Un ciel d'orage, sinistre, s'ornant d'imposants nuages aussi opaques que de l'encre de Chine. Un ciel grondant d'un ronronnement sourd, cachant l'approche du tonnerre par-delà les pans de papier de sa chambre. Un panorama n'ayant rien à envier à la plus obscure des nuits sans lune.
Sora rêvait, il le savait.
Ce n'était pas la première fois, depuis son entrée dans la maison principale, que son subconscient rejouait ce songe inquiétant, pas la première fois qu'il n'était réduit qu'à un simple spectateur, que cette scène sur laquelle il ne possédait aucune emprise se rejouait devant ses yeux. Ce fut pourquoi il n'eut pas besoin de chercher ce que pouvait bien raconter ce songe, puisqu'il le savait déjà.
Pour le peu de fois que ce rêve s'était manifesté, il débutait systématiquement de la même manière. Tel un vieux disque rayé, les sons des discussions lui parvenaient depuis le lointain ; les images qui les accompagnaient se succédaient, saccadées et indistinctes, comme s'il n'était pas autorisé à en apercevoir l'entièreté. Dans l'obscurité de la nuit, plantée au milieu de l'encadrement de la porte de sa chambre, une lueur argentée s'était illuminée lorsque l'éclat bleuté d'un éclair tomba non loin.
Au fur et à mesure qu'il s'enfonçait dans les méandres de ce songe, Sora sentait la nausée le prendre aux tripes.
Dans les ténèbres opaques de sa chambre, lentement, la lueur argentée s'approcha de lui, esquissa un arc de cercle parfait, avant qu'il ne soit brusquement projeté en arrière.
Sora cligna des paupières, et, sans qu'il n'en sache la raison, le décor s'était d'ores et déjà métamorphosé.
Les néons de la ville dansaient une valse hypnotique devant ses yeux, un kaléidoscope de couleurs électriques qui lui donnaient le tournis. Les bourdonnements de voix lointaines, des syllabes incompréhensibles, vrombissaient tambours battants jusque dans ses tempes.
Ce rêve n'avait cessé de revenir hanter ses nuits, réminiscence d'un instant volé qu'il éprouvait grand mal à identifier, d'une scène qu'il avait dû vivre, il supposait, mais dont il ne préservait pas le moindre autre souvenir. Son esprit avait installé des barrières invisibles, une carapace impénétrable que même sa volonté n'aurait pu briser.
Sora sentit ses yeux se plisser pour espérer chasser l'eau de ses yeux. Le torrent d'eau glaciale s'abattant depuis les cieux noyait le sol et s'échouait sur sa figure, l'empêchant de garder les paupières ouvertes.
Une sensation, en particulier, primait sur les autres ; un flottement, l'impression d'avoir le corps dans du coton, la certitude que d'un instant à l'autre, ce qui jusqu'à lors gardait encore de la consistance s'éclipserait la seconde suivante. Sora se savait être allongé sur le flanc, ankylosé des pieds en tête, sur ce qui devait être du bitume. Le temps n'avait plus l'air de s'écouler de la même manière ; l'eau gelée qui cascadait au ralenti autour de lui avait fini d'engourdir ses sens. Les gouttelettes de l'averse s'infiltraient en continu sous ses vêtements et suintaient sur sa peau. Étrangement, malgré ce flux de sensations désagréables, son corps refusait de lui obéir.
Dans ce rêve aux contours si troubles, aux éclats de lumières indéfinis, il perdait pieds. Sa conscience sombrait, son corps s'engourdissait, transit de froid, et la réalité lui échappait.
Tandis qu'il s'enfonçait dans un vide abyssal, et comme à chaque fois qu'il vivait ce rêve, un dernier événement venait parfaire le tableau. Une voix lointaine et pourtant familière de femme, un cri strident pourtant assourdi par le clapotis incessant de la pluie, le rugissement de l'orage approchant et les acouphènes bourdonnant dans ses oreilles. Une voix qui, à priori, s'adressait à lui. Du moins le pensait-il.
« Jeune maître !! »
À ce hurlement déchirant, Sora ne s'était jamais entendu répondre. Parce qu'avant qu'il puisse le faire, le décor indistinct partait en fumée, et le monde qui jadis brillait à la manière d'un joyau parmi les gouttelettes de pluie, se dérobait sous lui, s'engouffrant dans des ténèbres glaciales et austères.
- Jeune maître !
Sora sursauta.
Ses yeux s'ouvrirent en grand. L'étau d'obscurité qui l'enserrait s'éclipsa en une fraction de seconde. L'oxygène incendiait ses poumons d'un feu ardent. Sora s'accorda une profonde bouffée d'air, laissant à ses rétines le temps de s'habituer à la lumière ambiante de la chambre, et comprit que les lattes de bois qu'il découvrait au-dessus de lui étaient en fait celles du plafond d'une chambre.
- Jeune maître ? réitéra la personne qui l'avait sorti de son sommeil un peu plus tôt. Êtes-vous occupé ?
Les yeux exorbités, et le souffle court, il brossa d'un rapide coup d'œil les alentours. Une chambre dans un style japonais typique, les zozotements d'une télévision restée ancrée sur la chaîne des infos, la vue d'un cerisier en fleurs.
