Solitudes
Alors que des rafales de vent ravageaient les rues d'une petite ville du Midi, une jeune femme s'apprêtait à se couper les veines.
Elle, qui avait souffert, ne pensait plus pouvoir être heureuse. Elle, qui avait survécu, n'avait plus une once d'espoir. Elle, qui était brisée aussi bien dans le fond que dans la forme, ne croyait plus pouvoir être aimée ou aimer.
Elle, s'appelait Anara.
Revenant de voyage, un jeune homme était juste rentré dans sa petite ville natale.
Lui, qui était orphelin, ne faisait plus confiance à personne. Lui, qui avait dû grandir seul, s'était construit de solides boucliers mentaux. Lui, qui n'avait plus personne, avait comme seule amie la musique.
Lui, Julian.
Or un jour arriva où leurs destins s'entrecroisèrent, où une âme brisée rencontra une âme tourmentée.
Rencontre
Au sein de la petite ville se trouvait une Halle, aux piliers en bois ornés de fleurs, baignée dans les douces lumières du crépuscule. Tandis que la neige scintillante en couvrait le toit, des stalactites pendaient aux bords et des gouttes tombaient sur le sol. La neige qui couvrait les quelques marches était marquée par des traces de pas récents.
Au milieu de cette halle, un jeune musicien était en train de se préparer pour son prochain concert. Meurtrie par le froid, une jeune femme était assise contre un des piliers.
Ils se tenaient à quelques pas l'un de l'autre, mais ils ne se voyaient pas.
Après la fin du concert, le jeune musicien allait partir lorsqu'il remarqua qu'une femme était restée assise, contrairement aux autres spectateurs qui étaient tous en train de partir. Alors qu'il allait en faire de même, il ne put s'empêcher d'aller vers elle.
Si étrange que cela soit, un lien, une connexion, les unirent immédiatement.
Mais étant donné qu'une barrière mentale avait bloqué l'accès à son cœur et éteint ses sentiments, il ne pouvait pas imaginer que leur destin serait uni.
Il se rendit compte qu'elle n'était pas une simple spectatrice mais apparemment une femme sans abri. Était-elle là depuis longtemps ? Était-elle comme lui originaire de la petite ville ? Venait-elle d'ailleurs ?
Ce qu'il ne pouvait pas deviner, c'est qu'en réalité elle était aveugle, muette, et avait les mains endommagées, auxquelles il manquait un doigt. En outre, elle avait la plus grande difficulté à se déplacer.
Julian n'était pas une personne très sociable, il n'aimait pas interagir avec d'autres personnes, il pensait que c'était inutile.
Cependant quelque chose le poussa à aider cette étrange jeune femme, mais il ne savait pas comment car elle ne montrait aucune réaction devant sa présence. Si seulement elle lui disait quelque chose, si elle lui posait une question, alors il aurait au moins une information sur elle et pourrait peut-être l'aider.
Se sentant incapable d'agir, il décida alors de partir. Mais comme elle restait dans ses pensées, après avoir rangé son matériel et son instrument de musique, il ne put se résoudre à partir, alors il revint vers elle.
Une fois près d'elle, il remarqua qu'elle était endormie. Il voulait lui parler et l'entendre. Il décida donc d'attendre qu'elle se réveille, et l'observa dormir en silence un petit moment.
Certitude
Il ne la connaissait pas. Il ne savait rien d'elle. Mais il y avait chez elle quelque chose qui l'attirait, quelque chose qui éveillait en lui un sentiment qu'il croyait inexistant.
Il ne comprenait pas pourquoi, mais, devant le dénuement de la jeune femme, il ressentait le désir irrépressible de subvenir à ses besoins d'hygiène et d'être certain qu'elle serait en sécurité, qu'elle pourrait manger à sa faim, boire à sa soif, et trouver toutes les choses qui lui seraient nécessaires et qu'elle pourrait désirer.
Finalement, pour ne pas la réveiller, il la prit délicatement dans ses bras et se dirigea vers sa voiture, où il l'installa pour l'emmener chez lui. Cela pourrait paraître étrange mais il ne pouvait pas se permettre de la laisser dans ce froid givrant. Le contraire eût été pour lui impensable.
