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Pt.3

Rémi Hourtin était psychiatre, sa femme Corinne psychologue pour enfants.

Ils avaient ouvert à Genève un cabinet commun et loué à Ferney un appartement au-dessus de chez les Ladmiral, qui les ont introduits dans leur cercle d'amis. Au début, on les a trouvés drôles, vivants, un peu frimeurs. Jolie, probablement peu sûre d'elle et en tout cas très avide de séduire, Corinne manifestait des admirations naïves ou de cruels mépris, conformes aux décrets des magazines féminins sur ce qui est chic ou plouc. Rémi avait le goût des grands restaurants, des cigares et des alcools blancs à la fin du repas, des propos lestes, de la vie à grandes guides. Les Ladmiral ont porté et portent toujours à ce gai compagnon l'amitié indulgente des gens rangés pour les noceurs qui s'en tiennent loyalement à leur rôle. Romand devait envier et peut-être haïr en secret son bagout, son succès auprès des femmes, sa familiarité sans états d'âme avec la vie.

Assez vite, on s'est aperçu que le ménage battait de l'aile et que chacun y prenait des libertés peu en faveur dans le pays de Gex. Il flottait autour d'eux un parfum de libertinage qui choquait. Luc, bel homme et pas insensible au charme de Corinne, a su se reprendre à temps, mais cette aventure avortée, d'autres sans doute allées plus loin ont valu à la jeune femme une réputation de mangeuse d'hommes et de voleuse de maris. Quand elle a quitté Rémi pour s'installer à Paris avec leurs deux petites filles, le cercle des amis a pris le parti du mari abandonné. Seule Florence Romand faisait valoir que Rémi avait dû largement autant tromper sa femme que l'inverse, que s'ils avaient des torts c'était leur affaire et qu'elle, Florence, n'en ayant jamais personnellement pâti, ne voulait juger ni l'un ni l'autre, leur gardait à tous deux son amitié. Elle téléphonait souvent à Corinne et, quand Jean-Claude et elle sont montés quelques jours à Paris, ils ont dîné ensemble. Les Romand ont visité l'appartement qu'elle avait trouvé près de l'église d'Auteuil, lui ont montré des photos de la maison où eux-mêmes se préparaient à emménager. Corinne a été touchée de leur gentillesse et de leur fidélité. En même temps, cette grande fille sportive et son gros nounours de mari appartenaient à une page tournée de sa vie, elle avait fait une croix sur la province, ses ragots, ses petits accommodements, elle se battait pour vivre avec ses enfants à Paris : ils n'avaient plus grand-chose à se dire. Elle a été très étonnée, trois semaines plus tard, de recevoir un imposant bouquet de fleurs avec la carte de Jean-Claude disant qu'il était à Paris pour une conférence et serait ravi de l'inviter le soir même. Il était à l'hôtel Royal Monceau. Ce détail aussi a étonné Corinne, et favorablement : elle n'aurait pas imaginé qu'il avait l'habitude de descendre dans un hôtel quatre étoiles. Il a continué de la surprendre, d'abord en la traitant dans un grand restaurant et non dans une simple brasserie, ensuite en lui parlant de lui-même, de sa carrière, de ses recherches. Elle le savait très réservé à ce sujet – c'était un trait aussi proverbial que la drôlerie de Rémi –, mais, ne voyant en lui qu'un scientifique sérieux et un peu terne comme il y en a des quantités dans le pays de Gex, n'avait jamais cherché à secouer cette réserve.

Tout à coup, elle découvrait un autre homme : un chercheur d'envergure et de renommée internationale, qui tutoyait Bernard Kouchner et allait bientôt prendre la direction de l'INSERM – il en a dit un mot, incidemment, en précisant qu'il hésitait à cause du poids de travail supplémentaire que cela représenterait pour lui. Le contraste entre cette réalité nouvelle et l'image jusqu'alors sans éclat qu'elle avait de lui le rendait d'autant plus sympathique. Il est notoire que les hommes les plus remarquables sont aussi les plus modestes, les moins soucieux de l'opinion qu'on a d'eux. C'était la première fois que Corinne, qui avait surtout connu de séduisants jouisseurs comme son ex-mari, se liait avec un de ces hommes remarquables, savants austères ou créateurs tourmentés qu'elle avait jusqu'alors admirés de loin, comme s'ils vivaient seulement dans les pages culturelles des journaux.

Il est revenu, l'a de nouveau invitée à dîner lui a de nouveau parlé de ses recherches et de ses congrès. Mais la seconde fois, avant de la quitter, il lui a dit qu'il avait quelque chose d'un peu délicat à lui annoncer : il l'aimait.

Habituée au désir des hommes, Corinne était flattée qu'il l'ait élue pour amie, sans l'arrière-pensée d'en faire sa maîtresse : cela voulait dire qu'il s'intéressait vraiment à elle. En découvrant qu'elle s'était trompée, elle a été d'abord stupéfaite – malgré toute son expérience, elle ne l'avait pas vu venir –, puis déçue – lui aussi, comme les autres –, un peu dégoûtée – il ne l'attirait pas du tout, physiquement – et enfin émue par ce que l'aveu de ce désir avait de suppliant. Elle n'a eu aucun mal à le repousser gentiment.

Le lendemain, il lui a téléphoné pour s'excuser de cette déclaration intempestive et, avant qu'elle rentre de son travail, a déposé chez elle un paquet contenant une bague en or jaune avec une émeraude entourée de petits diamants (19 200 F chez le bijoutier Victoroff). Elle l'a rappelé pour lui dire qu'il était fou, qu'elle n'accepterait jamais un tel cadeau. Il a insisté. Elle l'a gardé.

Il a pris l'habitude, ce printemps-là, de venir un jour par semaine à Paris.

Arrivé de Genève par le vol de 12h15, il descendait au Royal Monceau ou au Concorde La Fayette et, le soir, invitait Corinne dans un grand restaurant. Il expliquait ces voyages par une importante expérience en cours à l'Institut Pasteur. Le prétexte servait aussi pour Florence. Mentant aux deux, il pouvait leur faire le même mensonge.

Ces dîners hebdomadaires avec Corinne sont devenus la grande affaire de sa vie. C'était comme une source qui jaillit dans le désert, quelque chose d'inespéré et de miraculeux. Il ne pensait plus qu'à cela, à ce qu'il allait lui dire, à ce qu'elle lui répondrait. Les phrases qui depuis si longtemps tournaient dans sa tête, il les adressait enfin à quelqu'un. Avant, lorsqu'il partait de chez lui au volant de sa voiture, il savait que jusqu'à son retour s'étendait une longue plage de temps vide et mort où il ne parlerait à personne, n'existerait pour personne. Maintenant, ce temps précédait et suivait le moment de retrouver Corinne. Il l'en séparait et l'en rapprochait. Il était vivant, riche d'attente, d'inquiétude et d'espoir. Arrivant à l'hôtel, il savait qu'il allait lui téléphoner, lui donner rendez-vous le soir, lui faire envoyer des fleurs. Se rasant devant la glace, dans sa luxueuse salle de bains du Royal Monceau, il voyait le visage qu'elle allait voir.

Il avait connu Corinne dans le monde partagé mais par un coup d'audace, en l'invitant et en instaurant l'habitude de ces tête-à-tête, il l'avait introduite dans l'autre monde, celui où il avait toujours été seul, où pour la première fois il ne l'était plus, où pour la première fois il existait sous le regard de quelqu'un. Mais il restait seul à le savoir. Il se faisait penser au malheureux monstre de La Belle et la Bête, avec ce raffinement supplémentaire que la belle ne se doutait pas qu'elle dînait avec lui dans un château où personne avant elle n'avait pénétré.

Elle se croyait en face d'un habitant normal du monde normal, auquel il semblait remarquablement intégré, et ne pouvait imaginer, toute psychologue qu'elle fût, qu'on puisse y être aussi radicalement et secrètement étranger.

A-t-il failli lui dire la vérité ? Loin d'elle, il caressait l'espoir que les mots de l'aveu, le prochain soir, un autre soir, finiraient par être prononcés. Et que cela se passerait bien, c'est-à-dire qu'un certain enchaînement de confidences, une certaine entente mystérieuse entre eux rendraient ces mots dicibles. Des heures durant, il en répétait les préliminaires. Peut-être pourrait-il raconter cette étrange histoire comme si elle était arrivée à un autre : un personnage complexe et tourmenté, un cas psychologique, un héros de roman. Au fil des phrases, sa voix serait de plus en plus grave (il craignait qu'en réalité elle soit de plus en plus aiguë). Elle caresserait Corinne, l'envelopperait de son émotion. Jusqu'alors maître de lui, dominant en virtuose toutes les situations, l'affabulateur devenait humain, fragile. Le défaut de la cuirasse se révélait. Il avait rencontré une femme. Il l'aimait. Il n'osait pas lui avouer la vérité, il aimait mieux mourir que de la décevoir, il aimait mieux aussi mourir que de continuer à lui mentir.

Corinne le regardait avec intensité. Elle prenait sa main. Des larmes coulaient sur leurs joues. Ils montaient en silence jusqu'à la chambre, ils étaient nus, ils faisaient l'amour en pleurant tous les deux et ces pleurs partagés avaient le goût de la délivrance. Il pouvait mourir désormais, ça n'avait plus d'importance, plus rien n'avait d'importance, il était pardonné, sauvé.

Ces rêves éveillés peuplaient sa solitude. Le jour dans sa voiture, la nuit près de Florence endormie, il créait une Corinne qui le comprenait, le pardonnait, le consolait. Mais il savait bien qu'en face d'elle les choses ne pourraient pas prendre ce tour. Il aurait fallu, pour l'émouvoir et l'impressionner, que son histoire soit différente, qu'elle ressemble à ce que devaient imaginer les enquêteurs trois ans plus tard. Faux médecin mais vrai espion, vrai trafiquant d'armes, vrai terroriste, il l'aurait sans doute séduite. Faux médecin seulement, englué dans la peur et la routine, escroquant de petits retraités cancéreux, il n'avait aucune chance et ce n'était pas la faute de Corinne. Elle était peut-être superficielle et pleine de préjugés, mais il n'aurait rien changé qu'elle ne le soit pas. Aucune femme n'accepterait d'embrasser cette Bête-là, qui jamais ne se transformerait en prince charmant. Aucune femme ne pouvait aimer ce qu'il était en vérité. Il se demandait s'il existait au monde une vérité plus inavouable, si d'autres hommes avaient à ce point honte d'eux-mêmes. Peut-être certains pervers sexuels, ceux que dans les prisons on appelle les pointeurs et que les autres criminels méprisent et maltraitent.

Comme il travaillait et voyageait beaucoup, Florence s'occupait seule de leur emménagement à Prévessin. Elle a tout installé, décoré dans le style chaleureux et sans prétention qui était le sien : étagères en bois blanc, fauteuils en rotin, couettes de couleurs gaies, et accroché une balançoire pour les enfants dans le jardin. Lui, jusqu'alors plus regardant, signait les chèques sans même écouter ses explications. Il s'est acheté une Range Rover. Elle ne se doutait ni que l'argent provenait de la maison de sa mère ni qu'il le dépensait, à Paris, avec plus de largesse encore. On s'en est beaucoup étonné au procès mais, alors qu'ils avaient un compte commun, il semble qu'elle n'ait jamais jeté un coup d'œil à leurs relevés bancaires.

Les Ladmiral, eux, faisaient bâtir à quelques kilomètres de là, en pleine campagne. Ils vivaient au milieu des travaux, moitié dans leur ancienne maison, moitié dans la nouvelle. Cécile, encore enceinte, devait rester couchée. Luc se rappelle une visite impromptue de Jean-Claude, au début de l'été. Les ouvriers venaient de partir après avoir coulé la dalle en béton de la terrasse. Ils ont bu une bière, tous les deux, dans le jardin plein de gravats. Luc avait en tête les soucis d'un homme qui a affaire à un entrepreneur. Il inspectait le chantier en parlant de délais, de dépassements, de l'orientation du barbecue. Visiblement, ces sujets ennuyaient Jean-Claude. Les circonstances de son propre emménagement, sur lesquelles Luc s'est cru obligé de le questionner pour ne pas parler que du sien, ne l'intéressaient pas davantage, ni les huit jours de vacances qu'il venait de passer en Grèce avec Florence et les enfants. Il répondait à côté, souriait d'un air lointain, évasif, comme s'il poursuivait une rêverie intérieure infiniment séduisante. Luc s'est tout à coup avisé qu'il avait maigri, rajeuni, et au lieu de son habituelle veste de tweed sur pantalon de velours côtelé portait un costume bien coupé qui avait de toute évidence coûté cher. Il a vaguement soupçonné ce que Cécile, si elle avait été là, aurait compris d'un regard. Comme pour confirmer ce soupçon, Jean-Claude a lâché qu'il n'excluait pas de s'installer bientôt à Paris.

