Ce même soir-là, tandis que la fête battait son plein dans le manoir des Barns, Jules et sa femme se retrouvèrent seuls dans leur chambre.
"Le capitaine Soll aimerait avoir une entrevue avec moi. Je pense que tu devrais venir cette fois," déclara Jules. Il avait sa petite idée de pourquoi, mais ne pouvait rien affirmer avant d'avoir parlé avec Soll.
"Tu penses vraiment que ce serait approprié ? Je veux dire, tu sais bien que ce genre de réunion est tenu secret pour une raison," ajouta Noel. Assise face au miroir, elle se préparait pour la cérémonie.
Observant les mouvements méticuleux de sa femme, Jules sourit. Cela faisait plus de dix ans qu'ils étaient mariés, mais pour lui, elle était toujours aussi belle, même avec l'âge.
Jules s'approcha et attrapa une boucle pour la lui mettre.
"Je pensais qu'on avait dépassé ce stade. Serais-tu fâchée contre moi ?"
"Tu sais bien de quoi il s'agit, Jules. Je ne suis pas d'accord avec ce programme. Ce n'a rien à voir avec ce que les jeunes s'imaginent. C'est beaucoup trop dangereux," répondit Noel, laissant éclater ses pensées. Se levant pour faire face à Jules, elle prit ses bras entre les siens et dit :
"Julain est notre seul fils.… Je ne saurais pas quoi faire si quelque chose devait lui arriver."
Jules lâcha un soupir de compréhension. La prenant tendrement dans ses bras, il dit :
"Je comprends tes inquiétudes, et c'est tout à fait normal. Cela dit, Julain doit apprendre à voler de ses propres ailes. Il perdra des plumes, certes, mais il en ressortira beaucoup plus fort. Le capitaine Soll a déjà pris sa décision, même s'il devait demander un décret royal. Ces jeunes quitteront leur famille de gré ou de force."
Jules était loin d'être naïf. L'apparition des figures mystérieuses dans les gradins de l'arène l'avait alarmé. Feroth était en train de changer, malheureusement beaucoup plus vite qu'il ne l'avait prédit. Le rôle de Julain et des 100 candidats allait être crucial dans les années à venir.
"Tu as sûrement raison. Allons-y. Nous ne pouvons pas faire attendre le capitaine Soll indéfiniment."
Une fois le duo prêt, ils sortirent par une pièce secrète du manoir qui les mena directement à une taverne, plutôt éloignée des festivités.
Quand Jules arriva devant la porte, il ajusta son manteau et poussa légèrement la porte.
À l'intérieur, une figure assise dans une ombre partielle. La bougie unique vacillait, et le vent qui s'infiltrait faisait danser la flamme. Jules et sa femme entrèrent dans la pièce et prirent place.
Le capitaine Soll leva légèrement la tête, sa voix aussi chaleureuse que sa présence :
"Jules... tu es là."
Jules jeta un coup d'œil à sa femme, puis au capitaine Soll, et comprit tout de suite.
"Ne t'inquiète pas. Tu peux me parler devant elle. Je lui fais pleinement confiance, avec ma vie et celle de mes enfants."
"Sans vouloir vous manquer de respect, madame, ce que nous allons discuter relève de la sécurité de tout le royaume de Feroth. Je sais que Jules vous fait confiance, mais les Aurora…"
Jules fronça légèrement les sourcils.
"Je préférerais que vous évitiez ce nom en ma présence. Son nom est Noel Barns."
Inconsciemment, la voix de Jules devint plus ferme et presque agressive. Ce nom faisait remonter des souvenirs qu'il aurait préféré garder enfouis.
"Je vois. Alors, à vous de jouer, madame Noel Barns. Nous avons besoin de discrétion."
Noel hocha la tête, son expression neutre indiquant qu'elle ne se sentait pas offensée. Pourtant, son cœur se mit à battre un peu plus vite.
Dans la pièce sombre, quelque chose de presque divin surgit. Des flammes… mais pas des flammes comme celles de Julain. Non, des flammes Aurora.
Des flammes si belles qu'elles représentaient la perfection en élément. La pièce fut comme enveloppée par une aura de calme et de sérénité. Ce n'était pas la première fois que Jules assistait à cette scène, mais il ne s'en lassait pas.