La sueur dévalait ses tempes et s'échouait dans sa nuque. L'esprit encore embourbé par le brouillard du sommeil, la réalisation mit du temps à lui parvenir.
'Ah… C'est vrai. Je suis à la maison principale…'
Ici, entre les murs de cette demeure, tout lui était étranger.
Une boule de nerfs enfla dans sa gorge à cette pensée. Par réflexe, il risqua un coup d'œil en direction du grand miroir suspendu à la penderie. Les hématomes florissaient un à un sur les parties de son corps les plus douloureuses.
Entre les murs de cette maisonnée dont il ne connaissait rien, il avait, durant quatre jours consécutifs, perdu chacun de ses repères tel un jeu de dominos. Après deux jours de fièvre intense et de traitement par antidouleurs, deux jours dont il ne gardait que des parcelles de souvenirs, la réalité l'avait rattrapé.
En ces lieux, il évoluait en terrain hostile. L'erreur n'était pas permise. Le moindre faux pas, et les ennemis qui se tapissaient dans l'ombre, dans l'attente d'une manifestation de faiblesse de sa part, bondiraient à la première occasion qui se présenterait à eux.
Plutôt qu'un jeune héritier vulnérable comme il avait pu l'être pendant dix-sept longues années, il s'était fait la promesse que, dorénavant, il serait l'héritier marqué par le traumatisme de la séquestration ; l'héritier qui, fatigué des traitements infligés, montrerait enfin les crocs face à ses opposants après avoir été aussi longuement malmené.
Ses mains bandées et encore douloureuses glissèrent sur son visage. Chassant d'un revers de main imaginaire son malaise, Sora prit le temps de noter ce qui l'entourait.
Il avait dû s'endormir sur la table basse en regardant la chaîne du journal télévisé. Dans l'espoir de rassembler les pièces du puzzle sur ce qui avait bien pu pousser ce gang à s'en prendre à lui spécifiquement, il avait épluché toutes les chaînes d'informations. Seule la disparition mystérieuse des membres du gang était relatée sans entrer dans les détails.
Son thé à moitié entamé, et assurément froid à l'heure qu'il était, trônait encore sur la table basse, accompagné d'une assiette de biscuits que Irina avait cuisinés pour lui malgré qu'elle soit elle-même bien amochée.
La matinée était déjà bien entamée. En dépit d'une bonne nuit de sommeil, Sora ne réussissait pas à récupérer de cette pesante sensation de fatigue qui l'assaillait depuis plusieurs jours.
Était-ce là le contrecoup de ce qu'il s'était passé ?
Le noiraud claqua la langue.
Dès qu'il se retraçait les événements de leur sauvetage, l'image du membre du gang abattu froidement par Toshiro devant ses yeux se ressassait inexorablement dans son esprit, gravée telle une marque au fer rouge sous ses paupières. Le bruit qu'avait produit le corps en s'échouant à ses pieds, la légère secousse qu'il avait ressentie à cette instant précis, l'odeur de fer omniprésente dans l'air, mais qui, étonnement, pour une raison qu'il ne déterminait pas, s'était intensifiée quand il avait entendu le dernier souffle de l'homme traverser le portail de ses lèvres. Chaque détail, la moindre vague de frissons qui l'avait parcouru à ce moment précis, subsistait, aussi réel qu'au premier jour.
Sora se donna une claque mentale pour chasser au loin ces images déplaisantes.
Son propre corps le lâchait-il après le choc ?
- Jeune maître ? insista la personne derrière la porte menant au couloir.
Sora obliqua la tête vers la porte : il aurait presque oublié la présence d'Irina si celle-ci ne s'était pas manifestée de nouveau.
- Vous sentez-vous bien ? Dois-je faire venir un médecin ?
- Irina, croassa-t-il d'une voix à moitié endormie. Je vais bien. Tu peux entrer.
Le pan de papier glissa précautionneusement. Ayant troqué son haillon de kimono pour un autre de couleur unie, Irina avait l'air d'aller mieux. Les ecchymoses, qui encore la veille ressortaient d'un bleu violacé sur sa peau d'ivoire, commençaient peu à peu à se résorber. La servante avait repris des couleurs et arborait maintenant une mine, sinon rayonnante, déjà plus vivante.
Le jeune héritier se redressa avec lenteur en s'aidant de ses coudes, s'étant affalé sur la table lors de sa sieste.
- Qu'y a-t-il ?
Irina s'inclina, un sourire flottant sur les recoins de ses fines lèvres.
- J'ai un message à vous faire passer.
- Je t'écoute.
- Vous êtes appelé dans l'aile principale de la maison. Votre grand-père demande à s'entretenir avec vous.
Sora cligna des yeux, ne s'attendant pas à cette demande. Son grand-père voulait le voir ?
Ce dernier avait failli lui décrocher la colonne vertébrale avec l'une de ses paluches. Quand bien même Sora appréciait chacun de leurs moments ensemble, était-ce étrange si, en cet instant, il n'avait franchement pas envie d'entretenir la discussion avec lui alors que ses courbatures commençaient à peine à ne plus se faire ressentir ?
'Nh. Ouais. Je retourne dormir.'
- Je crains que vous ne deviez reporter votre repos à plus tard, malheureusement, Jeune maître, intervint dans un léger rire Irina. Maître Shigeru vous a convié pour un thé.