Pour des raisons professionnelles, bien sûr. Luc a fait observer qu'il venait de s'installer à Prévessin. Bien sûr, bien sûr, mais cela n'empêchait pas de louer un pied-à-terre et de revenir à la maison pour les week-ends. Luc a haussé les épaules « J'espère que tu n'es pas en train de faire des conneries. » Un soir de la semaine suivante, tard, Jean-Claude lui a téléphoné de l'aéroport de Genève. Sa voix était oppressée. Il se sentait très mal, il craignait de faire un infarctus, mais il ne voulait pas aller à l'hôpital. Il pouvait conduire, il arrivait.

Une demi-heure plus tard, blême, très agité, la respiration forte et sifflante, il poussait la porte de la maison, laissée entrouverte pour qu'il ne réveille pas tout le monde. Luc l'a examiné et a diagnostiqué seulement une crise d'angoisse. Ils se sont assis face à face, comme de vieux amis qu'ils étaient, dans le salon faiblement éclairé. La nuit était calme, à l'étage Cécile et les enfants dormaient.

« Bon, alors, a dit Luc, qu'est-ce qui se passe ? » Si Jean-Claude, comme il l'a raconté, était sur le point cette nuit-là de lâcher toute la vérité, la première réaction de son confident l'a fait battre en retraite.

Déjà, une maîtresse le rendait fou. Que ce soit Corinne l'indignait. Il n'avait jamais eu d'elle une très haute opinion, ce qu'il apprenait confirmait sa méfiance.

Mais Jean-Claude ! Jean-Claude ! Jean-Claude, tromper Florence ! C'était une cathédrale qui s'effondrait. De façon assez peu flatteuse pour son ami, il considérait comme allant de soi une distribution des rôles où lui était le brave type guère expérimenté en amour et elle la sirène qui par pure malice, pour s'assurer de son pouvoir et détruire un foyer qu'elle enviait, l'enserrait dans ses filets. Voilà ce qui arrivait quand on n'avait pas fait les cent coups à vingt ans, on se retrouvait à bientôt quarante en pleine crise d'adolescence. Jean-Claude essayait de protester, de ne pas sembler penaud mais fier de cette aventure, d'y jouer aux yeux de Luc le rôle de ce séduisant docteur Romand dont le reflet flottait dans les miroirs du Royal Monceau. Peine perdue. Luc lui a fait promettre, à la fin, de rompre au plus vite et une fois que ce serait fait de tout dire à Florence, car le silence est le pire ennemi des couples. Au contraire, une crise surmontée en commun peut se révéler leur meilleur allié. S'il ne le faisait pas ou tardait à le faire, c'est lui, Luc, qui en parlerait à Florence, pour leur bien à tous deux.

Il n'a pas eu besoin de montrer son dévouement en dénonçant son ami à sa femme. À la mi-août, Jean-Claude et Corinne ont passé ensemble trois jours à Rome. Il avait insisté pour qu'elle lui accorde ce voyage qui a été pour elle un cauchemar. Leurs versions, également elliptiques, s'accordent sur ceci : le dernier jour, elle lui a dit qu'elle ne l'aimait pas parce qu'elle le trouvait trop triste. « Trop triste », ce sont les mots qu'ils emploient tous les deux. Il a pleuré, supplié comme il l'avait fait quinze ans plus tôt avec Florence et, comme Florence, elle a été gentille. Ils se sont quittés en se promettant de rester toujours amis.

Il a retrouvé les siens, en vacances à Clairvaux. Un matin, tôt, il est parti en voiture dans la forêt de Saint-Maurice. Son père, qui la gérait autrefois, lui avait montré un gouffre où une chute serait fatale. Il dit qu'il a voulu s'y jeter, qu'il s'y est jeté mais a été retenu par des branchages qui ont écorché son visage et déchiré ses vêtements. Il n'a pas réussi à mourir mais ne sait pas non plus comment il s'en est sorti vivant. Il a roulé jusqu'à Lyon, pris une chambre d'hôtel et téléphoné à Florence pour lui dire qu'il venait d'avoir un accident, sur l'autoroute entre Genève et Lausanne. Il avait été éjecté de la voiture, une Mercedes de fonction de l'OMS qui était complètement écrabouillée. On l'avait transporté en hélicoptère à l'hôpital de Lausanne, d'où il appelait. Affolée, Florence a voulu accourir et, s'affolant à son tour, il a commencé à minimiser. Il est rentré le soir même à Prévessin, au volant de sa propre voiture. Les écorchures causées par les ronces n'évoquaient que d'assez loin un accident de la route, mais Florence était trop bouleversée pour y faire attention. Il s'est jeté en travers de leur lit en pleurant. Elle le serrait contre elle pour le consoler, lui demandait doucement ce qui se passait, ce qui le faisait souffrir. Elle avait bien senti que quelque chose n'allait pas, les derniers temps. Sans cesser de pleurer, il lui a expliqué que s'il avait perdu le contrôle de la voiture, c'est qu'il avait subi un choc terrible. Son patron, à l'OMS, venait de mourir d'un cancer qui le rongeait depuis plusieurs années. Au cours de l'été, les métastases s'étaient multipliées, il savait bien que tout espoir était perdu, mais le voir mort… Il a continué à sangloter toute la nuit. Florence, très émue, était en même temps surprise d'un tel attachement à ce patron dont il ne lui avait jamais parlé.

Lui aussi a dû penser que cela ne suffisait pas. Au début de l'automne, le lymphome endormi depuis quinze ans s'est réveillé sous forme de maladie de Hodgkin. Sachant que ce serait mieux vu qu'une maîtresse, il en a fait la confidence à Luc. En l'écoutant, bouffi et morne, tassé dans son fauteuil, dire qu'il était condamné, celui-ci se rappelait le Jean-Claude exalté qui lui avait rendu visite sur le chantier. Il portait le même costume, mais terni à présent, le col couvert de pellicules. La passion l'avait dévasté. Elle s'en prenait maintenant à ses cellules. Sans aller jusqu'à se sentir coupable d'avoir si fermement plaidé pour la rupture, Luc éprouvait une profonde pitié pour l'âme de son ami, qu'il devinait aussi malade que son corps. Mais, toujours positif, il voulait penser que cette épreuve le ramènerait à Florence et serait l'occasion d'une communion plus profonde entre les époux : « Vous en parlez beaucoup, bien sûr… » À sa grande surprise, Jean-Claude a répondu que non, ils n'en parlaient pas beaucoup. Il avait mis Florence au courant en dramatisant le moins possible et ils étaient convenus de faire comme si de rien n'était, pour ne pas assombrir l'ambiance de la maison.

Elle avait proposé de l'accompagner à Paris où il était suivi par le professeur Schwartzenberg (cela aussi étonnait Luc : il n'imaginait pas que ce médecin trop célèbre soignât encore de patients, à supposer qu'il en eût jamais soigné), mais il avait refusé. C'était son cancer, contre lequel il se battrait seul, sans embêter personne. Il prenait sur lui, elle respectait sa décision.

La maladie et le traitement l'épuisaient. Il n'allait plus travailler tous les jours.

Florence levait les enfants, leur disait de ne pas faire de bruit parce que papa était fatigué. Après les avoir conduits à l'école, elle allait chez une autre mère d'élève prendre le café, à son cours de danse ou de yoga, faire des courses. Seul à la maison, il passait la journée dans son lit humide, la couette relevée jusqu'au-dessus de la tête. Il avait toujours beaucoup transpiré, maintenant il fallait changer ses draps tous les jours. Baignant dans sa sueur mauvaise, il somnolait, lisait sans comprendre, hébété. C'était comme à Clairvaux, l'année où il s'y était réfugié après l'échec au lycée du Parc : la même torpeur grise, secouée de frissons.

Malgré la déclaration d'amitié sur laquelle ils s'étaient quittés, il n'avait pas reparlé à Corinne depuis le catastrophique voyage à Rome. Dès que Florence sortait, il tournait autour du téléphone, formait son numéro en raccrochant dès qu'elle décrochait tant il avait peur qu'elle le traite en importun. Il a été étonné, le jour où il a osé parler, de la sentir heureuse de l'entendre. Elle vivait une période de grand désarroi : difficultés professionnelles, aventures sans lendemain. Sa solitude, ses enfants, son inquiète disponibilité faisaient peur aux hommes et elle avait assez souffert de leur goujaterie pour faire bon accueil à ce docteur Romand qui était si triste, si maladroit, mais qui la traitait comme une reine. Elle s'est mise à lui raconter ses déceptions et ses ressentiments. Il l'écoutait, la réconfortait. Au fond, disait-il, au-delà des apparences, ils se ressemblaient beaucoup, tous les deux. Elle était sa petite sœur. Il est retourné à Paris en décembre, et tout a recommencé : les dîners, les sorties, les cadeaux et, après le Nouvel An, cinq jours en amoureux à Leningrad.

Ce voyage, qui a beaucoup stimulé l'imagination au début de l'enquête, était organisé par le Quotidien du médecin, auquel il était abonné. Il y avait, s'il y tenait, des dizaines de formules pour passer quelques jours en Russie, mais il ne lui est pas venu à l'idée de le faire autrement qu'avec un groupe de médecins dont beaucoup se connaissaient entre eux, alors que lui ne connaissait personne.

Corinne s'en étonnait ainsi que du soin qu'il prenait à éviter leurs compagnons de voyage, couper court aux conversations, faire bande à part. Elle aurait bien voulu, elle, se faire des amis. S'il les trouvait si peu fréquentables ou si, comme elle l'a pensé, il craignait des ragots qui auraient pu revenir à sa femme, pourquoi être partis avec eux ? Décidément, il l'exaspérait. Au bout de trois jours, elle lui a tenu le même discours qu'à Rome : ils avaient fait une erreur, mieux valait rester amis, petite sœur et grand frère. Il s'est remis à pleurer et, dans l'avion du retour, lui a dit que de toute façon il avait un cancer. Bientôt, il serait mort.

Que répondre à cela ? Corinne était très embêtée. Il l'a suppliée, si elle lui gardait un peu de tendresse, de lui téléphoner de temps à autre, mais pas à la maison : sur sa boîte vocale. Leur code secret serait : 222 pour « je pense à toi, mais rien d'urgent », 221 pour « rappelle-moi », et 111 pour « je t'aime » (Il avait un code du même genre avec Florence, qui laissait à la messagerie un chiffre entre 1 et 9 selon le degré d'urgence de l'appel.) Pressée d'en finir, Corinne a noté les chiffres, promis d'en faire usage. Il a rapporté des chapkas à ses enfants et des poupées russes à sa filleule.

Cette seconde chance manquée, il est retombé dans la routine et le désespoir.

Pour expliquer sa présence à la maison, Florence avait parlé de son cancer à la plupart de leurs amis mais en leur demandant de le garder pour eux, en sorte que chacun se croyait le seul au courant. On l'entourait de sollicitude discrète et de jovialité forcée.

À un dîner chez les Ladmiral, Rémi qui était allé voir ses filles à Paris a donné des nouvelles de son ex-femme. Toujours instable, elle avait balancé entre deux hommes pour refaire sa vie : un gentil, qui était quelque chose comme cardiologue, un type très fort dans sa partie mais pas très drôle, et un autre nettement plus déluré, un dentiste parisien qui, lui, ne se laissait pas mener par le bout du nez. Rémi, sans le connaître, aurait plutôt été partisan du premier, estimant que Corinne avait besoin d'équilibre et de protection, malheureusement elle préférait l'amour vache et avait choisi le second. La tête de Jean-Claude entendant cela faisait vraiment pitié, se rappelle Luc.

Comme elle l'avait promis, elle téléphonait quelquefois et, pour lui montrer quelle confiance elle lui faisait, lui racontait ses relations passionnées avec le dentiste qui ne se laissait pas mener par le bout du nez. Il la faisait souffrir mais c'était plus fort qu'elle, elle l'avait dans la peau. Jean-Claude acquiesçait d'une voix morne. Il toussait, expliquait que le lymphome réduisait ses défenses immunitaires.