C'est en pensant à tout cela, que tout d'un coup, une certitude lui vint à l'esprit. Il ne voulait pas seulement savoir qu'elle serait saine et sauve et qu'elle pourrait subvenir à tous ses besoins vitaux, il voulait en outre qu'elle soit heureuse, qu'elle soit à ses côtés, qu'elle soit à lui, qu'elle l'aime et qu'elle bâtisse sa vie avec lui. Pour la seule raison qu'il l'aimait. Il le savait. Il en était sûr. Il ferait tout ce qu'il pourrait pour elle. Rien d'autre ne serait aussi important.
****
D'un ultime ensoleillement suivit une nuée de constellations nocturnes.
Un destin courait à sa fin, une vie allait s'effacer, une âme allait s'envoler. Une mort de plus s'annonçait au monde. Mais elle était tombée sur un mur.
D'une existence vidée de tout bonheur à une vie remplie de musique, du manque de sentiment et d'un espoir anéanti à un tourbillon d'émotions et d'art, l'espoir vit sa renaissance.
Et d'une rencontre s'élèverait l'amour.
Réveil
La jeune femme se réveilla. Les parties de son corps qui n'étaient pas couvertes lui provoquaient une agréable sensation de chaleur et de sécurité, car elles étaient baignées de soleil. Elle n'était plus dehors, sur le sol, mais dans une pièce chauffée, peut-être même une chambre.
Elle se trouvait certainement chez un inconnu. Elle se disait qu'elle ne devrait pas être là, qu'elle ne pourrait pas y rester. Pourtant elle n'avait jamais pu se sentir aussi bien qu'à ce moment-là. Cet endroit avait sur elle un effet de plénitude, elle se sentait en sécurité, comme si elle ne l'avait jamais quitté. Mais tout cela ne la perturbait pas. Au contraire elle était plutôt heureuse de se retrouver là.
Néanmoins, elle était bien curieuse de savoir qui l'avait emmenée ici. Et pour quelles raisons ? Elle se demandait qui possédait cet endroit et quel genre de personnage pouvait bien avoir installé une atmosphère aussi agréable. Elle n'avait pas besoin de se demander comment, puisque le seul moyen de l'emmener quelque part était de la porter.
Passé décomposé
Mais la description d'une vie n'a guère de sens si on ne la commence pas par son début.
Anara n'était pas qu'une femme privée de certains de ses sens. Elle avait été une femme heureuse, pleine de dons, de bonté et d'amour.
Malheureusement, tout cela lui avait été arraché.
***
Elle était née à Nanches, un village du Nord quasiment inconnu de tous.
Elle y avait habité avec sa mère, une danseuse qui l'avait eue très tôt, à 19 ans, avec un homme qui travaillait au service des espaces verts du village.
On aurait pu imaginer un mariage harmonieux, entre l'art de la danse et celui du paysage. Hélas, le père avait eu un accident : il avait eu un pied sectionné par une faux lors de la tonte d'une pelouse.
Il avait fallu l'amputer. Il ne s'était jamais remis moralement de son handicap et de sa « mise au rebut » des jardins du village. Il touchait une petite pension, mais s'était mis à boire avec désespoir, si bien qu'il était devenu violent.
On peut imaginer les conséquences sur la vie du couple. Les querelles étaient devenues fréquentes et la danseuse fut obligée de mettre son mari à la porte. Elle avait dû alors renoncer à sa carrière de danseuse et trouver de quoi faire vivre sa fille et elle-même et elle avait eula chance de trouver une place chez un fleuriste.
Ainsi, grâce à son courage et sa ténacité, elle avait pu permettre à sa fille d'avoir une vie normale : aller à l'école, puis au Collège, puis au Lycée où l'adolescente avait brillamment réussi son bac.
Ensuite, comme Anara, à force de regarder sa mère cuisiner avec amour, s'était prise de passion pour la cuisine, elle avait préparé puis avait intégré une école de restauration. En même temps, pour éviter de coûter trop cher à sa mère, elle avait commencé à travailler en tant que serveuse.