Sora lui rendit un air interrogatif, et en voyant Irina lui sourire, il comprit. 'Oh.' Avait-il dit cette phrase à haute voix ? Lui et sa fâcheuse manie de ne pas réussir à placer un filtre entre ses pensées et sa bouche.
- Si l'ancien chef du clan m'a expressément demandé, c'est qu'il y a une raison, j'imagine… ?
Pour toute réponse, Irina se contenta de lui sourire d'emblée.
En faisant bien attention à éviter les gestes brusques ou trop rapides, il se hissa sur ses jambes, ensuite grogna avec toute la mauvaise foi dont il pouvait faire preuve :
- Dis-lui que j'arrive dans quelques minutes.
- Très bien, Jeune maître.
Irina s'inclina d'emblée et s'apprêtait à repartir, quand Sora l'interpella :
- Irina.
La servante s'arrêta dans son mouvement, tandis que Sora, lui, de ses doigts encore bandés mais moins douloureux déjà, trifouillait maladroitement dans sa cascade de cheveux noirs.
- Tu sais que tu n'es pas obligée de te charger de mes repas.
Il se racla la gorge avant de poursuivre, réalisant que ses mots pouvaient sonner froids dits comme cela.
- Il me semblait t'avoir dit que ton contrat ne prendrait effet que quand tu serais parfaitement remise sur pieds.
Le sourire de la servante s'accentua – si cela était seulement encore possible ; à l'image de son fils Hajime, son sourire était l'expression par défaut d'Irina.
- Inutile de vous inquiéter pour moi, Jeune maître, je suis en pleine forme ! Vous m'avez offert l'opportunité d'être à nouveau à vos côtés. Il est hors de question que je fasse patienter plus longtemps mon patron.
- Bien, convint-il après quelques secondes de silence. Mais pas de folie, d'accord ?
Sur ce, elle réitéra une révérence avant de s'éclipser, le pas sautillant.
Le garçon aux iris de la couleur du ciel ne put que regarder cette porte que la servante n'avait pas manqué de refermer derrière elle.
« Patron. »
Bien que n'ayant pas encore atteint la majorité, Sora était désormais son employeur officiel. Si, officiellement, Sora la payait, officieusement, dans les coulisses, c'était le son grand-père, papy grizzli, qui leur assurait à tous les deux un revenu régulier et des quartiers reculés du reste du clan le temps de la rencontre officielle avec les hautes pointures des branches vassales.
Sora aurait bien levé les yeux au ciel s'il n'avait pas conscience que ces mots, que le fait qu'il soit maintenant son employeur, que chaque changement que cela impliquait, étaient porteurs d'une lourde signification pour Irina. Elle qui avait inlassablement été contrainte de suivre les ordres du chef du clan pour continuer à subvenir à ses besoins et ceux de son fils, elle qui n'aurait peut-être pas d'autre avenir prometteur ailleurs après avoir servi si longtemps dans les rangs d'un clan de yakuzas, Sora lui offrait la possibilité de s'émanciper de ces chaînes qui la retenaient tout en poursuivant son travail.
Un vent nouveau s'était mis à souffler pour la servante.
Quoi qu'il en soit, il était clair comme de l'eau de roche que Irina le portait en plus profonde estime encore qu'auparavant, lui qui n'était encore qu'un jeune héritier sans influence. La loyauté et la dévotion que la servante lui vouait à présent paraissaient s'être exacerbées depuis que Sora lui avait rapporté la discussion qu'il avait eue avec les hautes pointures du clan.
Il gardait encore un très net souvenir des regards pétillants qu'elle et son fils Hajime, lequel était resté auprès de sa mère tout du long, lui avaient jeté après qu'il ait dit en s'asseyant à leurs côtés :
« Tu travailleras pour moi, désormais, Irina. »
Prise au dépourvue, Irina n'avait pu qu'écarquiller les yeux. Hajime, qui en avait renversé son verre d'eau par terre sur le coup de la surprise, avait bafouillé un piètre « Travailler pour toi ? » en tentant piteusement d'essuyer le tatami avec une boite de mouchoirs en papier traînant à portée de main.
« C'est ce que j'ai dit. », avait acquiescé Sora. « Irina n'est plus sous les ordres du clan mais sous les miens, à présent. Je reprends son contrat, c'est une des conditions de l'accord que j'ai réussi à forger avec l'Oyabun. Vous comprenez ce que ça veut dire ? »
Les deux opinèrent mollement du chef, mais furent tant l'un que l'autre incapables de prononcer ne serait-ce qu'une syllabe. Ils se contentaient d'échanger des regards puis de les reporter sur lui.
Sora comprit qu'il avait besoin de dire les mots de vive voix pour que chacun comprenne les changements que cela impliquait.
« Irina, tu es libre maintenant. Tu n'es plus obligée de courber le dos devant les autres pour garantir ma sécurité, ni encore moins de te taire quand on te regarde de haut. Si quelqu'un te manque de respect, réplique. Je m'occuperai du reste. »
« Je… » avait commencé la servante, les yeux luisants de larmes que ses battements rapides de cils s'efforçaient à balayer. « Je vous suis sincèrement reconnaissante, Jeune maître. ».