Un jour, elle lui a demandé conseil. Le cabinet qu'elle possédait avec Rémi à Genève avait été vendu. Sa part, qu'elle venait de toucher, se montait à 900 000 F. Elle pensait les réinvestir dans un nouveau cabinet, sans doute s'associer avec quelqu'un, mais préférait ne pas se précipiter et, plutôt que de laisser cet argent sur son compte courant, le placer. Les quelques SICAV qu'elle avait rapportaient bien peu. Le grand frère avait-il une meilleure idée ? Bien sûr, il en avait une. L'OB, quai des Bergues, Genève, 18 % par an. Il a pris l'avion de Paris, est allé avec elle au siège de sa banque où elle a retiré les 900 000 F en liquide, puis a repris l'avion, comme dans les films, avec une mallette bourrée de billets. Pas de reçu, pas de trace. Il se rappelle avoir observé : « S'il m'arrivait quelque chose, tout ton argent serait perdu. » À quoi elle aurait tendrement répondu (c'est sa version à lui) : « S'il t'arrivait quelque chose, ce n'est pas l'argent que je regretterais. » C'était la première fois qu'il trompait, non pas de vieilles personnes de sa famille, soucieuses seulement de faire fructifier leur bien pour leurs héritiers, mais une jeune femme déterminée qui avait besoin du sien et comptait le récupérer vite. Elle avait insisté pour être sûre que ce serait possible dès qu'elle voudrait, et il le lui avait garanti. Or il était aux abois. Du pactole que lui avait confié sa belle-mère il ne restait plus rien. Les deux dernières années, ses dépenses avaient flambé. Il s'était, à Prévessin, aligné sur le train de vie des gens de son milieu, payant 8 000 F de loyer, s'achetant une Range Rover à 200 000 F, la remplaçant par une BMW à 250 000 F, et à Paris ruiné en grands hôtels, dîners fins et cadeaux pour Corinne. Il avait pour continuer besoin de cet argent qu'à peine rentré chez lui il est allé répartir sur ses trois comptes : à la BNP de Ferney-Voltaire, à celle de Lons-le-Saunier et à celle de Genève. Le directeur de l'agence de Ferney, sans oser lui poser de questions sur ses sources de revenus, s'étonnait de ces rentrées irrégulières. Il lui avait plusieurs fois téléphoné pour lui proposer des placements, des formules de gestion plus rationnelles. Lui éludait.

Il craignait plus que tout l'interdiction bancaire à côté de laquelle, cette fois encore, il n'était pas passé loin. Mais il savait n'avoir obtenu qu'un sursis et, en touchant à l'argent de Corinne, rendre la catastrophe inévitable.

La dernière année s'est déroulée sous cette menace. Elle pesait jusqu'alors sur sa vie de façon diffuse. Chaque fois qu'il croisait quelqu'un, qu'on lui adressait la parole ou que le téléphone sonnait à la maison, l'appréhension lui nouait le ventre : l'heure était arrivée, son imposture allait être percée à jour. Le danger pouvait venir de partout, le plus infime événement de la vie quotidienne mettre en marche le scénario-catastrophe que rien n'arrêterait. Mais à présent une version de ce scénario avait acquis plus de vraisemblance que les autres et il avait beau se dire ce qu'on dit aux grands malades, qu'on peut parfaitement être atteint d'un cancer et mourir de la grippe ou d'une piqûre de guêpe, c'est cette version-là qu'il ne cessait d'imaginer. Plus le coup tardait à venir, plus il viendrait sûrement, et sans échappatoire. Si Corinne avait redemandé son argent une semaine après le lui avoir confié, il aurait pu encore le lui rendre et chercher un autre moyen – mais lequel ? – de vivre sans revenu comme s'il en avait un. Les semaines, les mois passant, la somme supposée être placée diminuait. Pris de vertige, il n'essayait même pas de la faire durer, au contraire dépensait avec frénésie. Quand elle la lui réclamerait, que ferait-il ? Quelques années plus tôt, il aurait pu tenter de la reconstituer en faisant appel à ses donateurs habituels : ses parents, son oncle Claude, sa belle-famille. Mais il connaissait, et pour cause, leur situation de fortune à tous. Il leur avait tout pris, avait tout dépensé. Il n'avait plus personne vers qui se tourner.

Alors quoi ? Raconter à Corinne qu'il s'était fait agresser et voler la mallette de billets ? Lui avouer la vérité ? Une partie de la vérité : qu'il était dans une situation financière inextricable et l'y avait entraînée ? Toute la vérité : dix-sept ans de mensonge ? Ou alors ramasser ce qui restait et prendre un avion pour l'autre bout du monde ? Ne plus revenir, disparaître. Le scandale éclaterait en quelques heures, mais il ne serait plus là pour assister à l'effondrement des siens et affronter leurs regards. Peut-être pourrait-il passer pour mort, faire croire qu'il s'était suicidé. Il n'y aurait pas de cadavre, mais s'il laissait la voiture, avec un mot d'adieu, près d'un gouffre de montagne… Déclaré mort, il serait vraiment hors d'atteinte. Le problème, c'est qu'il serait en vie et que seul, même avec de l'argent, il ne saurait que faire de cette vie. Sortir de la peau du docteur Romand voudrait dire se retrouver sans peau, plus que nu : écorché.

Il savait depuis le début que la conclusion logique de son histoire était le suicide. Il y avait souvent pensé sans jamais en trouver le courage et, d'une certaine façon, la certitude qu'il le ferait un jour l'en dispensait. Sa vie s'était passée à attendre ce jour où il ne pourrait plus différer. Il aurait dû cent fois arriver et cent fois un miracle, ou le hasard, l'y avait fait échapper. Sans douter de l'issue, il était curieux de savoir jusqu'où le destin la repousserait.

Lui qui avait tant supplié Corinne de lui téléphoner et rappelait dix fois sa boîte vocale pour réentendre sa voix quand par hasard elle lui avait laissé un message, il préférait maintenant laisser l'operator débranché. Il faisait le mort.

Craignant de tomber sur Florence, Corinne de son côté n'osait pas l'appeler à Prévessin. Sa meilleure amie lui répétait qu'elle était folle d'avoir confié tout son argent, sans garantie, sans procuration, sans rien, à un cancéreux en phase terminale. S'il venait à mourir, qui la préviendrait ? Qu'est-ce qui prouvait qu'il n'était pas déjà mort et enterré ? Le compte en Suisse était à son nom à lui, elle pourrait toujours courir pour se faire rembourser par sa veuve. Corinne s'inquiétant de plus en plus, le mari de la meilleure amie a laissé, sous son nom, des messages pressants au répondeur de Prévessin. Pas de réponse. On était déjà au début de l'été. Corinne s'est souvenue que chaque année en juillet Florence remplaçait la pharmacienne d'un village du Jura et que la famille séjournait chez les parents de Jean-Claude. On les a cherchés par minitel et fini de la sorte par le coincer. S'il n'avait pas rappelé, c'est qu'il avait été longuement hospitalisé. On lui avait fait des rayons, il était très fatigué. Corinne a compati, puis est venue au fait : elle voulait récupérer au moins une partie de son argent. Ce n'était pas si simple, a-t-il objecté, il y avait des délais à respecter… « Tu m'avais dit que non, que je pouvais reprendre ce que je voulais, quand je voulais… » Oui, en principe, mais en principe seulement. Si elle voulait toucher des intérêts au lieu de payer des agios, l'argent devait rester bloqué jusqu'en septembre, en fait il était bloqué de toute façon et d'ailleurs lui-même était bloqué aussi : malade, cloué au lit, dans l'incapacité de se rendre à Genève. Tout ce qu'il pouvait faire dans l'immédiat, c'était vendre sa voiture pour la dépanner. Corinne s'énervait :

elle lui demandait de reprendre son argent à la banque, pas de vendre sa voiture et de le lui présenter comme un grand sacrifice. Il est quand même parvenu à l'apaiser.

Cette année-là, ses relevés de carte Premier font apparaître des achats réguliers de romans-photos et de cassettes pornographiques dans des sex-shops et, environ deux fois par mois, des massages au Marylin Center et au club Only you de Lyon. Les employées de ces établissements se rappellent un client calme, courtois, parlant peu. Lui dit qu'en allant se faire masser il avait l'impression d'exister, d'avoir un corps.

À l'automne, Florence a cessé de prendre la pilule. On peut interpréter ce fait de deux façons mais, d'après le témoignage de sa gynécologue, elle envisageait d'avoir un troisième enfant.

En tant que vice-présidente de l'association de parents d'élèves de Saint-Vincent, elle s'occupait du catéchisme, de l'organisation de la fête de l'école, de trouver des parents volontaires pour accompagner les enfants à la piscine ou au ski. Luc, lui, faisait partie de l'association de gestion. Pour le distraire de ses idées noires, il a proposé de s'y joindre à Jean-Claude qui, poussé par sa femme, a accepté. Ce n'était pas seulement pour lui une distraction, mais une forme d'insertion dans la vie réelle : une fois par mois, il se rendait à un rendez-vous qui n'était pas fictif, retrouvait des gens, parlait avec eux et, tout en jouant à l'homme occupé, il aurait volontiers réclamé des réunions supplémentaires.

Il s'est passé que le directeur de l'école, un homme marié et père de quatre enfants, a noué une liaison avec une des institutrices, mariée aussi. Cela s'est su et a déplu. Certains parents d'élèves se sont mis à dire que ce n'était pas la peine de confier leurs enfants à une école catholique pour qu'ils y reçoivent l'exemple d'un couple de libertins. L'association de gestion a décidé d'intervenir. Une réunion a eu lieu chez Luc, au début des vacances d'été. L'idée était de demander au directeur fautif sa démission et à la direction diocésaine de le remplacer par une institutrice, elle au-dessus de tout soupçon. Pour éviter le scandale, tout devait être arrangé à la prochaine rentrée et d'ailleurs l'a été. Mais sur ce qui s'est dit au cours de cette réunion les témoignages des participants divergent. Luc et les autres assurent que la décision a été prise à l'unanimité, c'est-à-dire que Jean-Claude était d'accord avec eux. Lui dit que non, il n'était pas d'accord, que le ton a monté, qu'on s'est quittés fâchés. Il insiste sur le fait qu'une telle attitude ne lui ressemblait pas : il aurait été beaucoup plus simple, et plus conforme à sa manière, de se ranger à l'avis de ses amis.

Comme il n'y a aucune raison de penser que les autres aient menti, j'imagine qu'il a bien manifesté son désaccord, mais de façon si peu assurée que non seulement ils ne s'en sont pas souvenus ensuite, mais ils ne l'ont, sur le moment, même pas enregistré. On était si habitué à ce qu'il approuve tout qu'on ne l'a littéralement pas entendu, et lui avait si peu l'habitude de se faire entendre qu'il se rappelle, non pas le volume réel de son intervention – un bredouillis, l'ombre murmurée d'une réserve –, mais celui de la rumeur indignée qui bouillonnait en lui et à laquelle il a vainement tenté de donner voix. Il s'est entendu dire, avec tout l'éclat nécessaire, ce qu'il aurait voulu dire et non ce qu'ont entendu les autres. Il est possible aussi qu'il n'ait rien dit du tout, seulement pensé à dire, rêvé de dire, regretté de n'avoir pas dit et pour finir imaginé qu'il avait dit. De retour à la maison, il a tout raconté à sa femme, la conjuration contre le directeur et la façon chevaleresque dont il avait pris son parti. Florence était vertueuse mais pas prude et n'aimait pas qu'on se mêle de la vie privée des gens. Elle a été touchée que son mari, conciliant de nature, fatigué par la maladie, occupé d'affaires infiniment plus importantes, ait préféré sacrifier son confort plutôt que de couvrir une injustice. Et quand, à la rentrée, elle a trouvé le coup d'État consommé, le directeur déchu au rang de simple instituteur et remplacé par une institutrice dont la sèche bigoterie l'avait toujours exaspérée, elle a pris avec son dynamisme habituel la tête d'une croisade en faveur du persécuté, menant campagne auprès des mères d'élèves et ralliant bientôt à ses vues une partie de l'association de parents. La démarche de l'association de gestion s'est trouvée contestée. L'APE et l'OGEC, qui jusqu'alors avaient fonctionné en bonne intelligence, sont devenus des camps ennemis, respectivement conduits par Florence Romand et Luc Ladmiral, pourtant amis de toujours. Le trimestre en a été envenimé.