Dès le début, son rêve était de monter son propre restaurant. En attendant de pouvoir le faire, elle l'imaginait : le style, la déco, le nom…Une référence à la danse et au paysage, par fidélité à ses parents. Des tableaux ou des photos de danseuses, et des plantes partout. Des cartes avec des « danses de plats », une grande variété de légumes, verts, rouges, orange et même violets…
Quelques années plus tard, grâce un prêt et à sa mère qui avait réussi à faire quelques économies, elle avait pu ouvrir un petit restaurant à Nanches, sa petite ville natale : « La table des couleurs ». Pour toutes les deux, c'était le bonheur et sa mère pouvait l'aider le soir en sortant de la boutique.
C'était trop beau…Un soir, sa mère n'était pas là. Elle l'appela. Pas de réponse. Elle s'arrangea pour satisfaire ses clients toute seule, mais dès que le dernier partit, elle se précipita chez sa mère. Elle trouva cette dernière inanimée…Elle appela les secours, qui arrivèrent. Trop tard, elle avait succombé à une crise cardiaque.
Comment s'en remettre ? Elle était pourtant bien obligée de continuer, même sans elle.
Par chance, elle eut un soir la visite de son amie d'enfance, Marguerite, qui était au chômage, et qui lui proposa de l'aider au service. Quelle bonne idée : Anara embaucha aussitôt son amie au prénom de fleur !
Deux années s'écoulèrent, dans l'amitié retrouvée et dans la bonne humeur. Le restaurant tournait si bien qu'elles décidèrent de s'offrir une croisière. Un de ces immeubles sur mer, qui parcourent les océans et la Méditerranée. C'était l'été. Il faisait beau et bon. Il y avait beaucoup de gens et de nombreuses distractions. Pour Anara, c'était la première fois qu'elle s'accordait du repos et des distractions. Elles firent en outre la connaissance d'hommes charmants, dont l'un, de nationalité suisse, était très séduisant.
Mais en voulant accoster dans un port, le navire heurta un rocher et se pencha. Ce fut une bousculade atroce…Et Marguerite fut piétinée par des croisiéristes terrifiés qui couraient dans tous les sens.
Des secours arrivèrent pour aider les passagers à sortir. Anara n'osait quitter son amie. Mais un homme de la Croix Rouge enveloppa Marguerite dans une toilespéciale, la déposa sur un brancard, et une femme aida Anara à descendre dans un canot de sauvetage.
Arrivée sur le port, désespérée, elle aperçut de loin Marco, le suisse, à qui elle fit un signe. Il vint vers elle et lui demanda où était son amie. La jeune femme en pleurs lui expliqua la situation. Visiblement bouleversé, Marco lui proposa de venir chez lui. Elle avait envie d'accepter, mais il lui fallait revenir à Nanches et s'occuper de son restaurant.
Quelques mois plus tard, Marco vint la retrouver et ils s'installèrent ensemble. En fait, c'était un homme criblé de dettes de jeu, qui avait une idée derrière la tête.
Encore une fois, pour Anara, le sort s'acharnait contre elle chaque fois que sa vie semblait s'améliorer…Marco s'arrangea pour lui soutirer de l'argent, à tel point qu'elle ne réussit plus à payer le loyer et que le restaurant dut fermer. Comme par hasard, Marco disparut…
Heureusement, elle avait retrouvé au restaurant un ancien ami de sa mère, qui l'avait déjà soutenue moralement après la mort de cette dernière puis celle de Marguerite. A la suite de ce nouveau malheur, il eut une idée pour elle : une association caritative qui cherchait quelqu'un pour se déplacer dans plusieurs villes du monde pour nourrir des hommes qui ne pouvaient le faire eux-mêmes.
Mais voilà que, lors d'un voyage en Afrique pour cette association, elle fut enlevée par des ravisseurs qui réclamaient une rançon. Comme ils n'obtenaient pas satisfaction, ils lui coupèrent un doigt et envoyèrent la photo à la France. Il fallait un certain temps pour que les tractations puissent se faire entre la France et les ravisseurs, alors ces derniers, trop pressés, lui crevèrent les yeux et entaillèrent les muscles de ses jambes.
Lorsqu'enfin elle put être rapatriée, elle fut hospitalisée et soignée à Paris pendant plusieurs mois…Mais pendant sa captivité, elle avait contracté une grave infection à la gorge, si bien qu'elle n'arrivait plus à articuler un mot.