« Je te l'ai dit, Pas vrai ? » lui avait répondu Sora, avec l'ombre d'un sourire sur les lèvres. « Je ne suis plus l'enfant que tu dois protéger du monde extérieur, Irina. Vous m'avez assez préservé comme cela, Yoshi et toi. Il est temps que je leur montre ce que j'ai dans le ventre. »
Irina avait pris le temps de déglutir puis, à l'aide de son fils, qui s'était aussitôt précipité à son chevet pour la soutenir en l'ayant vu s'extirper de son futon, elle s'était agenouillée devant Sora.
« Je sais ne pas être utile en ce qui concerne vous protéger d'un danger physique. Ce qu'il s'est passé m'a cruellement mise face à la réalité de mon impuissance. Mais Jeune maître, ce dont je suis sûre, c'est que je peux me rendre utile autrement. »
« Tu n'es pas obligée, Irina. » avait répondu Sora, après avoir vu le visage d'Hajime, sur qui Irina s'était appuyée, s'emplir d'une émotion qu'il ne sut très exactement discerner. « T'avoir en tant que servante est déjà suffisant. » Et c'était vrai : Irina assurait déjà bien assez de tâches comme cela. Étant son unique servante, elle devait gérer en permanence le rondement des repas, de la lessive, de la propreté des lieux.
« Prenez en compte ma position, s'il vous plait. » avait soudain rétorqué la brune, d'un ton sans appel. « Mon honneur de servante a été cruellement bafoué par votre enlèvement. Si je suis autorisée à rester à vos côtés, non pas en tant que subordonnée du clan mais subordonnée du premier héritier des Ryūno, je souhaiterais le restaurer d'une manière qui pourra vous être profitable. »
« Premier héritier. »
Irina n'avait pas manqué de mentionner que son statut de premier né faisait bel et bien de lui le premier héritier des Ryūno. Non plus « l'héritier illégitime », celui que l'on avait effacé, mais « le premier héritier », celui en tête de liste.
Même comme cela, Irina ne manquait pas de prouver sa loyauté.
'Ah.', avait pensé Sora, saisissant l'erreur qu'il venait de commettre. 'J'aurais d'abord dû prendre en considération ses sentiments.'
À l'image des samouraïs suivant un code d'honneur, le clan Ryūno attribuait énormément d'importance au respect de l'honneur et de la loyauté. S'il n'était encore qu'un parfait outsider jusqu'à lors, tel était le sentiment qu'exultaient les hommes du clan. Ça, au moins, il l'avait compris.
« Je comprends. », avait-il fini par accepter. « Mais inutile de me protéger, tu en as déjà payé les douloureux pots cassés. »
La figure parsemée de bleus d'Irina s'était illuminée.
« Bien sûr ! Les servants ont un avantage que les autres fidèles d'un clan n'ont pas. Nous sommes les meilleurs en récolte d'informations. »
'Oho.', Sora avait senti les coins de ses lèvres tressauter.
Par un coup de poker digne des meilleurs joueurs, Sora ne s'était pas privé d'user de son statut d'héritier reconnu par l'Oyabun pour arracher Irina de l'emprise du clan. Au départ, son unique but était de l'aider, elle, sa servante si dévouée. Or, il était vrai qu'hormis les informations qu'il récoltait au compte-goutte, lui qui ne connaissait rien de ce monde d'honneur et de combats sans pitié, il ne disposait d'aucun moyen sûr pour se renseigner sur l'environnement dans lequel il aurait à évoluer à l'avenir.
L'attendait un chemin de braises ardentes qu'il aurait à franchir malgré les difficultés.
Avoir une alliée de cette envergure, aussi fidèle, était la meilleure option pour lui à l'heure actuelle. Et comme pour confirmer que jamais elle ne le trahirait, Irina conclut en effectuant le dogeza :
« Je vous dois la vie, Jeune maître. Sans vos nombreuses interventions lors de notre séquestration, je ne serais certainement pas en aussi bon état, ni même peut-être en vie pour pouvoir vous dire ces mots aujourd'hui. C'est pourquoi, soyez-en assuré, je vous serai loyale jusqu'à ma mort. Utilisez-moi comme bon vous semble, si je ne peux être votre épée, je deviendrai vos yeux et vos oreilles. »
Sentant peser sur lui le poids du regard indéchiffrable de Hajime, Sora avait agréé à la demande de cette servante, pas mécontent d'avoir une personne en qui faire confiance dans l'enceinte de ces murs.
Revenu à la réalité, il chassa au loin ces souvenirs datant de quatre jours auparavant et se dirigea vers la porte d'entrée. S'il n'en éprouvait pas l'envie, il fallait qu'il aille discuter avec l'ancien chef du clan, son grand-père, Shigeru Ryūno.
~ x.X.x ~
À l'exception du soutien sans faille d'une subordonnée fiable, un autre détail avait changé dans son quotidien d'héritier maintenant reconnu par son père.
Et… Erh.
Pour résumer les choses plus simplement, ce détail était si visible qu'il lui donnait mal aux yeux.
Le temps qu'il trouve son propre garde du corps et que Yoshi, que Sora savait maintenant en convalescence, ne se rétablisse, le jeune héritier était, incontestablement, à partir de maintenant, accompagné d'un autre garde du corps choisi par les soins de son grand-père.
- Jeune maître Sora, s'inclina l'homme qui depuis le levé de l'aube n'avait pas quitté la surveillance de la porte d'entrée de sa chambre.