Non content de soutenir sa femme, Jean-Claude en rajoutait. On entendait cet homme paisible, à la sortie de l'école, dire haut et fort qu'il militait pour le respect des droits de l'homme au Maroc et qu'il n'allait pas accepter de les voir bafoués à Ferney-Voltaire. Ennuyés de passer pour des pères-la-pudeur, les partisans de l'OGEC et de la nouvelle directrice faisaient valoir que le problème n'était pas tant l'immoralité de l'ancien directeur que la mollesse de sa gestion : il n'était pas à la hauteur, voilà tout. À quoi Jean-Claude répondait qu'on n'est pas toujours à la hauteur, qu'on ne fait pas toujours ce qu'on veut et que mieux vaut comprendre et aider plutôt que de juger et condamner. Contre les grands principes, il défendait l'homme nu et faillible, celui dont saint Paul dit qu'il voudrait faire le bien et ne peut s'empêcher de faire le mal. Était-il conscient de plaider pour lui-même ? Il l'était, en tout cas, de risquer gros.

Pour la première fois, dans leur petite communauté, on s'intéressait à lui. Le bruit se répandait qu'il était à l'origine de l'affaire, les uns disant qu'il avait retourné sa veste, les autres qu'il était très ami avec le directeur sans principes, l'impression générale étant qu'il avait joué un rôle peu clair. Luc, tout en lui en voulant, essayait de calmer les esprits : Jean-Claude avait de sérieux problèmes de santé, c'est pour ça qu'il pédalait dans la choucroute. Mais les autres conjurés de l'OGEC réclamaient une confrontation dont le principe même constituait pour lui un danger de mort. Depuis dix-huit ans, il avait peur de cela. Un miracle de chaque instant le lui avait épargné et maintenant cela allait arriver, non par un hasard contre lequel il ne pouvait rien, mais par sa faute, parce que pour la première fois de sa vie il avait dit ce qu'il pensait. Une nouvelle colportée par un voisin a mis le comble à son angoisse : Serge Bidon, un autre membre de l'association de gestion, aurait parlé de lui casser la gueule.

Le témoignage le plus impressionnant du procès a été celui de l'oncle Claude Romand. Il est entré, sanguin, trapu, serré dans un costume que faisaient craquer ses puissantes épaules, et, une fois à la barre, au lieu de faire face à la Cour comme les autres, il s'est tourné vers son neveu. Les poings aux hanches, certain que personne n'oserait rien lui dire, il l'a toisé. Il a pris son temps, peut-être trente secondes, ce qui est très long. Lui était liquéfié et tout le monde dans la salle a pensé la même chose : ce n'était pas seulement le remords et la honte :

malgré la distance, la vitre, les gendarmes, il avait peur d'être frappé.

Ce qui se lisait à cet instant, c'était sa peur panique de la violence physique. Il avait choisi de vivre parmi des gens chez qui l'instinct de se battre s'est atrophié, mais chaque fois qu'il revenait dans son village il devait le sentir plus proche de la surface. Adolescent, il lisait dans les petits yeux bleu pâle de l'oncle Claude le mépris goguenard de l'homme qui habite sans façon son corps et sa place sur la terre pour le puceau qu'il était, toujours plongé dans ses livres. Plus tard, derrière l'admiration que portait le clan à son brillant rejeton, il a détecté une violence qui ne demandait qu'une occasion pour exploser. L'oncle Claude le blaguait, lui envoyait des bourrades affectueuses, comme les autres lui confiait son argent à placer, mais il était le seul à en demander quelquefois des nouvelles : si quelqu'un parmi eux avait un jour un soupçon, ce serait lui. Il suffirait que ce soupçon l'effleure pour qu'il comprenne très vite et mette son neveu au pied du mur. Alors il le battrait. Avant de porter plainte, avant tout, il le rouerait de coups avec ses poings énormes. Il lui ferait mal.

Serge Bidon, d'après ceux qui le connaissent, est le type le plus doux de la terre. La menace, si elle a bien été prononcée, était certainement rhétorique.

Pourtant il crevait de peur. Il n'osait plus rentrer chez lui ni prendre ses itinéraires habituels. Tout son corps se dérobait. Seul dans sa voiture, il sanglotait et marmottait : « On veut me casser la gueule… on veut me casser la gueule… » Le dernier dimanche de l'Avent, à la sortie de la messe, Luc a quitté un moment Cécile et leurs enfants pour aller parler à Florence, qui était venue avec les siens mais sans Jean-Claude. On avait échangé des signes de paix avant la communion, lu l'évangile où Jésus dit qu'il ne sert à rien de prier si on ne se met pas en paix avec son prochain, alors il venait faire la paix, mettre fin avant Noël à cette brouille ridicule entre eux. « O.K., tu n'es pas d'accord avec nous pour limoger l'autre zouave, c'est ton droit, on n'est pas forcé d'être d'accord sur tout avec ses amis, mais on ne va pas se faire la gueule cent sept ans à cause de ça. » Florence a souri, ils se sont embrassés, heureux de se réconcilier. Tout de même, n'a pu s'empêcher d'ajouter Luc, si Jean-Claude n'était pas d'accord, il aurait pu le dire tout de suite, on en aurait discuté… Florence a froncé les sourcils : c'est bien ce qu'il avait fait, non ? Non, a dit Luc, ce n'est pas ce qu'il avait fait et c'est justement ce qu'on lui reprochait. Pas d'avoir pris le parti de l'ancien directeur, encore une fois c'était son droit le plus strict, mais d'avoir comme les autres voté son éviction et ensuite seulement, sans consulter personne, mené campagne contre ce qu'il avait lui-même approuvé et fait passer l'OGEC pour une bande de mariolles. À mesure qu'il parlait, revenant par pur souci d'exactitude historique sur des griefs qu'il avait sincèrement décidé d'effacer, Luc a vu le visage de Florence se décomposer. « Tu peux me jurer que Jean-Claude a voté la démission ? » Bien sûr qu'il pouvait le jurer, et les autres aussi, mais ça n'avait aucune importance, la hache de guerre était enterrée, on allait tous fêter Noël ensemble. Plus il répétait que l'incident était clos, plus il se rendait compte que pour Florence il ne l'était pas, qu'au contraire ses paroles qu'il croyait anodines ouvraient en elle un gouffre. « Il m'a toujours dit qu'il avait voté contre… » Luc n'osait même plus dire que ce n'était pas grave. Il sentait que c'était grave au contraire, que quelque chose d'extrêmement grave et qui lui échappait se jouait à cet instant. Il avait l'impression de voir Florence imploser, là, devant lui, à la porte de l'église, et de ne rien pouvoir faire. Elle touchait nerveusement ses enfants, retenait de la main Caroline qui s'impatientait, arrangeait la capuche d'Antoine, ses doigts s'étaient mis à bouger comme des guêpes ivres et ses lèvres d'où le sang s'était retiré répétaient doucement : « Alors il m'a menti… il m'a menti… » À la sortie de l'école, le lendemain, elle a échangé quelques mots avec une dame dont le mari travaillait aussi à l'OMS. La dame comptait emmener sa fille à l'arbre de Noël du personnel et voulait savoir si Antoine et Caroline y seraient. À ces mots Florence est devenue pâle et a murmuré : « Cette fois, je dois être fâchée avec mon mari. » Au procès, où on essayait d'interpréter ce témoignage, il a dit que Florence était au courant, depuis des années, de l'existence d'un arbre de Noël de l'OMS.

Ils en avaient plusieurs fois discuté, lui refusant d'y emmener les enfants parce qu'il n'aimait pas profiter de ce genre d'avantages, elle regrettant que ces principes trop stricts les privent d'une sortie agréable. La question de la dame avait pu réveiller chez Florence un certain agacement, mais pas produire sur elle l'effet d'une révélation. D'ailleurs, a-t-il souligné, si elle avait eu le moindre doute, il lui suffisait de décrocher le téléphone et d'appeler l'OMS.

« Et qui nous dit qu'elle ne l'a pas fait ? » a demandé la présidente.

Juste avant les vacances de Noël, le président de l'OGEC a voulu lui parler, toujours au sujet de l'affaire du directeur. Il n'était pas assez lié avec lui pour savoir qu'on ne le joignait pas à son bureau et, travaillant lui-même à Genève pour une organisation internationale, il l'a fait chercher par sa secrétaire dans le répertoire téléphonique de l'OMS. Puis dans la banque de données de la caisse de pensions des organismes internationaux. Intrigué de ne le trouver nulle part, il s'est dit qu'il devait y avoir une explication et, comme cela n'avait pas grande importance, n'y a plus repensé jusqu'au jour, au retour des vacances, où il a rencontré Florence dans la rue principale de Ferney et le lui a raconté. Son ton n'était pas celui d'un homme qui a des soupçons mais d'un homme qui aimerait bien avoir le fin mot d'une bizarrerie, et Florence a réagi dans le même registre bénin. C'était bizarre, oui, il y avait forcément une raison, elle en parlerait à Jean-Claude. Ils ne se sont pas revus, une semaine plus tard elle était morte et personne ne saura jamais si elle en a parlé à Jean-Claude. Lui dit que non.

Sans savoir d'où le premier coup allait venir ; il savait que la curée approchait.

Ses divers comptes en banque allaient bientôt être à découvert et il n'avait aucun espoir de les renflouer. On parlait de lui, on le prenait à partie. Un type se promenait dans Ferney en menaçant de lui casser la gueule. Des mains feuilletaient des annuaires. Le regard de Florence avait changé. Il avait peur. Il a appelé Corinne. Elle venait de rompre avec le dentiste qui ne se laissait pas mener par le bout du nez, elle était déprimée. Quelques mois plus tôt, cela lui aurait redonné espoir. Maintenant, cela ne changeait plus grand-chose, mais il se conduisait comme un roi de jeu d'échecs qui, menacé de toutes parts, n'a qu'une case où aller : objectivement, la partie est perdue, on devrait abandonner mais on va quand même sur cette case, ne serait-ce que pour voir comment l'adversaire va la piéger. Le jour même, il a pris l'avion pour Paris et emmené Corinne dîner au restaurant Michel Rostang, où il lui a offert un porte-photos en ronce d'orme et un range-lettres en cuir achetés chez Lancel pour 2120 F. Pendant deux heures, dans le cercle de lumière douce qui isolait leur table, il s'est senti à l'abri.

Il a joué le docteur Romand en pensant que c'était la dernière fois, mais qu'il serait bientôt mort et que plus rien n'avait d'importance. À la fin du dîner, Corinne lui a dit que cette fois, c'était décidé, elle voulait récupérer son argent.

Au lieu de chercher une échappatoire, il a sorti son agenda pour fixer un prochain rendez-vous où il le rapporterait. En tournant les pages, une idée lui est venue : il était convenu de dîner au début de l'année avec son ami Bernard Kouchner ; cela ferait-il plaisir à Corinne de se joindre à eux ? Bien sûr, cela faisait plaisir à Corinne. Un samedi de préférence, le 9 ou le 16 janvier, Kouchner lui avait laissé le choix. Alors le 9, a décidé Corinne, c'était plus près.

Il aurait préféré le 16, c'était plus loin, mais n'a rien dit. Les dés étaient jetés.

D'ici le 9 janvier, il serait mort. Pendant le voyage de retour, il a continué à étudier son agenda, comme un homme d'affaires occupé. Noël n'était pas une bonne date, ce serait trop cruel pour les enfants. Caroline devait faire Marie et Antoine un des bergers dans la crèche vivante de l'église. Juste après le Nouvel An, alors ?

Il est allé chercher ses parents à Clairvaux pour qu'ils fêtent Noël avec eux.

Dans le coffre, sous le sapin, il rapportait un carton de papiers rassemblés dans son ancienne chambre : de vieilles lettres, des bloc-notes, un cahier relié en velours dans lequel, assure-t-il, Florence avait écrit pour lui des poèmes d'amour au moment de leurs fiançailles. Il les a brûlés au fond du jardin, avec d'autres cartons qui se trouvaient au grenier et contenaient ses carnets personnels. Il dit qu'au fil des années il avait rempli sans prendre vraiment la peine de les dissimuler des dizaines de carnets de textes plus ou moins autobiographiques, qui avaient l'apparence de la fiction pour égarer Florence si elle tombait dessus et en même temps serraient la réalité d'assez près pour valoir un aveu. Mais elle n'est jamais tombée dessus, ou n'a pas eu la curiosité de les ouvrir, ou ne lui en a pas parlé – ou encore, dernière hypothèse, ces carnets n'existaient pas.

