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Chapitre 4 : Les déménageurs

Alors qu'elle avait l'habitude d'être complètement seule chez elle, avec pour seule présence les utilisateurs sur les forums à travers l'écran de son ordinateur, depuis qu'elle avait été forcée à participer à l'Internet KG elle côtoyait et discutait activement avec deux personnes : Chloé et GOD. Elle était sortie de sa solitude, même si elle ne faisait pas vraiment d'efforts pour aller vers les autres. Ses journées avaient tendance à être très monotones, et coupées seulement par les moments où Chloé venait la voir. Elle était seule avec ses pensées, sans jeux vidéo pour passer le temps. 

— Dis, GOD, pourquoi la plupart des joueurs ont moins de trente ans ?

— C'est un choix pour faciliter les expérimentations. Il y a un phénomène très simple à l'œuvre, quand on parle de magie. Est-ce que tu arrives à t'imaginer ce qui se passe quand tu restes plusieurs heures dans une pièce sombre ?

— Les yeux s'habituent, et on arrive à distinguer les silhouettes.

— Exact. Mais une fois arrivé à ce stade, il est difficile de revenir à l'état où tu ne distinguais rien. Et puis, à première vue, c'est inutile d'abandonner cette perspective.

L'explication de GOD était assez claire, mais Helena n'arrivait pas à deviner où elle voulait en venir.

— Maintenant, remplace la pièce par la réalité. Quand l'homme naît, il est dans le noir, il est incapable de percevoir la réalité.

— Mais les nouveaux-nés sont capables de voir, d'entendre et tout ? interrompit Helena.

— Oui. Mais est-ce qu'ils sont capables d'intégrer ce que leurs sens perçoivent comme la réalité ?

— Ah… J'sais pas.

— Petit à petit, l'homme apprend à accepter les éléments perçus par ses sens comme sa réalité. Il ne peut pas connaître l'entièreté de la réalité, mais petit à petit il construit la sienne, et s'y habitue. 

Helena, qui n'avait jamais porté intérêt aux enseignants avant, était étonnamment très assidue. Ce sujet piquait sa curiosité, et elle espérait clarifier les zones d'ombre qui subsistaient sur la magie. Cette discussion permettait de compléter les recherches qu'elle avait faites la veille auprès de John Titor. 

— La magie est un élément de chaos dans cet ensemble, reprit GOD. Pour pouvoir l'utiliser, il faut plonger la pièce dans le noir, et imaginer une autre disposition des meubles. Il faut pouvoir transformer sa réalité personnelle pour qu'elle influence la réalité globale, en tout cas, c'est ma théorie.

Même si elle pouvait voir la logique derrière la réflexion de GOD, elle avait du mal à l'accepter. Peut-être que c'était en partie vrai, elle ne savait pas vraiment comment interpréter les indices dont elle disposait à présent. 

— Si elle s'avère vraie, continua l'intelligence artificielle, alors plus une personne s'est habituée à la réalité, moins elle sera à même d'utiliser correctement la magie. Pour faire simple, les adultes ont moins d'imagination que les enfants, donc les enfants peuvent plus facilement utiliser la magie.

— C'est parce que j'arrive pas à m'imaginer remonter dans l'temps, qu'je peux pas emprunter l'pouvoir d'John ?

— Les limites d'un pouvoir s'imposent d'elles-mêmes. Peut-être que tu arriverais plus facilement à l'utiliser si tu te fixais des conditions ?

— Comme ?

— Par exemple, tu pourrais fixer que ton pouvoir ne fonctionne qu'avec l'accord du possesseur d'un autre pouvoir. Si tu remplis la condition, utiliser ton pouvoir devrait devenir plus naturel.

Helena prit un instant pour analyser la proposition de GOD. S'y plier diminuait la polyvalence du pouvoir, et effaçait tout effet de surprise. Si elle pouvait envisager de dévoiler son pouvoir à Chloé, c'était tout de suite plus dangereux si c'était un participant qu'elle ne connaissait pas bien. 

— Je comptais organiser un jeu avec des enjeux mineurs dans la journée. Ce serait l'occasion parfaite pour que tu découvres des pouvoirs en action.

Motivée à éradiquer tous ses doutes et à déterminer la vérité, elle se leva de son lit, enfila sa veste et referma l'ordinateur portable sur lequel elle travaillait.

— Où est-ce que ça va se passer ?