Accueilli par la silhouette de cette nouvelle tête dans son quotidien, Sora referma la porte derrière lui. Le gratifiant d'un signe maladroit de la main, l'adolescent lui rendit son salut.
- Bonjour, Issei. Je vais rejoindre mon grand-père.
Issei hocha du menton.
- Maître Shigeru doit vous attendre dans son endroit favori à l'heure qu'il est. Je vais vous y emmener. Veuillez me suivre, s'il vous plait.
Raide comme un piquet et de sa démarche boitillante d'éclopé, Sora lui emboîta le pas, gardant néanmoins une distance de cinq pas à la vue de l'arme à feu qui trainait sous le pan du costume de son nouveau garde du corps.
Issei, un gars qu'il avait rencontré quelques jours plus tôt ; son garde du corps personnel, choisi par les soins de l'ancien chef du clan.
Pour la petite anecdote, son grand-père avait déboulé sans prévenir dans sa chambre le lendemain des négociations. Shigeru avait tiré derrière lui un second homme qu'il lui avait présenté comme celui qu'il avait choisi pour assurer le rôle de son garde du corps personnel le temps qu'il se trouve le sien. Le nouveau venu manqua de rendre aveugle son désormais protégé, tant son goût pour les vêtements était plus que douteux.
L'homme qui se chargerait dès à présent d'assurer sa sécurité possédait une carrure certes moins impressionnante d'une bonne dizaine de centimètres que celle de Yoshi, qui se rapprochait d'emblée d'une armoire à glace, mais, contrairement à lui, Issei était bien plus tape à l'œil.
Ses vêtements de couleurs flashy – les chemises à motifs de léopards se vendaient réellement en magasin, alors ? Sora retirait tout ce qu'il avait pu penser de mal sur les dégaines des racailles de la ruelle – dénotaient avec ses cheveux marrons foncés maintenus vers l'arrière avec ce qui semblait être la bombe de laque complète. Pour parfaire le stéréotype du yakuza, une paire de lunettes de soleil trônait fièrement sur le haut de son crâne.
Issei était intimidant, il en allait sans dire, mais Yoshi lui offrait un meilleur sentiment de protection que cette étrange chenille sur jambes.
Le seul point positif qu'il pouvait lui trouver était que Issei paraissait comprendre le principe d'espace vital. Quand Yoshi refusait de le laisser marcher à cinq pas devant lui, Issei préservait son allure mais acceptait qu'il vaque à ses occupations du moment que Sora demeurait dans son champ de vision ; la raison à cela étant surement l'arme à feu qui pendait à sa taille.
Si on en oubliait ses goûts vestimentaires plus que douteux, sa présence était cependant moins irrespirable que celles que dégageaient son grand-père et son père. Dans l'ensemble, Issei demeurait abordable.
- Jeune maître.
Ramené sur terre par Issei, qui s'était arrêté dans sa marche, Sora le regarda sans comprendre.
- Nous sommes arrivés.
Le garde indiqua une porte glissante identique à toutes les autres, à la seule différence qu'en hauteur, attaché à un linteau de bois, un écriteau dessinait le kanji du mot « honneur ».
'Oh, déjà ?' se surprit Sora, qui à part remarquer qu'ils longeaient le paysage bourgeonnant du jardin, n'avait pas pris grande attention au chemin qu'ils empruntaient.
- Merci.
Issei s'inclina une dernière fois avant de se placer à droite de la porte, dos à celle-ci, assurant ainsi à la perfection son rôle de garde-du-corps. En avançant la main vers la poignée, l'adolescent s'annonça :
- Grand-père… ?
- Ah, Sora ! s'éleva la voix rappeuse de Shigeru derrière le pan de papier. Entre, je te prie.
Sora fit glisser la porte. La pièce dans laquelle il pénétra ressemblait à s'y méprendre à celle dans laquelle il avait eu la discussion avec les hauts gradés du clan, à la différence que l'endroit revêtait des airs davantage cérémonieux : un service à thé siégeait sur la table basse au milieu de la pièce, laquelle s'encadraient de quatre coussins pour s'asseoir, des parchemins rédigés à la main habillaient les murs, les aromes des cerisiers en fleurs parfumaient les lieux.
Le dos musclé du vieil homme lui faisait face. Dans la quiétude des lieux, la silhouette humble de cet ancien chef de clan lui remémora presque l'écoulement de l'eau d'une rivière. Paisible, serein, nul autre que l'ancien chef des dragons de Shinjuku n'aurait pu mieux s'intégrer à ce décor digne d'une peinture.
- Viens me rejoindre pour une tasse de thé, mon enfant, l'invita le vieil homme balafré.
Ne sachant comment se comporter, l'adolescent ne put qu'acquiescer d'un bref hochement du menton et obtempérer. Il décida d'occuper la place que lui avait désignée Shigeru de la main.
Il s'écoula de longues secondes sans qu'aucun des deux occupants de la pièce ne rompe le silence. Sora observait juste un point indéfini du parquet pendant que Shigeru lui versait son thé avec des gestes étonnamment harmonieux pour un homme aussi imposant.
Lorsqu'ils passaient du temps ensemble, c'était en général Sora qui lui servait le thé. Voir son grand-père le faire pour lui le rendit nerveux. Sora comprenait sans que son grand-père n'ait à le lui dire que la discussion qu'ils s'apprêtaient à échanger serait importante.