Elle fut envoyée ensuite dans un centre de rééducation thérapeutique pour accidentés, dans une petite ville du midi…
Pendant un an, on essaya en vain de soigner sa gorge. Elle avait toujours le plus grand mal à marcher, malgré les exercices, et ne pouvait pas sortir, puisqu'en outre elle était aveugle.
Malgré tous les soins qu'on lui prodiguait, elle était très déprimée, à cause de cette sorte d'enfermement physique et mental. Elle ne pouvait s'empêcher de penser à tous les malheurs qui avaient été les siens, et n'avait plus aucun espoir en la vie.
Aussi un soir d'hiver, elle se saisit de la canne blanche qu'on lui avait donnée, et se risqua à s'aventurer au dehors, bien couverte contre le froid glacial, et décidée à mettre fin à ses jours.
Elle entendit de la musique, et essaya de se laisser guider par le son. Le centre de rééducation n'était pas loin de la halle principale de la ville. Elle avait l'intention de se couper les veines, mais la musique eut sur elle un effet magique. Elle réussit à se glisser contre un poteau et à s'y asseoir. Et elle s'endormit
Personne ne la remarqua tout d'abord, jusqu'à la fin du concert…
Retour à la chambre
Le lieu où elle se trouvait actuellement était aussi apaisant que la mélodie qu'elle avait entendue, qui l'avait endormie et avait bercé son sommeil toute la nuit…
Comme ses pensées étaient tournées dans son passé, elle n'avait pas perçu la présence d'une autre personne. Mais elle ne tarda à s'en rendre compte car elle fut interrompue dans ses souvenirs par un léger bruit. Surprise, elle sursauta, se tourna brusquement, se pencha et tomba par terre. Elle essaya de se relever mais la douleur de ses blessures passées était réveillée par cette soudaine chute et elle n'arrivait pas à bouger. Tandis qu'elle désespérait, elle se sentit soudain soulevée comme si son corps flottait.
C'est alors qu'elle entendit une voix inconnue, rauque et grave, ce qui l'informa qu'elle appartenait à un homme. Cela n'empêchait pas qu'elle contenait une tendresse et une bonté infinie. Jamais elle n'avait entendu une aussi belle voix. Il n'y avait aucun doute. Cette voix était magnifique. Anara ne voulait qu'une seule chose, en cet instant, rester plongée dans ce son si doux. C'était au-delà de tout ce qu'elle avait connu. Jamais elle n'avait eu un tel réconfort que celui prodigué par ce chant miraculeux.
Elle nageait dans cette marée mélodieuse quand une pensée lui vint à l'esprit. Une telle voix ne pouvait appartenir qu'à un homme bon. Alors si elle pouvait faire une chose pour lui, quelle que soit cette chose, elle la ferait.
Mais ce n'était pas possible. Elle en était incapable. Elle ne pouvait rien faire de physique. Et la parole était un instrument qu'elle ne pouvait pas utiliser.
En revanche, il existait un cadeau inestimable qu'elle pouvait lui offrir : un sentiment qu'elle n'avait pas ressenti depuis longtemps, son amour. Ce n'était peut-être pas de l'amour romantique mais c'était un sentiment qui était au-delà. Elle donnerait tout pour lui ! Elle voulait être là pour lui ! Elle serait tout ce qu'il voudrait qu'elle soit, sa confidente, sa meilleure amie, sa sœur, sa partenaire, son amante, sa petite amie, sa gardienne de l'amour, sa femme, son grand amour, son âme sœur ou son destin.
****
Certaines personnes appelleraient ça un coup de foudre. Mais leur rencontre avait provoqué en eux davantage que cela, une vague d'émotions salvatrices.
Leur symbiose immédiate avait revigoré en elle autant la foi en la vie que le goût de vivre. En lui s'était éveillée une palette de vive émotion qui lui faisait retrouver la volonté de recréer un attachement.
Dans les pénombres d'une vie sans couleurs, s'illuminait soudain une nuance d'étincelles multicolores. Dans le vide d'une vie sans bonheur, les notes d'une mélodie infinie étouffaient les cris d'une détresse insondable. En présence d'un trésor sentimental, le mur de la peur s'écroulait.