Il dit aussi qu'il voulait laisser un message pour que Florence le trouve après sa mort et que pendant ces journées d'entre Noël et le Nouvel An il n'a cessé de faire des brouillons. De lettre mais aussi de cassette qu'il enregistrait, seul dans sa voiture, sur un petit magnétophone : « Pardon, je ne suis pas digne de vivre, je t'ai menti mais mon amour pour toi et nos enfants n'était pas un mensonge… » Il n'a pas pu. « Chaque fois que je commençais, je me mettais à sa place en train de lire ou d'écouter cela et… » Il s'étrangle, baisse la tête.

Il s'est senti lourd, fatigué, la dernière semaine. Il s'assoupissait sur le canapé, dans sa voiture, à n'importe quelle heure. Ses oreilles bourdonnaient comme s'il avait été au fond de la mer. Son cerveau lui faisait mal, il aurait voulu pouvoir le retirer de son crâne et le donner au lavage. En rentrant de Strasbourg, où ils avaient fêté la Saint-Sylvestre chez des amis médecins, Florence a fait une lessive et il est resté dans la salle de bains où se trouvait la machine à regarder derrière le hublot le linge qui se tordait mollement dans l'eau très chaude. Il y avait des chemises et des sous-vêtements à lui, imprégnés de sa sueur mauvaise, il y avait ceux de Florence et des enfants, les tee-shirts, les pyjamas ornés de bestioles de dessins animés, les petites chaussettes d'Antoine et Caroline qu'il était difficile de distinguer au moment du rangement. Leurs vêtements mélangés à tous les quatre, leurs souffles mélangés, paisibles, sous le toit bien calfeutré qui les abritait de la nuit d'hiver… Ç'aurait dû être bon de rentrer ensemble un jour de l'An, une famille unie dans la Renault Espace qui ronronnait sur la route enneigée ; d'arriver tard, de porter les enfants endormis dans leur chambre, de les aider à se déshabiller et hop ! au lit !; de chercher dans les sacs le lapin en peluche avec lequel Antoine aimait dormir et d'être soulagé parce qu'on ne l'avait pas, comme on le craignait, oublié à Strasbourg ; d'entendre Florence plaisanter là-dessus en se démaquillant : tu l'as échappé belle, tu étais bon pour y retourner ; d'être le dernier debout dans la salle de bains qui séparait la chambre où dormaient les enfants de la chambre où Florence l'attendait sous la couette. La tête tournée pour n'être pas gênée par la lumière, elle lui tiendrait la main pendant qu'il lirait. Ç'aurait dû être doux et chaud, cette vie de famille. Ils croyaient que c'était doux et chaud. Mais lui savait que c'était pourri de l'intérieur, que pas un instant, pas un geste, pas même leur sommeil n'échappaient à cette pourriture. Elle avait grandi en lui, petit à petit elle avait tout dévoré de l'intérieur sans que de l'extérieur on voie rien, et maintenant il ne restait plus rien d'autre, il n'y avait plus qu'elle qui allait faire éclater la coquille et paraître au grand jour. Ils allaient se retrouver nus, sans défense, dans le froid et l'horreur, et ce serait la seule réalité. C'était déjà, même s'ils ne le savaient pas, la seule réalité. Il entrouvrait la porte, sur la pointe des pieds s'approchait des enfants. Ils dormaient. Il les regardait dormir. Il ne pouvait pas leur faire ça. Ils ne pouvaient pas savoir que c'était lui, leur papa, qui leur faisait ça.

Ils ont passé le dimanche au « Grand Tétras », le chalet du col de la Faucille où ils avaient leurs habitudes. Très bonne skieuse, Florence a entraîné les enfants. Sous sa surveillance, ils passaient pratiquement partout. Lui est resté lire dans la salle du restaurant où ils l'ont rejoint pour déjeuner. Antoine a raconté fièrement qu'il avait été sur une piste rouge et qu'à un moment, dans un virage difficile, il avait failli tomber mais n'était pas tombé. Les enfants avaient le droit de commander d'énormes assiettes de frites avec du ketchup, c'était une de leurs raisons d'adorer le « Grand Tétras ». Dans la voiture, en y allant, ils répétaient comme une litanie : « On pourra avoir des frites ? on pourra avoir des frites ? », Florence disait que oui et ils en rajoutaient : « On pourra en reprendre ? on pourra en avoir deux assiettes chacun ? trois assiettes chacun ? » Le lundi matin, sa mère lui a téléphoné, très inquiète. Elle venait de recevoir de la banque un relevé indiquant un découvert de 40 000 F. C'était la première fois que cela arrivait, elle n'avait pas osé en parler à son mari pour qu'il ne se tourmente pas. Il a dit qu'il allait arranger ça, faire un virement, et elle a raccroché rassurée, comme toujours après avoir parlé à son fils. (La lettre lui signifiant l'interdiction bancaire est arrivée la semaine suivante.) Il a sorti de la bibliothèque son exemplaire du livre de Bernard Kouchner, Le Malheur des autres, dédicacé lors d'une séance de signatures dans une librairie de Genève (« Pour Jean-Claude, mon collègue de cœur et de l'OMS. Bernard »), puis roulé jusqu'à l'aéroport de Cointrin, acheté un flacon de parfum et pris l'avion de 12h15 pour Paris. Dans la cabine, où il a reconnu parmi les passagers le ministre Jacques Barrot, il a écrit une courte lettre à Corinne (« … Je dois prendre des décisions cette semaine. Je suis heureux de passer la soirée de samedi avec toi. Ce sera peut-être un adieu ou un nouveau sursis : tu en décideras ») et recherché dans le livre de Kouchner un passage qui l'avait bouleversé, sur le suicide d'un ami de jeunesse. Cet ami était anesthésiste. Tout en absorbant, dans un ordre soigneusement établi, les produits composant un cocktail létal imparable, il avait téléphoné à une femme aimée pour la tenir au courant, minute par minute, des progrès de son agonie. Elle n'avait qu'une seule ligne et savait que si elle raccrochait pour appeler au secours il s'injecterait sur-le-champ la dose fatale. Elle a dû suivre sa mort en direct.

Espérant que Corinne lirait et comprendrait, il a glissé sa lettre à cette page et déposé livre et parfum à son cabinet. Il ne se rappelle pas autre chose de son passage à Paris et, compte tenu des trajets en taxi, n'a guère eu le temps de faire autre chose puisqu'il a repris l'avion de 16h30 pour être avant la fermeture à un rendez-vous avec son garagiste, à Ferney. Depuis la vente de la BMW, il avait loué une R 21, puis l'Espace dont il estimait, ce sont ses mots, « avoir fait le tour ». Il voulait reprendre une berline. Après hésitation, son choix s'est arrêté sur une BMW vert métal, munie de nombreux équipements optionnels, au volant de laquelle il est rentré à la maison.

Il n'est pas allé travailler le mardi. Florence et lui ont fait des courses à Ferney.

Elle insistait pour qu'il achète un costume neuf, il s'est laissé tenter par une parka à 3 200 F. La vendeuse leur a trouvé l'air d'un couple qui a du temps, de l'argent, et s'entend bien. Ils sont allés chercher les enfants à l'école, ainsi que Sophie Ladmiral qui devait dormir à la maison. Florence les a ramenés tous les trois pour goûter, en déposant Jean-Claude à la pharmacie Cottin. Il avait passé la matinée à étudier Suicide mode d'emploi et le dictionnaire Vidal des médicaments, écartant ceux qui provoquent une mort instantanée – sels de cyanure, curarisants –, au profit de barbituriques à pic sérique rapide qui, complétés par un antivomitif, étaient recommandés pour un endormissement confortable. Il en avait besoin, a-t-il expliqué à Cottin, dans ses recherches sur les cultures cellulaires. Cottin aurait pu s'étonner qu'un chercheur achète en pharmacie des produits qui devaient normalement lui être fournis par son laboratoire, mais il ne s'est pas étonné. En hommes de métier, ils ont examiné ensemble ses microfiches et choisi deux barbituriques, à quoi pour plus de sûreté Cottin a proposé d'ajouter une solution qu'il préparerait lui-même, à base de phénobarbital. Le tout serait prêt pour vendredi, ça irait ? Ça irait.

Le soir, sa filleule sur les genoux, il a lu une histoire aux trois enfants. Comme ils n'avaient pas classe le mercredi matin et beaucoup chahuté la veille, ils se sont levés tard et ont joué en pyjama jusqu'au déjeuner. Il est parti pour Lyon. À 14h8 il a retiré 1000 F au distributeur BNP de la place Bellecour, et encore 1000 F à 14h45. Entre les deux, il dit avoir donné un billet de 500 F à un sans-abri. Puis, dans une armurerie, il a acheté un boîtier électrique servant à neutraliser un agresseur, deux bombes lacrymogènes, une boîte de cartouches et un silencieux pour une carabine 22 long rifle.

« Donc, a souligné la présidente, vous ne pensiez pas seulement à vous suicider. Vous viviez avec votre épouse et vos enfants en pensant que vous alliez les tuer.

— Cette idée est apparue… mais elle était aussitôt masquée par d'autres faux projets, d'autres fausses idées. C'était comme si elle n'existait pas… Je faisais comme si… Je nie disais que je faisais autre chose, que c'était pour une autre raison, et en même temps… en même temps j'achetais les balles qui allaient traverser le cœur de mes enfants… » Il sanglote.

Il s'est fait faire deux paquets-cadeaux en se racontant que le matériel d'autodéfense était pour Corinne qui avait peur en rentrant chez elle le soir, les cartouches et le silencieux pour son père qui, presque aveugle, ne pouvait plus depuis des années se servir de sa carabine.

Pendant qu'il faisait ces achats, Florence avait convié à prendre le thé deux amies, mères d'élèves aussi. Elle ne leur a pas fait de confidence, seulement, à une occasion qu'elles ne se rappellent pas, montré sur le manteau de la cheminée la photo encadrée d'un petit garçon de six ou sept ans et dit : « Regardez comme il est mignon. Regardez ce regard. Il ne peut rien y avoir de mauvais derrière ce regard. » Un peu interloquées, les deux femmes se sont approchées de la photo et ont reconnu qu'en effet Jean-Claude enfant était très mignon. Florence est passée à autre chose.

Il partait toujours tôt le jeudi, jour de son cours à Dijon, pour avoir le temps de passer à Clairvaux voir ses parents. Leur médecin, qui l'a croisé devant la maison, l'a aidé à décharger de sa voiture un carton d'eau minérale acheté pour eux. Il a encore feuilleté, dans son ancienne chambre, de vieux cours de toxicologie et répété à sa mère des paroles rassurantes sur leur situation bancaire.

L'avocat général s'est demandé si le but réel de sa visite n'était pas de prendre la carabine de son père, pour laquelle il avait acheté la veille des munitions et un silencieux, mais il dit que non : il l'avait rapportée à Prévessin l'été précédent pour faire des cartons dans le jardin (aucun témoignage ne fait état de ce passe-temps). Sur la route du retour, il a téléphoné à Corinne et lui a rappelé avec insistance le dîner Kouchner du samedi. Puis il est passé chez les Ladmiral rapporter une paire de chaussons que Sophie avait oubliés à la maison. Il dit qu'il espérait voir Luc et lui avouer la vérité, qu'il considérait cette visite comme sa dernière chance et que malheureusement il est tombé sur Cécile, débordée : une de leurs amies venait d'accoucher, elle devait garder ses enfants. Il savait qu'à cinq heures de l'après-midi Luc n'avait aucune chance d'être chez lui, mais à son cabinet, et il n'y est pas allé. Le soir, comme tous les soirs, il a rappelé ses parents pour leur souhaiter bonne nuit.

Le vendredi, il a conduit les enfants à l'école, acheté journaux et croissants, attendu avec un voisin qui l'a trouvé souriant l'ouverture de la pharmacie. Il a pris ses flacons de barbituriques et un paquet de chewing-gums supposés être bons pour les dents, puis rejoint Florence chez la fleuriste de Ferney. Ils ont fait envoyer à la dame qui venait d'accoucher une azalée accompagnée d'un mot qu'ils ont tous deux signé. Tandis qu'elle filait à son cours de peinture sur porcelaine, il est allé au supermarché Continent où il a acheté deux jerrycans ainsi qu'un objet qui, d'après le ticket de caisse, coûtait 40 F. (L'accusation a établi qu'on pouvait pour ce prix acheter un rouleau à pâtisserie. Lui croit se rappeler une barre métallique destinée à remplacer un barreau d'échelle cassé, mais on n'a retrouvé ni cette barre ni l'échelle cassée.) Il a rempli les jerrycans d'essence à la station-service du Continent. En rentrant déjeuner, il a trouvé une invitée, une jeune femme blonde et décontractée qui était l'institutrice de Caroline. La discussion portait sur une petite pièce qu'elle voulait faire jouer par ses élèves et sur le moyen de se procurer de grandes quantités de bandages pour des déguisements de momies. Toujours serviable, il a dit qu'il pouvait en avoir tant qu'il voulait à l'hôpital de Genève et promis d'y penser. Les enfants étant invités le lendemain au goûter d'anniversaire de leur amie Nina, la fille d'un diplomate africain, il fallait acheter un cadeau. Toute la famille, à la sortie de l'école, est allée choisir une boîte de Lego dans un centre commercial en Suisse.