- Comment te sens-tu ?
Sora faillit sursauter quand la voix de son grand-père lui parvint aux oreilles. L'adolescent redressa la tête et s'aperçut que le vieil homme borgne l'observait avec attention de son seul œil valide.
- Oh…
Sora lui rendit un sourire avant de lui répondre.
- Je vais bien, merci Grand-père.
- Je suis content de l'apprendre, fit en retour Shigeru, alors que son expression d'ordinaire si dure s'adoucissait. J'avais peur qu'il ne soit trop tôt pour t'appeler dans mes quartiers.
Le vieil homme posa devant son petit-fils l'une des deux tasses qu'il venait de remplir. Sora le remercia d'un sourire et s'empara comme il put de son breuvage brûlant. Il dût cependant le reposer aussitôt sur la table basse, la chaleur qui se dégageait de la tasse avait réveillé la douleur dans ses mains.
- Je vais bien, grand-père. Et maintenant que je suis dans la maison principale, j'ai l'opportunité de venir vous rendre visite bien plus souvent.
- En effet, plaisanta le vieil homme, qui avait déjà commencé à boire sa tasse de thé. Sache qu'il n'est plus de mon âge de faire les déplacements jusqu'à la maison secondaire, et je ne dirai pas non pour que tu m'achètes des friandises la prochaine fois que tu me rends visite. La petite Tadashi est un vrai cordon bleu, mais rien ne vaut un thé avec des encas sucrés d'une bonne pâtisserie.
- Je tâcherai de vous apporter vos pâtisseries préférées, dans ce cas.
Le vieil homme parut enchanté par cette idée. Dans le calme de la pièce, Sora sentit la pression des derniers jours quitter ses épaules. Aussi soudainement qu'elle n'était apparue lors de l'enlèvement, à présent elle s'évaporait telle une volute de fumée soufflée par la brise.
La tension dans ses muscles se relâchait pas à pas, elle aussi. La présence de son grand-père lui faisait grand bien. Après les récents événements, Sora avait l'impression qu'ils n'avaient pas échangé une tasse de thé ensemble, bavardant de banalités, depuis des lustres.
- Issei te convient-il ?
- … Pardon ?
Ôté assez brutalement du sentiment de bien-être qui commençait à le submerger, Sora se sentit bête quand sa voix croassa plus qu'elle ne prononça sa question.
- Ton garde du corps, mon enfant, expliqua son grand-père. Te convient-il ? Souhaites-tu que je t'en présente un autre ?
- Issei ? demanda l'adolescent avec maladresse, déboussolé par cette question inattendue. Il… euh… remplit bien son rôle.
D'un mouvement affirmatif du menton, Sora acquiesça pour prouver qu'il était en effet satisfait du garde du corps.
- Tu m'en vois rassuré. Je me suis dit que même si sa garde-robe devrait être à revoir, son caractère s'agencerait bien avec le tien.
En effet, Sora n'était pas mécontent que Issei soit aussi laxiste et silencieux. Cela lui évitait d'avoir à maintenir avec lui une conversation vide d'intérêt.
- Si je t'ai fait venir, c'est parce que je pense qu'il est important que nous discutions de certaines choses, reprit le borgne.
De suite, le ton que le vieil homme avait employé raviva le sentiment de tension dans le corps de l'adolescent.
- Vois-tu, mon garçon… Ce matin, j'ai pu échanger avec nos chers invités.
- Nos invités ? répéta Sora, sans réellement saisir de qui pouvait bien parler son grand-père.
Curieusement, la manière dont le vieil homme avait insisté sur le mot « invités » fit remonter un frisson le long de son dos. Si cette phrase devait revêtir une image, Sora aurait immédiatement pensé au venin mortel d'un serpent, tant la façon dont Shigeru l'avait prononcée était emprunte de mépris et de suffisance.
- Nos chers amis, les membres du gang qui ont eu l'audace de t'enlever, bien sûr.
'Oh. Ces invités.'
- Je… Je vois, marmonna l'adolescent, tandis qu'il déglutissait pour estomper le nœud grandissant qui contorsionnait chaque seconde davantage son estomac.
Pour une raison qui lui échappait, son grand-père avait l'air agacé.
- J'ai cru comprendre que tu ne les voulais pas morts.
Prudemment, Sora expliqua :
- Je pense… qu'ils seront plus utiles en étant vivants.
Sur ce coup, Sora avait senti naître en lui l'obligation de mentir à son grand-père. Il savait que ce dernier accordait moins d'importance aux prisonniers que lui, mais Sora…
Son esprit rejoua malgré lui le moment où l'homme du gang s'était écroulé à ses pieds, quelques jours auparavant.
Certes. Sora ne voulait plus qu'il y ait des morts dans cette histoire. Il ne savait pas ce qu'il était advenu de ces hommes, et il préférait très honnêtement ne pas l'apprendre, sachant, au fond de lui, que ce que son clan leur réservait n'était probablement pas une sentence clémente. Or… Il ne souhaitait pas être à l'origine de leur mort.
- J'ai cru comprendre, effectivement. C'est pourquoi je me suis simplement amusé avec eux, expliqua Shigeru, en haussant les épaules.