Dans une bulle protectrice, naissait le matin et mourait la nuit. Deux destins se liaient, deux âmes s'unissaient, deux vies se percutaient.
Une rencontre avait fait exploser le spleen d'une vie et démoli la monotonie d'une autre.
Après une vie détruite advenait l'amour sans fin d'une vie passionnante.
****
Julian, qui dormait sur un fauteuil, se réveilla, se leva, alla chercher son violon et en joua. Il fut seulement interrompu lorsqu'une des cordes se brisa et qu'au même moment il entendit un bruit de chute. Il se tourna et remarqua que la jeune femme n'était plus sur son lit. Elle était allongée par terre sur le parquet en bois. Il s'approcha d'elle, la prit dans ses bras et la reposa sur le lit. Comme elle lui semblait effrayée, Il lui murmura des mots apaisants pour la calmer.
En lui adressant ses paroles, il avait encore une fois essayé d'obtenir son attention. Pourtant elle ne lui disait toujours pas un mot. Pris d'une idée, il lui demanda si elle voulait qu'il lui cherche de l'eau. Il vit alors qu'elle hochait la tête et se rendit compte qu'il n'avait pas posé de question qui puisse se répondre par un oui ou un non juste en hochant la tête ou en secouant.
Pour en être sûr, il posa une autre question. Elle y répondit par un signe positif. Il comprit donc enfin qu'elle était muette. Il se déplaça alors de droite à gauche et de gauche à droite. Voyant que les yeux de la jeune femme ne le suivaient pas, il put donc être certain qu'elle était aveugle. Pour tester ses autres sens,il alla chercher des roses qui étaient dans la chambre pour tester son odorat et les approcha du si beau visage de la jeune femme. Celle-ci s'illumina d'un sourire. Ce sens-là était intact. Puis il caressa ses mains sèches et irritées. Le sourire s'élargit encore.
Ses vêtements laissaient voir des jambes méchamment abîmées.Il se rappela que dans une armoire restaient des vêtements de sa mère. Il proposa à la jeune femme d'aller les chercher et de l'aider à s'habiller, ce qu'elle accepta.
Mais auparavant, il fallait qu'elle puisse se laver. Pour ce faire, il appela Louise, la dame qui prenait soin de lui depuis des années. Tous deux aidèrent Anara à se déplacer jusqu'à la salle de bains et à s'asseoir sur une chaise sous la douche. Ce fut pour elle comme une résurrection lorsqu'elle sentit l'eau tiède couler sur tout son corps.
Ensuite, Julian revint avec plusieurs robes, qu'il lui décrivit pour qu'elle puisse faire un choix. Elle choisit la robe blanche à volants, qui lui allait tellement bien qu'il regretta de ne pas pouvoir lui tendre un miroir pour qu'elle puisse s'admirer.
Emu par ce spectacle, il s'interrogea sur les raisons qui avaient bien pu la conduire, dans cet état, à l'endroit où il l'avait trouvée. Mais il n'osa pas encore lui poser de questions.
Enfance de Julian
Il faut dire que sa propre vie avait aussi été tragique.
Il était né dans la petite ville où ses parents possédaient une grande et belle maison. Sa mère, pianiste, lui avait appris à jouer. Et son père, violoniste, lui avait enseigné des rudiments.
C'était un bonheur parfait. Mais lorsqu'il avait 8 ans, un dimanche d'été, au matin, en descendant de sa chambre, il vit ses parents qui gisaient par terre. Atterré, il sortit dans le jardin et se mit à hurler de douleur, si bien que des voisins l'entendirent et lui demandèrent ce qu'il avait.
Au milieu de ses sanglots, il arriva à expliquer. Les voisins accoururent et appelèrent aussitôt les pompiers : une fuite de gaz était responsable de cette mort.
Comme il n'avait aucune famille, ses voisins, charmants mais très âgés, le recueillirent chez eux, le temps que la justice s'occupe de lui.
C'est ainsi qu'il fut emmené dans un orphelinat, pour des enfants à traumatisme et à handicap.
