Dans l'obscurité de la nuit, les rues de la capitale nipponne se densifiaient de monde. Kabukichō était l'un des quartiers situés à l'est de l'arrondissement de Shinjuku.
Quartier qui jamais ne dormait, Kabukichō s'illuminait de couleurs vives en toute heure du jour et de la nuit. Ce quartier était l'un de ces quartiers prisés de Tokyo qui regorgeaient de divertissements en tous genres et qui se gonflaient perpétuellement de visiteurs tous plus impatients de profiter de la nuit les uns que les autres.
Y défilaient tout type de personnes, aux profils plus distincts les uns que les autres.
Accoudé sur le rebord de la fenêtre, Watanabe scanna des yeux la rue de gauche à droite. Pour les dealers, se fit-il la réflexion, en triturant son étui à cigares du pouce, ce quartier était une mine d'or, un petit coin de paradis caché parmi les ombres.
Puisque tous profils pouvaient être trouvés dans ce quartier, il était aisé de passer inaperçu.
L'enquêteur enfonça un peu plus le dos dans le dossier de son siège de voiture. La mine renfrognée, il grommela au conducteur du véhicule :
- Rappelle-moi pourquoi on est là, déjà ?
L'homme à qui Watanabe venait de poser cette question détourna la tête du restaurant qu'il fixait derrière les lentilles de ses jumelles depuis de longues minutes déjà. Dans la pénombre de la nuit, Watanabe voyait le visage de son conducteur du jour, Masato Yasuhisa, s'esquisser dans le clair-obscur.
- Je te l'ai dit, lui répondit-il en détachant les syllabes de ses mots. Je suis venu te présenter à mon équipe. Si tu veux qu'on travaille ensemble sur cette affaire, il est important de créer un lien pour espérer forger une bonne entente future.
Isao ignora ostensiblement le « Ce sont les bases de la communication, cher ami, tu devrais commencer à les apprendre. » qui vint ponctuer la réponse de son voisin.
'Ah, très juste.', songea Isao, en prenant une longue inspiration. Cet idiot lui avait dit un truc dans ces eaux-là, en débarquant tout franc battant dans son bureau quelques heures plus tôt, la mine bien plus rafraichie depuis qu'il avait pu prendre une douche – Isao n'avait pu s'empêcher de penser qu'il appréciait encore moins un Yasuhisa à la peau reluisante, tant son sourire paraissait dix fois plus dérangeant.
Isao n'avait même pas eu le temps de finir sa discussion avec Shima – qui bien entendu n'était pas franchement ravie qu'il doive être temporairement remplacé à son poste de superviseur en raison de ses nouvelles obligations -, qu'il avait été attrapé par le bras et tiré hors de son bureau jusqu'au parking souterrain.
Isao n'avait pas non plus eu le temps de dire « ouf » que Masato avait déjà démarré le véhicule et proclamé qu'il était temps pour eux d'aller ensemble sur le terrain « comme au bon vieux temps ! ».
Sur le coup, Isao s'était retenu de commettre un homicide volontaire. Il avait bien vu où finissaient tous ces criminels écroués. Pas sûr qu'ils aient assez de café en prison pour espérer tenir ne serait-ce qu'une journée.
- Je ne suis pas venu pour copiner, rétorqua-t-il finalement, mais parce que tu m'as dit que tu avais de bons éléments dans ton équipe et que, je cite, « Tu devrais les voir à l'œuvre pour t'en faire une idée, Watanabe ».
Yasuhisa ne parût pas le moins du monde dérangé par le ton agacé de son ancien collègue de promotion – qui avait très mal imité sa façon de parler par ailleurs. Il se contenta de balayer la phrase d'un revers de main avant d'ajouter sur un ton chantonnant :
- Justement~ ! Nous sommes là pour les voir à l'œuvre.
Watanabe arqua un sourcil.
- Dans un restaurant de ramen ? T'es sérieux, là ? Tu les as envoyés arrêter un client pour s'être trop empiffré ?