"Quelle chance j'ai de l'avoir," pensa-t-il, avec un soupçon de fierté.
Les flammes Aurora avaient une particularité que peu de personnes connaissaient : leur lumière empêchait tout son de sortir ou d'entrer dans la pièce où elles étaient allumées.
"Nous pouvons commencer, capitaine Soll," déclara Jules.
Soll hocha la tête et commença à parler.
"Premièrement, vous savez bien que le programme consiste à former des héritiers," déclara Soll.
Jules et sa femme gardèrent une expression neutre. Pour ceux qui comprenaient la situation de Feroth, cela n'avait rien de surprenant. Cela dit, Jules avait une question.
"Feroth n'a pas pu générer d'héritiers depuis plus de mille ans. Qu'est-ce qui fait croire au roi que cette fois-ci sera différente ? Ce genre de programme n'a rien de surprenant."
Jules lui-même avait participé à un de ces programmes top secret. C'est ainsi qu'il avait acquis ses pouvoirs hors normes, qui l'avaient placé au-dessus de la masse. Cela dit, aucun héritier n'en était sorti, malgré tous les sacrifices amers.
"Les royaumes continuent à produire plusieurs puissants, dont nous devons nous méfier. À commencer par le plus puissant : le royaume d'Alderaï."
Jules se pencha légèrement vers l'avant, regagnant son sérieux. Chaque fois qu'Alderaï était mentionné, les choses n'étaient pas à prendre à la légère.
"Le royaume le plus puissant de tous. Eux, ils ont plus de trois héritiers. Chaque année, il y a des successeurs capables de prolonger leur lignée. Mais qu'est-ce qu'Alderaï a à voir avec Feroth ?" demanda Noel.
"Avant tout, nous devons comprendre comment les royaumes fonctionnent, madame Noel. À part Alderaï, nous avons Sangnum et Feroth. Ce sont les royaumes les plus influents de tous. Les royaumes plus petits obéissent tous à une de ces trois super-puissances. Sangnum n'a qu'un seul héritier, mais sa lignée de chevaliers est redoutable. En comparaison, Feroth ne fait vraiment pas le poids. Bien que les royaumes soient en paix depuis plusieurs années, certains de nos alliés ont commencé à porter allégeance à Alderaï."
Jules lâcha un soupir démoralisé. C'était bien ce qu'il craignait. Bien qu'il ne fasse plus de missions, il avait encore quelques contacts un peu partout. Sans ces alliés, Feroth risquait de rétrograder au niveau de puissance intermédiaire.
"Ça pourrait être un avantage comme un désavantage pour nous. Cela dit, si un héritier venait à naître à Feroth, tout notre avenir pourrait changer d'un coup. Imagine, Jules... Un héritier qui maîtriserait Feroth."
Le capitaine Soll parlait avec tant d'ardeur que ses doigts craquèrent sous sa détermination.
"Nous avons trouvé une ruine. Selon les archives de la cour royale, ce serait l'un des sites où le premier héritier se serait entraîné. Si nous retournons à nos origines, peut-être que la donne pourrait changer ?"
Julain resta sans voix.
"Le site d'entraînement du premier héritier ?"
Cette découverte fit bouillir son cœur. L'histoire de Feroth n'était pas un secret. Feroth était aussi appelé le royaume des origines, pour la simple raison que le tout premier héritier de tous les royaumes était né à Feroth. C'était sur ces terres que tout avait commencé. Mais malheureusement, après cette figure légendaire, il n'y avait plus jamais eu d'héritier à Feroth.
"Jules, nous n'avons pas le choix. C'est un devoir d'aller là-bas et de l'examiner. D'ici là, le roi veut que tu reprennes du service et protèges les frontières en mon absence."
"Tu dévoiles enfin la raison de ta venue," murmura Jules. Il s'en doutait bien.
Il sentit la main de sa femme s'enrouler dans la sienne.
"Non, tu n'es pas obligé de faire ça," semblait dire son regard.
Mais Jules sourit simplement. Son dos, un peu voûté par sa maladie, se redressa. Une aura dorée se mit à brûler autour de son corps.
"Ce serait un honneur de servir encore sous Sa Majesté."