Heureusement, à l'orphelinat, il y avait un piano, ce qui lui permit de continuer à vivre malgré son désespoir.
Il tenait les autres à l'écart. Le piano était son seul réconfort, son refuge. La musique était la seule chose qui ne le quitterait jamais et qui pouvait donner vie à ses jours monotones.
Pendant dix ans, il suivit une scolarité plutôt brillante, à l'école de la petite ville, puis au collège et au Lycée, où les professeurs de musique successifs remarquèrent à la fois son aspect réservé mais également son « oreille absolue » et sa qualité d'attention.
Au pensionnat, comme un autiste, il s'accrochait au piano dès qu'il arrivait, comme s'il était seul au monde. Mais peu à peu, les petits s'approchèrent de lui, et se mirent à applaudir régulièrement. Il en fut touché et leur sourit. Progressivement, son « public » s'agrandit à la dizaine d'orphelins, enfants et adolescents placés là par le malheur de la vie.
Il se rendit compte un jour que la musique avait sur eux un effet bienfaisant et sur lui un effet de fraternité. Cela le rendait enfin heureux, car il avait en même temps comme la sensation de ressusciter ses parents.
A dix-huit ans, pour la fête de sa dernière année de lycée, ses professeurs lui proposèrent de faire un concert d'adieu pour ses camarades. Après avoir hésité par timidité, il accepta. Ce fut un triomphe !
Il sentit un tel bonheur l'envahir alors, qu'il n'eut qu'une envie, pouvoir retrouver cette sensation. Ses professeurs lui parlèrent du Conservatoire de la grande ville voisine, le poussèrent et l'aidèrent à s'y inscrire.
Très vite il devint le meilleur et obtint la médaille d'or…
Soenna
Les années avaient passé, il avait voyagé dans de nombreux pays, il avait participé à de nombreux concerts, il avait rencontré de nombreuses personnes, il avait de plus en plus d'argent, il avait fait construire une maison personnalisée. Il était devenu un homme connu, acclamé par des centaines de personnes. Il avait tout ce qu'un homme pouvait vouloir mais malgré tout ça, il n'était pas heureux.
Une année, en rentrant d'un concert, il était revenu rendre visite à l'orphelinat de son enfance. Il se mit au piano et fut très ému par une fillette de 5 ans qui était venue spontanément vers lui.
Il revint la voir plusieurs fois. Toujours la même scène se produisait. La fillette s'approchait et finissait par grimper sur ses genoux. Il apprit qu'elle était orpheline et sans famille comme lui, et résolut de l'adopter. Une fois les formalités accomplies, il l'emmena chez lui et engagea une dame pour s'occuper d'elle lorsqu'il s'absentait.
Cette dame s'appelait Louise. Ce fut une sorte de mère pour lui et une grand-mère pour la petite. Cette dernièreavait un prénom banal. Il décida de la baptiser Soenna, ce qui signifie musique en aborigène. Il avait entendu ce mot lors d'une tournée en Australe.
*****
Il n'avait jamais voulu de femme. Il ne voulait pas d'argent, il ne voulait pas d'ami, il ne voulait rien.
Il n'aurait pas détesté avoir l'amour d'une femme. Il en avait bien sûr rencontré. Mais il n'avait pas trouvé celle qui aurait pu enfin faire revivre son cœur brisé depuis l'enfance...
Il s'était senti seul, mais désormais il avait sa fille, à qui il consacrait son temps lorsqu'il était à la maison.
Soenna allait à l'école maternelle et commençait à savoir déjà lire et écrire quelques mots ! En effet, Louise lui racontait beaucoup d'histoires, avec des livres remplis d'images, et elle lui dessinait des lettres qu'elle associait aux images. Et comme la fillette adorait dessiner, elle les reproduisait !
Sa vie auprès de Louise était heureuse, mais elle attendait impatiemment son père et courait se blottir contre lui dès qu'il arrivait. A peine avait-il déposé ses affaires, qu'il se mettait au piano pour sa fille chérie.
Le trio
Lorsqu'il ramena Anara chez lui, il était évident qu'il lui fallait en informer aussitôt la petite. Mais ce soir-là elle dormait déjà.