— Dans la salle de jeu.

— Il y a une salle de jeu ? Dis-moi comment m'y rendre. Ah, demande à Chloé de sortir aussi.

Helena n'avait pas laissé sa première victoire lui monter à la tête, au contraire, elle avait un peu été refroidie. Elle avait réussi à gagner uniquement parce qu'elle avait mis en place le jeu pour qu'il soit en sa faveur, mais ça n'allait pas toujours être le cas. Elle avait conscience que ce qui allait la sauver serait sa capacité d'adaptation et sa vivacité d'esprit, mais elle pouvait mettre davantage de chances de son côté en récoltant des informations. 

La salle de jeu était juste en face de la cafétéria, et Helena réalisait qu'elle n'avait pas fait attention à l'écriteau qui l'annonçait quand elle était passée devant. Chloé l'avait rejoint devant le pallier. Elle avait été surprise d'apprendre que sa camarade était en dehors de sa chambre.

— Pourquoi on est ici ? demanda-t-elle.

— Je compte participer à un jeu. Je m'disais qu'une tête de plus serait utile. 

Helena ouvrit la porte de la salle de jeu, et découvrit une pièce plutôt spacieuse, avec de nombreuses tables de jeux. La salle faisait penser à un casino et était décorée de façon très similaire, contrairement au reste de leur prison, cette pièce était très colorée et très chic. Elles n'étaient pas les premières sur les lieux, et le lieu était même plutôt animé. Helena se tourna vers Chloé, mais se rendit compte qu'elle disparaissait sous ses yeux, tirée par des bras vêtus d'un costard familier. Ils appartenaient effectivement à Risa, qui sans prévenir avait attrapée sa camarade et l'amenait contre son gré au milieu de la salle.

— Qu'est-ce qui se passe ? s'inquiéta Chloé, qui résistait à peine.

Risa s'arrêta, et la porta en l'air en la tenant sous les aisselles comme un chat. Chloé resta passive, attendant désespérément une réponse.

— C'est bon, GOD ? Ma voix est transmise ?

— Tu peux y aller Risa, répondit-elle.

Elle s'éclaircit la gorge, puis se mit à parler avec une tonalité si forte qu'elle fit sursauter toutes les autres personnes présentes, y compris Helena qui observait.

— Votre attention à tous et à toutes, nous avons besoin de quatre participants pour un jeu du déménageur dans la salle de jeu ! La récompense est un rencard avec cette petite poupée !

— Vous pouvez pas faire ça, s'écria Chloé.

— C'est l'idée de Risa, commenta GOD pour se dédouaner.

Helena n'avait pas particulièrement de raisons pour participer. Ils ne mettaient rien en jeu, mais la récompense ne l'intéressait absolument pas.

— Stimuler nos instincts, eh.

— Helena, sauve-moi ! supplia Chloé, qui ne pouvait rien faire d'autre que de s'agiter tant qu'elle était retenue par Risa.

Sans que cela surprenne personne, deux garçons qui étaient sur place sautèrent sur l'occasion et s'inscrivirent au jeu. Chloé avait un joli visage, duquel Helena était un peu jalouse. Elle trouvait que sa situation était méritée, et espérait être témoin d'une juste rétribution. Pour se réserver la meilleure place, elle s'installa sur l'un des canapés bordeaux, à côté d'une brune aux cheveux attachés en queue de cheval courte. Cette dernière était à moitié allongée, penchée sur un carnet de dessin, un crayon dans la main, dont la mine était posée à la surface du papier. Elle était comme figée, le regard vide, en la voyant comme ça, Helena avait des frissons.

Fuck.

Un long soupir suivit ce juron, sortant de la bouche de cette fille. Elle enfonça le crayon qu'elle tenait dans le sac banane qu'elle portait en bandoulière et, abandonnant son carnet sur le canapé, se leva. Helena distinguait un coup de crayon expérimenté, digne d'un vrai artiste, qui représentait l'entièreté de la salle, avec des silhouettes qui traversaient. Le mouvement était retranscrit par un flou qui suivait les ombres. Un seul élément gâchait ce paysage : un trait trop épais pour être effacé, sûrement involontaire, au niveau de la porte d'entrée. Helena n'eut pas le temps d'analyser davantage, elle fut saisie par la capuche, et traînée par la dessinatrice. Contrairement à Chloé quelques instants plus tôt, elle résistait farouchement, mais n'était pas de taille. 