On a dîné à la cafétéria, on est rentré de bonne heure. Antoine et Caroline, en pyjama, ont fait des dessins pour accompagner le cadeau. Après leur coucher, Florence a eu une longue conversation téléphonique avec sa mère, blessée de n'avoir pas été invitée au mariage d'une cousine. Elle se plaignait amèrement d'être veuve, de vieillir, d'être délaissée par ses enfants. Sa tristesse a gagné Florence qui, ayant raccroché, s'est mise à pleurer. Il l'a rejointe sur le canapé.

C'est la dernière image, pour lui. Il est assis à côté d'elle, il l'a prise dans ses bras, il essaye de la consoler.

« Je ne me souviens pas, dit-il, de ses dernières paroles. » À l'autopsie, on a retrouvé 0,20 g d'alcool dans le sang de Florence, ce qui implique, si elle a eu une nuit de sommeil complète, qu'elle se serait endormie en état de quasi-ivresse. Or elle ne buvait jamais – au plus un verre de vin à table, dans les grandes occasions. On imagine une querelle commençant par ces mots :

« Je sais que tu me mens. » Il se dérobe, elle insiste : pourquoi lui avoir dit qu'il a voté contre le limogeage du directeur ? pourquoi ne figure-t-il pas dans l'annuaire de l'OMS ? La discussion devient orageuse, elle boit un verre pour se calmer, puis un autre, un troisième. L'alcool aidant, dont elle n'a pas l'habitude, elle finit par s'endormir. Lui reste éveillé, passe la nuit à se demander comment se tirer de cette situation et, au matin, lui défonce le crâne.

Quand on lui soumet ce scénario, il répond : « S'il y avait eu une scène de ménage, pourquoi la cacher ? Je ne me sentirais pas moins coupable mais ce serait une explication… ce serait peut-être plus acceptable… Je ne peux pas dire avec certitude qu'elle n'a pas eu lieu, mais je ne me la rappelle pas. Je me rappelle les autres scènes de meurtre, qui sont tout aussi horribles, mais pas celle-là. Je suis incapable de dire ce qui s'est passé entre le moment où je consolais Florence sur le canapé et celui où je me suis réveillé avec le rouleau à pâtisserie taché de sang entre les mains. » L'accusation voudrait qu'il l'ait acheté la veille au supermarché, lui dit qu'il traînait dans la chambre où les enfants s'en étaient servis pour aplatir de la pâte à modeler. Après s'en être servi à son tour, il l'a lavé dans la salle de bains, assez soigneusement pour qu'aucune trace de sang ne soit visible à l'œil nu, puis rangé.

Le téléphone a sonné. Il l'a pris dans la salle de bains. C'était une amie, psychologue à Prévessin, qui voulait savoir si Florence animerait avec elle la messe du catéchisme, ce samedi soir. Il lui a répondu que non, probablement pas, car ils comptaient passer la nuit chez ses parents dans le Jura. Il s'est excusé de parler bas : les enfants dormaient et Florence aussi. Il a proposé d'aller la chercher si c'était urgent, mais la psychologue a dit que ce n'était pas la peine :

elle animerait la messe toute seule.

La sonnerie avait réveillé les enfants, qui ont déboulé dans la salle de bains.

Ils se levaient toujours plus facilement les jours où ils n'avaient pas classe. À eux aussi, il a dit que maman dormait encore et ils sont descendus tous les trois au salon. Il a mis la cassette des Trois Petits Cochons dans le magnétoscope, préparé des bols de choco pops avec du lait. Ils se sont installés sur le canapé pour regarder le dessin animé en mangeant leurs céréales, et lui entre eux.

« Je savais, après avoir tué Florence, que j'allais tuer aussi Antoine et Caroline et que ce moment, devant la télévision, était le dernier que nous passions ensemble. Je les ai câlinés. J'ai dû leur dire des mots tendres, comme : "Je vous aime." Cela m'arrivait souvent, et ils y répondaient souvent par des dessins.

Même Antoine qui ne savait pas encore bien écrire savait écrire : "Je t'aime." » Un très long silence. La présidente, d'une voix altérée, a proposé une suspension de cinq minutes, mais il a secoué la tête, on l'a entendu déglutir avant de continuer :

« Nous sommes restés comme ça peut-être une demi-heure… Caroline a vu que j'avais froid, elle a voulu monter chercher ma robe de chambre… J'ai dit que je les trouvais chauds, eux, qu'ils avaient peut-être de la fièvre et que j'allais prendre leur température. Caroline est montée avec moi, je l'ai fait coucher sur son lit… Je suis allé chercher la carabine… » La scène du chien a recommencé. Il s'est mis à trembler, son corps s'est affaissé. Il s'est jeté au sol. On ne le voyait plus, les gendarmes étaient penchés sur lui. D'une voix aiguë de petit garçon, il a gémi : « Mon papa ! mon papa ! » Une femme, sortie du public, a couru vers le box et s'est mise à taper sur la vitre en suppliant « Jean-Claude ! Jean-Claude ! », comme une mère. Personne n'a eu le cœur de l'écarter.

« Qu'avez-vous dit à Caroline ? a repris la présidente après une demi-heure de suspension.

— Je ne sais plus… Elle s'était allongée sur le ventre… C'est là que j'ai tiré.

— Courage… — J'ai déjà dû le dire au juge d'instruction, de nombreuses fois, mais ici… ici, ils sont là… (sanglot). J'ai tiré une première fois sur Caroline… elle avait un oreiller sur la tête… j'avais dû faire comme si c'était un jeu… (il gémit, les yeux fermés). J'ai tiré… j'ai posé la carabine quelque part dans la chambre… j'ai appelé Antoine… et j'ai recommencé.

— Il faut peut-être que je vous aide un peu, car les jurés ont besoin de détails et vous n'êtes pas assez précis.

— … Caroline, quand elle est née, c'était le plus beau jour de ma vie… Elle était belle… (gémissement)… dans mes bras… pour son premier bain… (spasme). C'est moi qui l'ai tuée… C'est moi qui l'ai tuée. (Les gendarmes le tiennent par les bras, avec une douceur épouvantée.) — Vous ne pensez pas qu'Antoine a pu entendre les coups de feu ? Aviez-vous mis le silencieux ? L'avez-vous appelé sous le même prétexte ? Prendre sa température ? Il n'a pas trouvé ça bizarre !

— Je n'ai pas d'image de ce moment précis. C'était encore eux, mais ça ne pouvait pas être Caroline… ça ne pouvait pas être Antoine… — Est-ce qu'il ne s'est pas approché du lit de Caroline ? Vous l'aviez recouverte de sa couette pour qu'il ne se doute de rien… (Il sanglote.) — Vous avez dit à l'instruction que vous aviez voulu faire prendre à Antoine du phénobarbital dilué dans un verre d'eau et qu'il avait refusé en disant que ce n'était pas bon… — C'était plutôt une déduction… Je n'ai pas d'image d'Antoine disant que ce n'était pas bon.

— Pas d'autre explication ?

— J'aurais peut-être voulu qu'il dorme déjà. » L'avocat général est intervenu :

« Vous êtes sorti ensuite acheter L'Équipe et Le Dauphiné libéré, et la marchande de journaux vous a trouvé l'air tout à fait normal. Était-ce pour faire comme si rien ne s'était passé, comme si la vie continuait ?

— Je n'ai pas pu acheter L'Équipe. Je ne le lis jamais.

— Des voisins vous ont vu traverser la rue pour relever votre boîte à lettres.

— Est-ce que je l'ai fait pour nier la réalité, pour faire comme si ?

— Pourquoi avoir emballé et rangé avec soin la carabine avant de partir pour Clairvaux ?

— En réalité, pour les tuer, bien sûr, mais je devais me dire que c'était pour la rendre à mon père. » Habitué à ce que le labrador de ses parents salisse ses vêtements en lui faisant fête, il a passé une vieille veste et un jean, mais accroché au portemanteau de la voiture un costume de ville en prévision du dîner à Paris. Il a mis dans son sac une chemise de rechange et sa trousse de toilette.

Il ne se rappelle pas le trajet.

Il se rappelle s'être garé devant la statue de la Vierge que son père entretenait et fleurissait chaque semaine. Il le revoit lui ouvrant le portail. Ensuite, il n'y a plus d'images jusqu'à sa mort.

On sait qu'ils ont déjeuné tous les trois. Il restait des couverts sur la table quand l'oncle Claude est entré dans la maison le surlendemain, et l'autopsie a révélé que les estomacs d'Aimé et Anne-Marie étaient pleins. A-t-il mangé, lui ?

Sa mère a-t-elle insisté pour qu'il le fasse ? De quoi ont il parlé ?

Il avait fait monter ses enfants à l'étage, chacun à son tour, il a fait la même chose avec ses parents. D'abord son père, qu'il a entraîné dans son ancienne chambre sous prétexte d'examiner avec lui une gaine d'aération qui diffusait de mauvaises odeurs. À moins qu'il ne l'ait fait en arrivant, il a dû monter l'escalier la carabine à la main. Le râtelier ne se trouvait pas en haut, il a peut-être annoncé qu'il allait, de la fenêtre, faire un carton dans le jardin, plus probablement rien dit du tout. Pourquoi Aimé Romand se serait-il inquiété de voir son fils porter la carabine qu'il était allé acheter avec lui le jour de ses seize ans ? Le vieil homme, qui ne pouvait se pencher en raison de problèmes lombaires, a dû s'agenouiller pour montrer la gaine défectueuse, à hauteur de plinthe. C'est alors qu'il a reçu les deux balles dans le dos. Il est tombé vers l'avant. Son fils l'a recouvert d'un dessus-de-lit en velours côtelé lie-de-vin qui n'avait pas changé depuis son enfance.

Ensuite, il est allé chercher sa mère. Elle n'avait pas entendu les coups de feu, tirés avec le silencieux. Il l'a fait venir dans le salon dont on ne se servait pas.

Elle seule a reçu les balles de face. Il a dû essayer, en lui montrant quelque chose, de lui faire tourner le dos. S'est-elle retournée plus tôt que prévu pour voir son fils braquer la carabine sur elle ? A-t-elle dit : Jean-Claude, qu'est-ce qui m'arrive ? » ou « qu'est-ce qui t'arrive ? », comme il se l'est rappelé lors d'un des interrogatoires pour dire ensuite qu'il n'en avait plus le souvenir et le savait seulement par le dossier d'instruction ? De la même façon incertaine, en essayant comme nous de reconstituer les faits, il dit que dans sa chute elle a perdu son dentier et qu'il le lui a remis, avant de la recouvrir d'un dessus-de-lit vert.

Le chien, monté avec sa mère, courait d'un corps à l'autre sans comprendre, en poussant de petits gémissements. « J'ai pensé qu'il fallait que Caroline l'ait avec elle, dit-il. Elle l'adorait. » Lui aussi l'adorait, au point de garder en permanence sa photo dans son portefeuille. Après l'avoir abattu, il l'a recouvert d'un édredon bleu.

Il est redescendu au rez-de-chaussée avec la carabine qu'il a nettoyée à l'eau froide, car le sang part mieux à l'eau froide, puis rangée au râtelier. Il a troqué le jean et la vieille veste contre le costume, mais pas changé de chemise : il transpirait, mieux valait le faire en arrivant à Paris. Il a téléphoné à Corinne, et ils sont convenus de se retrouver à l'église d'Auteuil où elle accompagnerait ses filles pour la messe des jeannettes. Il a soigneusement fermé la maison et pris la route vers deux heures.