Le lendemain matin, ce fut Anara qui se réveilla la première. Il était resté toute la nuit sur son fauteuil auprès d'elle. Ses yeux ne bougeaient pas mais il la vit bouger, s'approcha tout doucement et lui parla tout aussi doucement. Elle lui répondit par un sourire. Lui caressant la main, il lui commença alors à lui parler de la petite, racontant sa rencontre avec elle à l'orphelinat, et sa décision de l'adopter. Puis sa vie depuis trois années avec elle, son amour de la musique et de la lecture. « Vous vous entendrez sûrement à merveille, ajouta-t-il. Tu ne crois pas » ? Anara approuva par son signe de tête approprié. « Maintenant, il va falloir que j'aille lui annoncer la nouvelle et je reviens», enchaîna-t-il, et il se leva.
Dans sa chambre, Soenna dormait encore. C'était un dimanche et elle pouvait faire la grasse matinée. Mais il était trop impatient de lui faire part de ce qui allait changer sa vie. Il était 10 heures du matin. Il ouvrit les volets sans faire de bruit. Le soleil de décembre envoyait juste quelques rayons et l'enfant ouvrit un œil puis les deux et sauta au cou de son père qui se penchait vers elle.
« Avec moi tu as eu un papa, ma chérie. Mais à partir d'aujourd'hui tu vas avoir aussi une maman »…Devant l'air stupéfait de Soenna, il lui expliqua la rencontre de la veille au soir et le coup de foudre total qui s'était emparé d'eux…Nullement étonnée, la gamine sauta du lit et allait dévaler les escaliers mais il l'arrêta. « Il faut que je te précise quelque chose : elle est aveugle et ne peut pas parler. Mais elle entend tout ! Donc toi tu pourras lui dire ce que tu veux et elle te répondra avec des gestes ». « D'accord » répondit l'enfant sans se démonter.
Et ils descendirent tous les deux, main dans la main. « Bonjour ma nouvelle maman », lança Soenna pas du tout effarouchée. « C'est vrai, tu veux bien l'accepter ? », demanda Julian ? « Bien sûr,» signifia la nouvelle maman. « Je n'ai jamais connu ma maman alors je t'adopte » enchaîna joyeusement la petite !
« Papa m'a expliqué que tu ne peux pas parler, mais est-ce que tu peux écrire ? » questionna-t-elle. Anara acquiesça vivement. Soenna courut chercher un papier, un crayon et une écritoire et la lui mit dans les mains. Ce fut une révélation : Anara n'avait pas eu l'occasion d'écrire depuis son retour d'Afrique. Elle griffonna quelques mots, et commença alors un dialogue entre « les deux femmes ». « Parle-moi de toi », ordonna l'enfant, « toi aussi », répondit l'adulte.
Julian était aux anges. Soenna avait grimpé sur le lit et s'était installée contre Anara. Alors il se mit au piano et l'enfant et la nouvelle maman écoutèrent avec ravissement.
C'est ainsi que débuta la nouvelle vie du trio.
Pour Julian, voilà qu'après de longues années, ELLE était là ! Celle qu'il n'osait plus espérer. A trente-cinq ans, il l'avait enfin trouvée. Il ne s'attendait pas à la rencontrer de cette manière, mais cela la rendait d'autant plus unique. Il ne voulait pas qu'elle soit une autre personne. Elle était et serait là !
Pour Anara, c'était totalement incroyable, et pourtant elle y croyait !
Pour Soenna, comme plus rien ne l'étonnait, elle était au comble du bonheur ! Elle était bien décidée à s'occuper de sa maman puisqu'elle ne pourrait pas facilement le faire. Elle lui proposerait d'écrire, encore et encore, et même de dessiner, pourquoi pas !
Harmonie
Le silence les enveloppa un moment, l'atmosphère était calme et le temps s'installait tranquillement dans cet espace rempli d'harmonie.
Julian était certes pour Anara un parfait inconnu, elle ne connaissait rien de lui mais elle voulait le connaître. Et elle savait qu'il était la seule personne qui lui donnerait à nouveau l'espoir et lui ferait aimer la vie à nouveau. Il représentait pour elle son premier véritable amour, puisque les sentiments qu'elle avait ressentis pour son traître d'ex n'étaient rien d'autre que le résultat de son besoin de réconfort avec le vide qu'elle avait ressenti après la mort de sa mère puis de son amie. Ses sentiments pour lui étaient donc tout un amour irrépressible qu'elle n'avait jamais pu ressentir avant.