— Me touche pas salope ! 

Une fois arrivées devant Risa, la dessinatrice leva vers elle son regard furieux. Sa rature l'avait visiblement mise de très mauvaise humeur, mais Helena ne comprenait pas pourquoi elle avait été mêlée à cette histoire. La fille s'exprima dans un langage oriental que personne ne semblait comprendre, exceptée Risa.

— Voilà vos deux derniers participants ! Commençons vite, j'ai besoin de me défouler.

Risa esquissa un sourire en voyant la lueur dans le regard de la dessinatrice. Elle anticipait un affrontement impressionnant, et en voyant Helena forcée à rejoindre, elle se doutait que l'issue serait imprévisible. 

— Très bien mes poulettes. Le jeu du déménageur va commencer dans une dizaine de minutes, je vais déjà expliquer les règles pour ceux qui ne les connaissent pas déjà.

Helena constatait avec dépit que c'était impossible de se rétracter maintenant. Entre les espoirs de Chloé qui la voyait en sauveuse et Risa qui n'attendait pas son consentement avant de la forcer à participer. Heureusement, les enjeux étaient de faibles importance.

— Je voudrais ajouter un autre pari, intervint la dessinatrice en anglais, c'est que la personne qui aura le plus de carton à la fin du jeu sera obligée de devenir mon assistante.

Helena avait l'impression qu'elle avait cette fois fait en sorte que tout le monde comprenne ce qu'elle voulait ajouter au tapis.

— Et si c'est toi qui perds ? demanda Risa.

— Comme vous voulez.

— Confiante, à ce que je vois. Très bien, tu prêteras ta plume à la personne qui a le moins de boîtes en carton.

Elle acquiesça sans remettre en cause les conditions. 

— Très bien, passons aux règles. Nous allons jouer à une variante du déménageur à quatre. La salle de jeu sera séparée en quatre carrés adjacents, et chaque joueur est associé à un carré. Cinq boîtes en cartons seront positionnées dans chaque carré. Vous aurez alors cinq minutes pour vous débarrasser des boîtes en carton. Vous ne pouvez pas marcher sur le territoire d'un autre. À la fin des cinq minutes, je sifflerai un stop, plus personne ne bouge, et on compte les cartons dans chaque carré. La personne dont le carré comporte le moins de carton est déclarée vainqueur. Est-ce que vous adhérez à ces termes ?

Sûrement motivés par la récompense à la clé, les garçons ne remirent pas en question la clause ajoutée par la dessinatrice. Helena par contre n'était pas ravie de jouer dans ces conditions, mais Chloé la regardait avec des yeux larmoyants et pleins d'espoirs, à un tel point qu'elle se sentit obligée de s'y plier.

— Parfait. Mes poulettes et mes poulets, prenez place dans l'un des carrés !

Il n'y eut pas d'incident pendant la répartition. Helena se trouvait adjacente à la dessinatrice et un des garçons. Elle ne savait pas encore quelle stratégie employer pour se sortir de ce pétrin. Elle allait surtout viser la troisième ou deuxième place, pour éviter la pénalité du dernier. Pendant qu'elle réfléchissait, les éclairages diminuaient petit à petit, laissant la salle dans une pénombre seulement brisée à quelques endroits par des lampes toujours allumées. Brusquement, des leds s'allumèrent au sol entre les participants, délimitant les carrés qui avaient été déblayés des meubles qui les encombraient, remplacés par les fameuses boîtes en carton. L'espace délimité par les leds était plutôt étroit, mais suffisant pour un jeu de ce genre. Après quelques instants, des projecteurs au plafond inondèrent les participants d'une lumière très blanche, puis finalement se répartirent sur toute la zone du jeu. Une voix retentit, comme portée par des hauts-parleurs.

— Bonjour mes p'tites poulettes et p'tits poulets ! Ici Risa Kagayaki, votre commentatrice préférée, accompagnée par GOD, et nous allons nous pencher aujourd'hui sur une partie de déménageurs. N'hésitez pas à venir jeter un œil, salle de jeu !

— Super ! C'est devenu un putain de show, se plaignit Helena, exaspérée.

— Nos participants sont des plus excentriques ! Et oui, nous avons la mystérieuse Helena Marmelade parmi nous ce soir ! Fais coucou Helena.