Yasuhisa, qui avait repris la surveillance du restaurant à peine avait-il eu fini de parler, coula un air choqué en sa direction.
- Tu es si impatient de les voir à l'œuvre que tu me fais des blagues, maintenant, très cher ami ? Je n'aurais jamais cru voir ce jour arriver !
- Je suis surtout très impatient de te faire ravaler ce sourire stupide si tu continues à faire l'idiot en service.
Yasuhisa se reprit aussitôt en feignant se racler la gorge dans le creux de son poing.
- Ma foi, tu as raison. Un peu de sérieux s'impose. Je ne suis pas là pour arrêter un client trop gourmand, mais pour épingler des invités indésirables cachés en-dessous du restaurant.
De son index, Masato pointa le bas du mur du restaurant qu'ils surveillaient depuis de longues minutes.
- En-dessous ? répéta Watanabe, en imitant le geste de son voisin. C'est quoi cette connerie ?
- Tsk. Tsk. Tsk.
Isao arqua un sourcil devant le doigt qui s'était inopinément rapproché de son nez. Masato venait de tiquer la langue trois fois d'affilée.
- Mon ami, tu as quitté les rangs depuis tant d'années que tu n'as aucune idée des nouveaux stratagèmes qui peuvent naître dans la tête des gens pour espérer empocher leur dû tant convoité.
À présent, l'enquêteur avait l'air suffisamment intrigué pour tendre une oreille.
- Vois-tu, repris Masato, ressentant de la satisfaction à la réaction de son passager. Je suis un bon chef. Et qui dit bon chef dit aussi bonne gestion de ses subordonnés.
Et Isao perdit tout l'intérêt qu'il avait pu ressentir une micro seconde auparavant.
- Abrège, tu veux ?
- J'y viens, j'y viens. Nul besoin de se presser ! Le suspense est l'un des maîtres-mots de ton métier, enfin ! Je pensais que tu apprécierais que j'en rajoute une pincée pour pimenter un peu l'histoire.
Devant le roulement d'yeux que lui rendit Watanabe, Yasuhisa haussa les épaules, puis reprit :
- Je souhaitais donc dire, avant que tu ne te décides à m'interrompre, que je suis un bon chef. Et puisque j'aime prendre soin de mon équipe et les bichonner comme il se doit, j'ai décidé qu'il était important, si ce n'est primordial, de les confronter à la réalité du métier afin qu'ils puissent mieux appréhender la suite.
Cette fois, l'enquêteur du département criminel fronça les sourcils. Une minute… Cet idiot n'avait quand même pas osé… ?
- J'ai de ce fait songé à leur offrir la réalisation d'une mission. Ils ont eu quartier libre du début à la fin.
Ah. Si. Il avait osé.
- Ton équipe n'a été créée que depuis quelques mois, Yasuhisa. Ne me dis pas que tu as mis des novices sur une de tes enquêtes sans ta supervision.
Masato évita le regard incendiaire qui pesait sur lui.
- Je ne te le dirais donc pas…
- Yasuhisa !
- … puisque que je les supervise justement !
- Tu n'es pas croyable, soupira Isao.
Il était fatigué d'avoir eu à côtoyer Yasuhisa plus d'une demi-heure par jour ces derniers temps.
D'ordinaire, il pouvait s'accommoder de le supporter une demi-heure à leur pause du midi, quand ils se croisaient au distributeur, or, cela faisait depuis la veille qu'Isao se faisait embarqué à gauche et à droite par son ancien collègue de promotion sous prétexte que son chef avait accepté la demande de la cheffe du département de lutte contre le crime organisé.
- Pourquoi je suis là, à ton avis ? rouspéta faussement l'enquêteur du Bōryokudan, en ignorant le commentaire exaspéré de son passager. Et le jour où ils ont décidé de mettre leur plan à exécution, en plus ! Pour qui me prends-tu, au juste ? Tu as si peu confiance en moi, cela m'attriste profondément.
Yasuhisa roula des yeux, visiblement offusqué que son voisin lui fasse si peu confiance. Sur le même ton détaché, il poursuivit :
- Tu suggères que cette enquête est trop pour des novices.
