prit ?"

"Je ne viens pas pour vous, commandant Kawasaki, mais pour votre fils, Eiji."

Eiji le menaça d'un regard accusateur.

"Et alors, que me voulez-vous ?"

Tahrren tiqua un peu. Il savait qu'en un sens, il était la source du malheur de ces deux personnes.

"Les immortels se développent davantage chaque jour. Le fléau est de plus en plus ancré dans la terre de ces contrées. Des créatures ancestrales arrivent depuis les terres occidentales, causant désolation et destruction, et le commerce de sang de dragon se développe toujours plus encore, poussé par l'avidité des hommes. Eiji, les chasseurs d'âmes ont besoin d'hommes. Tu as toutes les qualités nécessaires pour nous rejoindre. Qu'en dis-tu ? Souhaites-tu devenir mon élève ?"