— Niq—

— Des propos qui me viennent droit au cœur ! coupa très vite Risa. Ensuite, nous avons l'artiste obsédée par ses dessins, Yun-Seong Park !

La commentatrice s'applaudit elle-même. Elle avait du choisir d'occuper ce poste par pure fantaisie, espérant se divertir et amuser la galerie par la même occasion. 

— Notre troisième participant est Matteo Caruso, je n'ai pas grand chose à dire dessus. Comme Mathis Rodriguez, le dernier participant. Désolé mes poulets, faîtes de votre mieux !

Ils n'étaient en rien découragés par cette présentation légère. Chloé était sûrement un prix suffisant pour les faire oublier jusqu'à leur honneur. 

— Passons au décompte ! Allez, tous ensemble ! Trois !

Les spectateurs, composés de curieux et de personnes déjà présentes répondirent dans un écho un peu trop enjoué par rapport à leur situation, ce qui avait le don d'agacer Helena. Faisant suite au début du décompte, les projecteurs basculèrent, les plongeant dans le noir.

— Deux…

C'était un jeu où le classement ne se formait qu'au cours de la dernière minute, Helena en avait conscience, et elle savait que les quatre premières minutes étaient utiles pour entamer l'endurance des adversaires. C'était pourquoi elle était désavantagée, elle était plutôt frêle et faiblarde, en plus elle s'épuisait rapidement. 

— Un…

Elle avait une chance de s'en sortir et de ne pas finir dernière si elle élaborait une stratégie, mais la simplicité des règles ne lui laissait pas beaucoup de liberté. Son imagination et son ingéniosité avaient des limites, le matériel manquait dans l'espace duquel ils ne pouvaient plus sortir, et on ne lui avait pas laissé beaucoup de temps pour se préparer.

— ZÉRO ! C'est parti !

Lorsque le décompte arriva à son terme, les projecteurs reprirent position, éclairant le terrain dans son entièreté, permettant à tous les spectateurs de voir le départ des joueurs. C'est à ce moment qu'Helena se rendit compte d'un détail qu'on avait omis de leur signaler. Les boîtes n'étaient pas vides. Elles étaient toutes chargées d'un poids d'environ cinq kilogrammes, sûrement pour éviter que les boîtes soient simplement jetées.

— Rah, les bâtards.

Pour Helena, cela signifiait surtout qu'elle allait avoir encore plus de mal à conserver son énergie jusqu'à la fin. Hors de question de s'épuiser inutilement, elle allait devoir aviser. Alors qu'elle cherchait des yeux n'importe quel élément dans leur environnement qu'elle pourrait utiliser, son regard tomba sur Yun-Seong Park. Elle était assise, son carnet déployé sur ses cuisses, et le crayon à la main.

— Qu'est-ce qu'elle fout ?

Au travers de gestes fluides, elle caressait de la pointe de son crayon la feuille vierge. Trop concentrée pour porter son attention sur les boîtes en carton déposées sur son terrain par ses adversaires, elle traçait sur le papier des figures souples. Helena observait attentivement, captivée par l'insouciante activité. Naturellement, les figures se détachèrent de leur surface, bondissant en dehors du carnet avec la vigueur d'un petit animal.

— Je rêve ?!

Elle n'était pas la seule surprise par ce spectacle, la plupart des spectateurs avaient les yeux rivés sur la dessinatrice, et certains s'étaient même exclamés. Cette démonstration avait essuyé les derniers doutes, Helena ne pouvait plus nier qu'il existait bien des pouvoirs comme GOD les avaient décrits, et celui de Yun-Seong Park était de donner vie à ses illustrations. Ces dernières s'étaient éparpillées sur son terrain, et se mirent à repousser les boîtes en carton en dehors des frontières de son territoire.

— C'est grave pété ! Elle va nous écraser ! s'écria Helena en réalisant leur désavantage.

Dans ce jeu, l'une des principales difficultés est l'incapacité de réagir sur plusieurs fronts différents. Ils avaient chacun deux frontières avec un territoire adjacent, ce qui voulait dire que pour protéger une frontière ils devaient laisser l'autre vulnérable. Mais maintenant que Yun-Seong commandait à une petite armée, elle pouvait défendre tous les fronts en même temps. La situation était totalement déséquilibrée, et il allait vite falloir déterminer une stratégie pour ne pas finir grande dernière.