Pour elle, qui avait manqué de figure paternelle, qui avait vu son père et sa mère se déchirer puis avait été maltraitée, qui avait perdu espoir en tout, l'amour n'était pas une exception. Alors quand la veille au soir elle avait entendu sa voix pour la première fois, un lien inexplicable la lia à jamais à lui. Cette situation était inattendue mais elle ne voudrait en rien la changer, au contraire elle était au-delà de ses espérances.
Il était la seule personne qui serait importante dans sa vie, la seule personne qu'elle pourrait aimer. Pas exactement en réalité, car la petite orpheline prit également toute sa place dans cet amour nouveau, pour elle qui n'avait pas eu la chance d'avoir un enfant. . . .
Mais elle ne savait pas ce qu'il pensait, ce qu'elle était pour lui. Maintenant qu'il savait pour ses handicaps, elle espérait qu'il serait toujours là pour elle et avec elle, qu'il ferait toujours partie de sa vie et ne l'abandonnerait jamais, malgré ses nombreux handicaps.
Elle n'avait pas l'intention de cacher son passé mais comme elle ne pouvait pas parler, peut-être qu'avec son aide elle pourrait l'écrire. Et lui pourrait simplement lui parler lui aussi de son douloureux passé qu'elle était impatiente de découvrir, ainsi que les nombreux projets de vie qu'il avait pour eux.
Au fil des jours, Julian adorait jouer pour elle et sa fille dès qu'il le pouvait. Que ce soit du piano où elles se serraient à ses côtés, sur le banc du piano. Que ce soit du violon dont il jouait debout alors qu'elles l'écoutaient, en face de lui, à moitié couchées sur le canapé. Ou encore de la guitare. Ces moments passés étaient tous magiques.
La vie avait reprenait ses couleurs pour lui, le son des mélodies était revenu pour elle et les jours se passaient pour le trio comme s'ils étaient infinis, éternels, interminables.
Un jour il les amena visiter une tombe, mais pas n'importe laquelle, celle de ses parents. Il n'avait encore jamais osé y conduire Soenna, craignant que ce ne soit trop dur pour elle. Mais là il leur présenta à la fois sa femme et sa fille. Puis en rentrant il demanda à Anara si elle voulait bien devenir sa femme pour toujours, et que Soenna devienne officiellement leur fille.
Il est sûr que, étouffées de joie, toutes deux acceptèrent et ils décidèrent de fêter immédiatement l'événement par une valse folle improvisée par Julian !
Les jours heureux.
Tandis que les jours passaient, les enfants d'Aphrodite étaient devenus de plus en plus proches. Ils s'aimaient plus que jamais. Ils étaient ensemble, rien ne pourrait éteindre la flamme incandescente de leur amour qui serait toujours là, sans jamais se ternir. C'était la renaissance de leur futur qui était auparavant vide et sans espoir. C'était le début, ce ne serait jamais la fin, c'était le matin qui n'aurait jamais de nuit, c'était deux vies réunies rendues éternelles face à la mort
Et dans cette renaissance, était incluse la petite orpheline qui serait leur fille jusqu'à la fin de leur vie.
*****
Un an auparavant, ils s'étaient rencontrés lors d'une nuit d'hiver. Un an plus tard, ils étaient ensemble et ne se quitteraient jamais. Et désormais leurs souvenirs ne seraient plus tristes mais heureux et pleins d'amour.
Cette nuit-là, ils s'étaient rencontrés, cette nuit-là avait défini leur vie, cette nuit-là avait été le commencement de deux vies renouvelées, cette nuit- là était le matin d'un premier midi.
Lorsque le soleil s'était couché, une histoire avait commencé. Lorsque la lune avait illuminé la nuit, une rencontre avait changé trois vies. Lorsque le soleil s'était levé, deux âmes séparées et différentes s'étaient rencontrées pour s'unir en une seule, accompagnée d'une créature qu'ils n'avaient pas engendrée mais choisie !