Pourquoi le mot « amusé » avait résonné comme « torturé » lorsque son grand-père l'avait prononcé ? Sora préférait assumer que cela n'était que le fruit de son imagination.
Oui. Son imagination.
- Mais vois-tu, ne cessait de parler Shigeru, tout en sirotant son thé, le jeu n'a été que de courte durée. Par mégarde, les règles n'étaient… visiblement pas à leur goût.
'Haha… Mon grand-père, ce taré.'
Les pensées qui fusèrent dans l'esprit de Sora, à ce moment précis, manquèrent de peu d'être révélées. L'adolescent aux prunelles azurées s'empara comme il put de sa tasse de thé, ses mains étant toujours bandées, et en enfila une gorgée. Le liquide chaud lui brûla instantanément la langue, lui faisant oublier son envie intempestive de dire tout haut ce qu'il pensait tout bas.
- Et qu'avez-vous gagné de ces échanges, grand-père ? l'interrogea-t-il, les larmes lui montant aux yeux à cause de la boisson encore brûlante qui venait de lui incendier la gorge.
- Des futilités sans grande importance, si ce n'est un nom. Comment était-ce, déjà ? Ah oui, voilà ! Naja ! Un nom bien étrange, si tu veux mon avis.
Les sourcils du jeune homme se froncèrent.
'Étrange.' se fit-il la réflexion. Son grand-père… semait des indices… ? Comme s'il cherchait à masquer son aide par sa désinvolture.
Sora se mit à cogiter.
Cela signifiait-il que le gang avait encore quelqu'un en réserve susceptible de s'en prendre au clan ? Non mais… N'était-ce pas suicidaire pour une seule personne de s'en prendre à un clan de yakuzas ? Mmh, oui, assurément.
À moins que…
Les paupières de Sora s'écarquillèrent. Les pièces du puzzle s'assemblaient une à une dans son esprit.
L'autre possibilité était que ce Naja ne soit pas seul, et qu'à défaut de jouer le kamikaze, il recelait d'autres plans. Dans ce cas…
Sora pinça du nez.
Il était fort probable que ce Naja ne soit pas un membre du gang à part entière, mais soit plutôt celui qui tirait les ficèles. Soit il était la taupe… Soit il avait l'aide d'un complice.
Sa thèse d'un espion dans le clan gagnait en consistance.
Shigeru dû remarquer les rouages du cerveau de Sora tourner à plein régime, car l'ombre discrète d'un sourire s'étendit sur le coin balafré de sa bouche.
- Je n'ai pas très bien compris ce que ce nom venait faire dans son histoire, mais pas besoin de s'en préoccuper, ne penses-tu pas, mon garçon ?
Sora l'étudia une brève seconde par-dessus le haut de sa tasse de thé. Si son grand-père voulait jouer à ce jeu pour lui venir en aide, alors Sora dégainerait également son meilleur jeu d'acteur.
- Tout à fait, grand-père. Les Ryūno ne plieront pas devant un piètre gang.
- Je n'aurais pu le formuler d'une meilleure manière !
Shigeru but la moitié de son thé en une longue goulée, s'en mettant dans la barbe par extension.
- Hé, Sora ? Tu penses toujours à te trouver ton garde du corps personnel ?
- Certes, j'y songe. Est-ce que… cela pose un problème ?
- Non, nia Shigeru, je te pousse même à te dépêcher de le faire.
- … Y-a-t-il une urgence ? questionna Sora, après une hésitation, tant le ton posé de son grand-père contrastait avec ses dires.
- Plus qu'une urgence, précisa son compagnon de thé, c'est une série quelques peu agaçante de problèmes qui se pose.
Un des sourcils de Sora s'arqua sur son front. Quels autres problèmes pouvait-il bien exister en dehors du fait que la presque intégralité du clan était sur son dos et qu'il ne disposait que d'une servante aussi mal en point que lui pour seule alliée ?
- Si je t'ai fait venir, c'est pour t'annoncer que la date de la prochaine réunion du clan a été décidée hier soir, développa Shigeru, son seul œil encore valide perdu dans les remous de son thé.
'Ah. Voilà une autre épine dans le pied. Parfait ! La première épine du nom de « Naja » n'était pas assez profondément enfoncée de toute manière.'
Sans laisser à son petit-fils le temps de digérer l'information, Shigeru sirota une autre gorgée de thé et déclara :
- Elle aura lieu à la mi-avril.
- … Dans deux semaines ? s'étonna l'adolescent.
Le noiraud n'en croyait pas ses oreilles. Si vite ?
- Exactement.
- Ils ne peuvent pas attendre que je sois au moins rétabli de mes blessures ?
Sora aurait voulu crier au scandale, cependant le mouvement de tête négatif que lui rendit son grand-père le fit plutôt se renfrogner.
- Il semble que le climat en ville ne le permette pas, mon garçon. La nouvelle de ton enlèvement a créé certains remous parmi nos rangs.
'Des remous ?', Sora essayait tant bien que mal de suivre.
- Certains idiots songent à envoyer ton frère dans une branche externe du clan, avec pour motif saugrenu de le protéger.
À l'évidence, cette fois, son grand-père ne s'évertuait pas à passer par des chemins détournés pour lui transmettre un message. Tout le monde devait être au courant de son aversion non dissimulée envers certains sujets de son paternel.