« En quittant Clairvaux, j'ai eu le même geste que d'habitude : je me suis retourné pour regarder le portail et la maison. Je le faisais toujours car mes parents étaient âgés et malades et je me disais que c'était peut-être la dernière fois que je les voyais. » Ayant dit à Corinne qu'il ferait son possible pour assister à la messe avec elle et ses filles, il n'a cessé pendant le voyage de regarder sa montre et le nombre de kilomètres restant jusqu'à Paris. Avant l'autoroute, sur la départementale de Lons-le-Saunier où il y a beaucoup de dos-d'âne, il se rappelle avoir conduit un peu imprudemment, ce qu'il ne faisait jamais. On était samedi soir : il s'est énervé au péage où la file avançait lentement, puis sur le périphérique. Alors qu'il pensait mettre un quart d'heure entre la porte d'Orléans et la porte d'Auteuil, il lui en a fallu trois. La messe n'avait pas lieu dans la nef de l'église mais dans une chapelle souterraine dont il a eu du mal à trouver l'entrée. Arrivé en retard, il est resté au fond et n'est pas allé communier : de cela il est certain, car s'il l'avait fait il serait allé s'asseoir ensuite à côté de Corinne. Au lieu de quoi, sorti le premier, il les a attendues dehors. Il a embrassé les deux petites filles qu'il n'avait pas vues depuis plus d'un an et tous les quatre sont montés chez Corinne. Il a bavardé avec la baby-sitter. Léa et Chloé lui ont montré les cadeaux qu'elles avaient reçus pour Noël pendant que leur mère se maquillait et se changeait.

Quand elle est ressortie, elle portait un tailleur rose et la bague qu'il lui avait offerte pour se faire pardonner sa première déclaration. Sur le périphérique, qu'ils ont repris en sens inverse, elle lui a demandé l'argent. Il s'est excusé de n'avoir pas eu le temps de passer à Genève, mais il irait lundi matin sans faute, puis prendrait l'avion de 12h15, elle aurait tout en début d'après-midi. Elle était un peu contrariée, mais la perspective du dîner brillant qui les attendait le lui a fait oublier. Ils ont quitté l'autoroute à Fontainebleau et, à partir de là, elle l'a guidé en se servant d'une carte sur laquelle il avait, au hasard, marqué d'une croix l'emplacement de la maison de Kouchner. Ils cherchaient « une petite route sur la gauche ». La carte n'était pas très détaillée, ce qui justifiait au début qu'ils aient du mal à se repérer. Au bout d'une heure à tourner en rond dans la forêt, il s'est arrêté pour chercher dans le coffre un papier sur lequel il avait noté le numéro de téléphone de Kouchner, mais ne l'a pas trouvé. Corinne commençant à s'inquiéter de leur retard, il l'a rassurée : d'autres invités, des chercheurs aussi, devaient venir de Genève et n'arriveraient pas avant 22h30. Pour l'occuper, il s'est mis à lui parler de sa prochaine mutation à Paris, de la direction de l'INSERM qu'il avait finalement acceptée, de son appartement de fonction à Saint-Germain-des-Prés. Il lui en a décrit la disposition, en précisant qu'il comptait s'y installer seul. La veille au soir, Florence et lui avaient longuement discuté de l'orientation de leurs vies et, d'un commun accord, décidé que ce serait mieux ainsi. Le plus dur, soupirait-il, serait de ne plus voir les enfants tous les jours. Ils devaient être à Annecy chez leur grand-mère, ils avaient passé l'après-midi à un anniversaire… Corinne s'impatientait. Lui dit qu'il ne pensait alors qu'à gagner du temps et à trouver une raison plausible pour annuler le dîner. Il s'est arrêté de nouveau sur une aire de pique-nique, décidé à mettre le coffre sens dessus dessous jusqu'à ce qu'il trouve le numéro de Kouchner. Il a passé quelques minutes à fouiller dans de vieux cartons contenant des livres, des revues, mais aussi une cassette sur laquelle il avait filmé avec sa caméra vidéo des moments de leur voyage à Leningrad, deux ans plus tôt. Un coup d'œil à Corinne, de plus en plus crispée à l'avant de la voiture, a suffi à le convaincre que ce n'était pas le moment d'évoquer ces tendres souvenirs. Il est revenu, penaud, en disant qu'il ne trouvait pas le papier. Il avait trouvé, en revanche, un collier qu'il s'était promis de lui offrir. Corinne a haussé les épaules : cela n'avait pas de sens. Mais il a insisté et pour finir l'a persuadée de le porter, au moins ce soir. Elle est descendue de la voiture pour qu'il puisse le lui mettre comme il lui avait mis tous les bijoux qu'il lui offrait : en lui faisant fermer les yeux.

Elle a senti d'abord, sur son visage et sur son cou, la brûlure mousseuse de la bombe lacrymogène. Elle a entrouvert les yeux, les a refermés tout de suite parce que cela brûlait encore plus et, tandis qu'il continuait à l'asperger, s'est mise à se débattre, à lutter de toutes ses forces contre lui, en sorte qu'il a eu l'impression que c'était elle qui l'agressait. Ils ont roulé le long de la voiture. Contre le ventre de Corinne, une barre cylindrique et dure envoyait des décharges électriques :

c'était le boîtier de défense qu'il avait prévu de lui offrir. Certaine de mourir, elle a crié : « Je ne veux pas ! Ne me tue pas ! Pense à Léa et Chloé ! » et ouvert les yeux.

Croiser les siens lui a sauvé la vie. D'un coup, tout s'est arrêté.

Il se tenait en face d'elle, interdit, le visage bouleversé, les mains tendues : ce n'était plus le geste d'un assassin, plutôt celui d'un homme essayant d'apaiser quelqu'un qui a une crise de nerfs.

« Mais Corinne, répétait-il doucement, mais Corinne… calme-toi… » Il l'a fait asseoir dans la voiture, où tous deux ont repris leurs esprits comme s'ils venaient d'échapper à l'agression d'un tiers. Ils se sont essuyé le visage avec des serviettes en papier et de l'eau minérale. Il avait dû retourner la bombe contre lui-même, car il avait la peau et les yeux irrités lui aussi. Au bout d'un moment, elle a demandé si on allait quand même dîner chez Kouchner. Ils ont décidé que non et il a remis le contact, quitté l'aire de pique-nique, repris à faible allure la route en sens inverse. Ce qui venait de se passer semblait aussi incompréhensible pour lui que pour elle et, dans l'état de stupeur où elle se trouvait, elle n'a pas été loin de se laisser convaincre que c'était elle qui avait commencé. Mais elle est parvenue à résister. Elle lui a patiemment expliqué que non, c'était lui. Elle lui a raconté comment cela s'était déroulé. Lui l'écoutait en secouant la tête, effaré.

Au premier village, il a voulu appeler Kouchner pour les excuser et elle ne s'est même pas étonnée qu'il ait maintenant son numéro. Elle est restée dans la voiture dont il avait, machinalement ou non, empoché la clé de contact avant de se diriger vers la cabine téléphonique. Elle l'a regardé, sous l'éclairage au néon, parler ou faire semblant de parler. Le juge a essayé de savoir s'il avait formé un numéro : il ne s'en souvient pas mais pense qu'il a peut-être appelé chez lui, à Prévessin, et écouté l'annonce du répondeur.

Quand il est revenu, elle lui a demandé s'il avait ramassé le collier et il a répondu que non, mais que cela n'avait pas d'importance : il avait gardé la facture, l'assurance le rembourserait. Elle s'est avisée qu'à aucun moment elle n'avait vu ce collier, alors qu'elle avait vu, tombé dans les feuilles mortes à côté de la voiture, un cordon en plastique souple semblant tout à fait propre à étrangler quelqu'un. Pendant tout le voyage de retour, qui a duré plus de deux heures car il conduisait très lentement, elle a eu peur que sa crise meurtrière le reprenne et, pour l'occuper à son tour, discuté avec lui à la fois en amie dévouée et en professionnelle de la psychologie. Il accusait sa maladie. Ce cancer ne se contentait pas de le tuer, il le rendait fou. Souvent, ces derniers temps, il avait eu des moments d'absence, des blancs dont il ne gardait aucun souvenir. Il pleurait.

Elle hochait la tête d'un air compétent et compréhensif alors qu'en réalité elle mourait de peur. Il fallait absolument, disait-elle, qu'il voie quelqu'un.

Quelqu'un ? Un psychiatre ? Oui, ou un psychothérapeute, elle pourrait lui recommander des gens très bien. Ou alors il pouvait demander à Kouchner.

C'était un ami proche, il le lui avait souvent dit, un type profondément sensible et humain, ce serait une bonne idée de lui parler de tout cela. Elle a même proposé d'appeler Kouchner, elle, pour lui raconter sans dramatiser ce qui s'était passé.

Oui, approuvait-il, c'était une bonne idée. Cette conjuration affectueuse de Kouchner et de Corinne pour le sauver de ses démons le touchait jusqu'aux larmes. Il s'est remis à pleurer, elle aussi. Ils pleuraient tous les deux quand il l'a déposée en bas de chez elle, à une heure du matin. Il lui a fait promettre de ne rien dire à personne, et elle de récupérer son argent, tout son argent, dès le lundi.

Cinq minutes plus tard, il l'a rappelée d'une cabine d'où on voyait les fenêtres encore éclairées de son appartement : « Promets-moi, a-t-il dit, de ne pas croire que c'était prémédité. Si j'avais voulu te tuer, je l'aurais fait dans ton appartement, et j'aurais tué tes filles avec toi. » Le soleil était levé quand il est arrivé à Prévessin. Il avait fait un somme sur une aire de repos, vers Dijon, car la fatigue lui faisait mordre la ligne blanche et il craignait d'avoir un accident. Il s'est garé devant la maison dont il avait tiré les volets avant de partir. À l'intérieur, il faisait bon, le salon était un peu en désordre mais de façon chaleureuse, exactement comme ils l'auraient retrouvé au retour d'un week-end à Clairvaux ou au col de la Faucille. Les dessins que les enfants avaient faits pour l'anniversaire de Nina traînaient sur la table ainsi que des couronnes de galette des rois. Le sapin avait perdu la plupart de ses aiguilles mais ils protestaient chaque fois qu'il parlait de le jeter, réclamaient un sursis, c'était un petit jeu rituel que l'année précédente ils avaient réussi à faire durer jusqu'à la mi-février. Comme il le faisait toujours en rentrant à la maison, il a tourné la page de l'éphéméride et consulté le répondeur. Soit il n'y avait pas de messages, soit il les a effacés. Il s'est assoupi un moment sur le canapé.

Vers onze heures, il a eu peur qu'en voyant la voiture des amis aient l'idée d'une visite impromptue et il est ressorti pour la garer au parking du centre de Prévessin. C'est sans doute à ce moment qu'il a écrit, au dos d'une enveloppe, le mot qui a tant intrigué les enquêteurs. En revenant, il a croisé Coffin et ils se sont salués. Le pharmacien lui a demandé s'il faisait du jogging. Une petite marche, a-t-il répondu.

Allez, bon dimanche.

On dispose de deux éléments pour reconstituer le reste de sa journée.

Le premier est une cassette vidéo qu'il a enclenchée dans le magnétoscope à la place des Trois Petits Cochons. Pendant 180 minutes, il a enregistré dessus des fragments d'émissions diffusées sur la dizaine de chaînes qu'il captait par satellite : des variétés et du sport, l'ordinaire d'un dimanche après-midi télévisuel, mais haché par un zapping frénétique, une seconde sur une chaîne, deux secondes sur une autre. L'ensemble constitue un chaos morne et irregardable que les enquêteurs se sont néanmoins astreints à regarder. Ils ont poussé le scrupule jusqu'à identifier chacune de ces microséquences et, en visionnant les programmes de chacune des chaînes émettrices, à établir l'heure exacte de leur enregistrement. Il en ressort qu'il est resté sur le canapé à jouer de la télécommande de 13h10 et 16h10, mais aussi qu'il a commencé alors que la cassette était à mi-course. Une fois arrivé à la fin, il a pris soin de la rembobiner et de recouvrir de son zapping toute la première partie, ce qui tend à indiquer qu'il voulait effacer un enregistrement antérieur. Comme il dit n'en avoir aucun souvenir, on est réduit aux conjectures. La plus probable est qu'il s'agissait d'images de Florence et des enfants : vacances, anniversaires, bonheur familial.

Cependant, au cours d'un interrogatoire portant sur ses achats dans les sex-shops et les cassettes pornographiques qu'il regardait parfois, dit-il, avec sa femme, il ajoute qu'il lui est même arrivé de filmer avec sa caméra vidéo leurs ébats amoureux. Il ne reste pas trace de la cassette, si elle a jamais existé, et le juge s'est demandé si ce n'étaient pas ces images qu'il avait, le dernier jour, si méthodiquement détruites. Lui dit que non, il ne pense pas.