- Si ce gang a réussi à m'atteindre moi, raisonna Sora, qui tentait d'agencer toutes les nouvelles informations sur l'ardoise de son esprit pour en faire un schéma lisible. Ils pensent que mon frère est susceptible de connaître le même sort…
Shigeru pestiféra avec fougue :
- C'est en laissant la coupe de saké à des idiots pareils que le clan s'est affaibli !
Soudain, Sora manqua de tomber en arrière. De sa patte de grizzli, Shigeru venait de frapper un grand coup sur la table.
- Comprends-tu ce que j'essaie de te dire, Sora ? Lors de cette réunion, tu seras seul dans la tanière du dragon. Personne, ni même moi, ne peut te protéger maintenant que tu as décidé d'entrer dans le processus de succession. Ces imbéciles qui prétendent soutenir Kaito vont dévoiler leur côté fourbe et tout faire pour que tu ne te mettes pas entre eux et les ficelles du pouvoir !
La gorge nouée, Sora se mordit la lèvre inférieure.
- J'en ai conscience, grand-père, fut-il en mesure de murmurer malgré le soudain malaise qui l'assaillait.
En effet, il en avait pleine conscience. Si certaines personnes, comme par exemple Toshiro et ses hommes, ou même Genji, le conseiller de son père, ne semblaient pas être ses ennemis, ils n'étaient pas ses alliés non plus.
Sora le savait.
C'était d'ailleurs ce qui l'avait poussé à vouloir choisir un garde du corps en dehors des membres du clan. Dans ce clan, procédé de succession oblige, ceux vers qui il aurait pu se tourner pour demander du renfort n'étaient pas de son côté.
Pour tout exemple, Issei et Yoshi non plus n'étaient pas ses alliés. Ils ne faisaient que suivre des ordres. Pour qu'un membre vous soit loyal jusqu'à la mort, il fallait échanger le sakazuki, la cérémonie du parent-enfant.
En engageant quelqu'un de complètement extérieur au clan, il minimisait les chances d'être poignardé dans le dos.
- Ici, poursuivit Shigeru, le visage bien plus sombre et sérieux, c'est la loi du plus fort, mon enfant. Si tu espères survivre, trouve-toi des alliés. Trouves des personnes qui accepterons d'être l'épée qui t'ouvrira un chemin, et le bouclier qui te protègera des coups-bas. Si tu espères survivre assez longtemps pour devenir le souverain de la tanière du dragon, trouve des personnes qui sauront être les extensions de ta volonté.
Sora acquiesça, conscient qu'il devrait suivre cette suggestion s'il espérait parvenir à ses fins. Son grand-père lui donnait des conseils en tant qu'ancien chef de clan, il devait les prendre en compte, ce ne serait que pure folie de ne pas le faire.
- Et souviens-toi : ne sont dignes de confiance que ceux qui seraient prêts à sacrifier ce qui leur est de plus cher pour te voir en sécurité. En tant que chef, tu deviendras leur priorité, leur plus grande force, mais également leur plus grande faiblesse.
À ce moment-là, Sora comprit ce qui rendait ce grand-père qui était le sien aussi inatteignable, aussi emblématique. À l'image de ses subordonnés, lui aussi devait receler des plaies qui jamais ne se refermeraient. L'ancien chef n'usurpait pas sa place.
C'est pourquoi, dès qu'il eut fini de partager le thé avec son grand-père, Sora décida qu'il ne tarderait plus à se mettre en marche. Il était temps pour lui de déplacer ses premières pièces sur l'échiquier, sans que personne ne puisse le remarquer.
- Irina.
Sora interpella sa servante une fois qu'il fut de retour dans ses quartiers.
- Tu es toujours décidée à être mes yeux et mes oreilles ?
Le visage paisible d'Irina changea brusquement d'expression, si vivement que Sora crut avoir imaginé le sourire qu'elle arborait la seconde précédente. Elle stoppa le pli de son linge pour fixer son nouveau patron droit dans les yeux.
- Ma volonté de vous être utile est toujours intact, Jeune maître. Ordonnez et vous ne serez pas déçu.
'Ma servante n'est clairement pas une servante lambda.', se fit-il la réflexion, content qu'Irina soit de son côté.
Il aurait dû s'attendre à ce qu'elle dispose de plus d'un tour dans sa manche. Irina avait décidé d'être sa servante personnelle, celle d'un héritier sans influence, et avait maintenu son poste plusieurs années durant. Elle avait dû développer diverses capacités utiles aux renseignements au cours de ses nombreuses années de service.
- Voici ton premier ordre en tant que ma subordonnée, annonça-t-il, en s'avançant vers elle. J'ai besoin d'une liste de toutes les personnes susceptibles de participer à la réunion de clan. Si tu peux obtenir des informations sur eux et leurs subordonnés, ce serait encore mieux.
D'un geste solennel, Irina courba le dos :
- Vos désirs sont des ordres.
Sur les lèvres fendues de l'adolescent se dessina un sourire identique à celui de sa servante. Il ne voulait pas mettre sa précieuse servante en danger, en particulier dans un climat aussi instable et tumultueux, or…
L'autoriser à être l'ombre discrète qui lui susurrerait les bruits de couloirs était une option acceptable, n'est-ce pas ?