D'autre part, les relevés détaillés de France Télécom montrent qu'entre 16h13 et 18h49 il a appelé neuf fois le numéro de Corinne. La durée de ces appels, égale et brève, confirme qu'il s'est neuf fois contenté d'écouter l'annonce de son répondeur. À la dixième, elle a décroché et ils ont parlé 13 minutes. Leurs souvenirs de cette conversation se recoupent. Elle avait passé une journée épouvantable, se disait très choquée, souffrait encore de ses brûlures, et lui sympathisait, comprenait, s'excusait, parlait de son propre état dépressif. Compte tenu de cet état et de sa maladie, elle voulait bien ne pas prévenir la police comme l'aurait fait, soulignait-elle, n'importe quelle personne sensée, mais il fallait qu'il voie quelqu'un d'urgence, qu'il en parle à Kouchner ou à qui il voulait, et surtout qu'il tienne sa promesse d'aller, dès le lendemain matin, chercher son argent à la banque. Il a juré d'y être à l'heure d'ouverture.

Il n'était pas monté à l'étage depuis son retour, mais il savait ce qu'il y verrait.

Il avait soigneusement tiré les couettes, mais il savait ce qu'il y avait dessous. À la tombée de la nuit, il a compris que l'heure de mourir, si longtemps différée, était venue. Il dit avoir commencé les préparatifs séance tenante, mais il se trompe : il a encore tardé. Ce n'est pas avant minuit et plutôt, d'après l'expertise, vers trois heures du matin qu'il a répandu le contenu des jerrycans achetés et remplis d'essence chez Continent, d'abord dans le grenier, ensuite sur les enfants, sur Florence et dans l'escalier. Plus tard, il s'est déshabillé, mis en pyjama. Un peu avant quatre heures, il a mis le feu, d'abord dans le grenier, ensuite dans l'escalier, enfin dans la chambre des enfants, et il est entré dans la sienne. Il aurait été plus sûr de prendre les barbituriques à l'avance mais il a dû les oublier ou les égarer car il s'est rabattu sur un flacon de Nembutal qu'il gardait depuis dix ans au fond de l'armoire à pharmacie. Il avait pensé à l'époque s'en servir pour adoucir l'agonie d'un de ses chiens, mais cela n'avait pas été nécessaire. Il avait pensé plus tard le jeter car la date de péremption était largement dépassée.

Il a dû penser que cela ferait quand même l'affaire et, tandis que les éboueurs qui avaient repéré l'incendie du toit pendant leur tournée matinale commençaient à tambouriner en bas, il en a avalé une vingtaine de gélules. L'électricité a sauté, la fumée commencé à envahir la pièce. Il a poussé quelques vêtements contre le bas de la porte pour la calfeutrer, puis voulu s'allonger à côté de Florence qui, sous la couette, avait l'air de dormir. Mais il y voyait mal, les yeux lui piquaient, il n'avait pas encore mis le feu dans leur chambre et les pompiers, dont il assure n'avoir pas entendu la sirène, étaient déjà là. N'arrivant plus à respirer, il s'est traîné jusqu'à la fenêtre et l'a ouverte. Les pompiers ont entendu claquer le volet.

Ils ont déployé leur échelle pour lui porter secours. Il a perdu connaissance.

En sortant du coma, il a commencé par tout nier. Un homme vêtu de noir, entré dans sa maison par effraction, avait tiré sur les enfants et mis le feu. Lui était paralysé, impuissant, cela s'était déroulé sous ses yeux comme un cauchemar. Quand le juge l'a accusé du massacre de Clairvaux, il s'est indigné :

« On ne tue pas son père et sa mère, c'est le deuxième commandement de Dieu. » Quand il lui a prouvé qu'il n'était pas chercheur à l'OMS, il a dit travailler comme consultant scientifique pour une société appelée South Arab United quelque chose, quai des Bergues à Genève. On a vérifié, il n'y avait pas de South Arab United quelque chose quai des Bergues, il a cédé sur ce terrain et aussitôt inventé autre chose. Pendant sept heures d'interrogatoire, il a lutté pied à pied contre l'évidence. Enfin, soit par fatigue, soit parce que son avocat lui a fait comprendre que ce système de défense absurde lui nuirait par la suite, il a avoué.

Des psychiatres ont été chargés de l'examiner. Ils ont été frappés par la précision de ses propos et son souci constant de donner de lui-même une opinion favorable. Sans doute minimisait-il la difficulté de donner de soi une opinion favorable quand on vient de massacrer sa famille après avoir dix-huit ans durant trompé et escroqué son entourage. Sans doute aussi avait-il du mal à se détacher du personnage qu'il avait joué pendant toutes ces années, car il employait encore pour se concilier la sympathie les techniques qui avaient fait le succès du docteur Romand : calme, pondération, attention presque obséquieuse aux attentes de l'interlocuteur. Tant de contrôle témoignait d'une grave confusion car le docteur Romand, dans son état normal, était assez intelligent pour comprendre que la prostration, l'incohérence ou des hurlements de bête blessée à mort auraient davantage plaidé en sa faveur, vu les circonstances, que cette attitude mondaine.

Croyant bien faire, il ne se rendait pas compte qu'il sidérait les psychiatres en leur fournissant de son imposture un récit parfaitement articulé, en évoquant sa femme et ses enfants sans émotion particulière, comme un veuf bien élevé met un point d'honneur à ne pas laisser son deuil assombrir ses commensaux, en ne manifestant un peu de trouble, pour finir, qu'à propos des somnifères qu'on lui donnait et dont il s'inquiétait de savoir s'ils ne risquaient pas de créer chez lui une accoutumance – souci que les psychiatres ont jugé « déplacé ».

Au cours des entretiens suivants, ils l'ont vu sangloter et produire des signes emphatiques de souffrance sans pouvoir dire s'il l'éprouvait vraiment ou non. Ils avaient l'impression troublante de se trouver devant un robot privé de toute capacité de ressentir, mais programmé pour analyser des stimuli extérieurs et y ajuster ses réactions. Habitué à fonctionner selon le programme « docteur Romand », il lui avait fallu un temps d'adaptation pour établir un nouveau programme, « Romand l'assassin », et apprendre à le faire tourner.

Luc a eu un choc, deux semaines après l'incendie, en ouvrant sa boîte à lettres et en reconnaissant sur une enveloppe l'écriture du mort-vivant. Il l'a ouverte avec effroi, lu son contenu en diagonale et aussitôt envoyée au juge d'instruction parce qu'il ne voulait pas qu'elle reste sous son toit. C'était une lettre folle, où il se plaignait des soupçons monstrueux qui pesaient sur lui et demandait qu'on lui trouve un bon avocat. Quelques jours plus tôt, Luc aurait essayé de croire que la vérité gisait dans ces lignes tremblées et non dans l'impressionnant ensemble de preuves rassemblé par les enquêteurs. Mais les journaux avaient rapporté, après ses dénégations, les aveux de l'assassin. Le temps que la lettre arrive, elle n'avait plus de sens.

Au retour de l'enterrement de Florence et des enfants, il lui a envoyé un mot bref, disant que la cérémonie s'était déroulée dignement et qu'ils avaient prié pour eux et pour lui. Il a bientôt reçu une autre lettre où le prisonnier évoquait « la rencontre d'un aumônier qui m'a beaucoup aidé à faire retour à la Vérité.

Mais cette réalité est tellement horrible et difficile à supporter que j'ai peur de me réfugier dans un nouveau monde imaginaire et de reperdre une identité bien précaire. La souffrance d'avoir perdu toute ma famille et tous mes amis est tellement grande que j'ai l'impression d'être sous anesthésie morale… Merci pour vos prières. Elles m'aideront à garder la foi et à supporter ce deuil et cette immense détresse. Je vous embrasse ! Je vous aime !… Si vous rencontrez des amis de Florence ou des membres de la famille, dites-leur pardon de ma part ».

Luc, malgré un élan de pitié, a pensé que cette dévotion était un refuge un peu facile. D'un autre côté, qui sait ? Sa propre foi lui défendait de juger. Il n'a pas répondu, mais fait lire la lettre à Jean-Noël Crolet, le frère de Florence qu'il connaissait le mieux. Les deux hommes en ont longuement discuté, trouvant qu'il parlait beaucoup de ses propres souffrances et guère de ceux qu'il avait « perdus ». Quant à la dernière phrase, elle laissait Jean-Noël pantois : « Qu'est-ce qu'il croit ? Que le pardon peut se transmettre comme ça ? Comme on dirait :

passe-leur le bonjour de ma part ? » Les psychiatres l'ont revu au début de l'été, très en forme : il avait récupéré ses lunettes, qui lui manquaient beaucoup les premiers temps, et quelques effets personnels. Spontanément, il leur a expliqué qu'il avait voulu se suicider le 1er mai, date de sa déclaration d'amour à Florence qu'ils célébraient ensemble chaque année. Il s'était procuré de quoi se pendre, décidé cette fois à ne pas se rater. Mais il avait un peu traîné le matin du jour fatidique, le temps d'apprendre par la radio que Pierre Bérégovoy venait de se suicider aussi. Troublé de s'être laissé couper l'herbe sous le pied, devinant là un signe qui demandait à être interprété, il avait repoussé l'accomplissement de son projet puis, après un entretien avec l'aumônier – entretien selon lui décisif, même s'il y avait peu de chances qu'un prêtre l'encourage à se pendre –, pris la résolution solennelle d'y renoncer. À dater de ce jour, il dit s'être « condamné à vivre », pour dédier ses souffrances à la mémoire des siens. Tout en restant, selon les psychiatres, extrêmement soucieux de savoir ce qu'on pense de lui, il est entré dans une période de prière et de méditation, assortie de longs jeûnes pour se préparer à l'eucharistie. Amaigri de 25 kg, il s'estime sorti du labyrinthe des faux-semblants, habitant d'un monde douloureux mais « vrai ». « La vérité vous rendra libres », a dit le Christ. Et lui : « Je n'ai jamais été aussi libre, jamais la vie n'a été aussi belle. Je suis un assassin, j'ai l'image la plus basse qui puisse exister dans la société, mais c'est plus facile à supporter que les vingt ans de mensonge d'avant. » Après quelques tâtonnements, le changement de programme semble avoir réussi. Au personnage du chercheur respecté se substitue celui, non moins gratifiant, du grand criminel sur le chemin de la rédemption mystique.

Une autre équipe de psychiatres a pris le relais de la première et formulé le même diagnostic : le roman narcissique se poursuit en prison, ce qui permet à son protagoniste d'éviter une fois de plus la dépression massive avec laquelle il a joué à cache-cache toute sa vie. En même temps, il a conscience que tout effort de compréhension de sa part est perçu comme une récupération complaisante et que les dés sont pipés. « Il lui sera à tout jamais impossible, conclut le rapport, d'être perçu comme authentique et lui-même a peur de ne jamais savoir s'il l'est.

Avant on croyait tout ce qu'il disait, maintenant on ne croit plus rien et lui-même ne sait que croire, car il n'a pas accès à sa propre vérité mais la reconstitue à l'aide des interprétations que lui tendent les psychiatres, le juge, les médias. Dans la mesure où il ne peut être décrit actuellement comme en état de grande souffrance psychique, il paraît difficile de lui imposer un traitement psychothérapeutique dont il n'est pas demandeur, se contentant d'échanges de réalité avec une visiteuse. On peut seulement souhaiter qu'il accède, même au prix d'une dépression mélancolique dont le risque reste sérieux, à des défenses moins systématiques, à davantage d'ambivalence et d'authenticité. » En le quittant, un des psychiatres a dit à son confrère : « S'il n'était pas en prison, il serait déjà passé chez Mireille Dumas ! » Les Ladmiral ont reçu d'autres lettres, pour Pâques, pour les anniversaires des enfants. Ils ne les leur ont pas montrées. Luc, à qui elles inspiraient un violent malaise, les lisait très vite, puis les rangeait dans le dossier médical d'un patient fictif, sur l'étagère la plus haute de son cabinet où il est allé les chercher pour moi. La dernière lettre date de la fin décembre :

« … Je laisse mes pensées et mes prières s'envoler librement vers vous, elles finiront bien par vous parvenir, ici ou d'ailleurs. Malgré tout ce qui nous sépare et tes "meurtrissures définitives", que je comprends et qui sont légitimes, tout ce qui nous a rapprochés dans le passé nous réunira peut-être au-delà du temps, dans la communion des vivants et des morts. Que Noël qui pour nous chrétiens est le symbole du monde sauvé par la Parole devenue homme, devenue enfant, soit pour vous tous une source de joie. Je vous souhaite mille bonheurs.