- Je ne le suggère pas, je l'affirme, le coupa aussitôt Isao.
- Laisse-moi donc te reprendre sur ce point. Tes affirmations ne sont pas toujours justes. Je peux t'assurer qu'en les ayant vu travailler du début à la fin dessus, cette affaire leur convenait très bien. Il faut simplement savoir accorder sa confiance à la nouvelle génération, voilà tout.
- C'était pour cette raison que tu travaillais sur le dossier des événements d'Ikebukuro et Shibuya en arrière-plan ?
- Très juste ! Si tu savais le nombre de dossiers que je vois passer en l'espace de ne serait-ce qu'un mois sur mon bureau, c'est parfois impossible à gérer ! Or, en leur donnant du lest pour agir de leur côté – tout en ayant bien sûr ma supervision régulière, il en va de soi, s'empressa-t-il d'ajouter avec emphase – ils m'ont dégagé du temps pour que je puisse me concentrer sur ce qui me turlupinait.
Watanabe reporta son attention sur le restaurant de ramen aux néons luminescents. De la lumière se dégageait toujours des fenêtres et des luminaires et s'échouait sur le bitume de la petite rue en un mélange de gris et d'ocre sali.
- Donc… Tu dis que quelque chose se trame sous le sol de ce restaurant…
Watanabe se remit à observer le restaurant avec davantage d'anticipation que ce qu'il avait pu le faire jusqu'à maintenant. Le restaurant était relativement large, suffisamment pour disposer d'un sous-sol de taille correcte. Il ne savait ce qui se tramait sous le plancher de cet endroit, cependant l'intérêt commençait doucement mais surement à le gagner.
Dans la noirceur de l'habitacle, un très net et large sourire se mit à fendre les lèvres de l'homme à lunettes. La voix chantante, Yasuhisa lui promit :
- Tu comprendras bien assez tôt.
~ x.X.x ~
À cette heure du soir, l'ambiance des rues de Kabukichō n'avait rien à envier à celle des autres quartiers prisés de la capitale nipponne.
Les mains dans les poches de sa veste, l'homme marchait à bonne allure. Le pas relativement rapide, il évitait avec souplesse les silhouettes des passants qu'il croisait.
Sans stopper sa marche, l'homme jeta un coup d'œil vers le haut. Les lumières incandescentes de la rue donnaient la très nette impression que le quartier était aussi éclairé qu'en plein jour.
Marchant depuis un moment dans les rues animées de Kabukichō, il s'engagea finalement dans une bifurcation que la lumière si vive des néons des restaurants et autres bâtiments alentours refusait d'atteindre.
La ruelle étroite dans laquelle il s'était engouffré était silencieuse, silence uniquement troublé par le miaulement lointain d'un chat errant qui s'élevait de derrière une poubelle en métal abandonnée contre un flanc du mur. Plongée dans une pénombre persistante, la nouvelle ambiance que cette ruelle renvoyait contrastait très nettement avec les bruits de discussions couplés aux musiques émanant des petites restaurations de la rue dont il venait d'émerger.
Voulant s'assurer que personne n'avait prêté une quelconque attention à ce qu'il faisait, l'homme marqua une pause, jeta un dernier regard par-dessus son épaule en direction de l'entrée de la ruelle afin de s'assurer qu'il n'avait attiré la curiosité de personne, avant de s'engouffrer plus en profondeur dans l'obscurité.
Se fiant à l'adresse indiquée sur son téléphone, il ne lui fallut que quelques enjambées de plus pour atteindre une porte au-dessus de laquelle, depuis un tuyau, s'échappaient en continu des volutes de fumée. L'odeur qui s'en réchappait rappelait celle de l'eau bouillie dans laquelle des nouilles auraient trop longtemps trempées, à laquelle s'ajoutait celle de la soupe miso fraîchement réchauffée.
'L'endroit idéal.', songea l'homme, resserrant son emprise sur la liasse de billets calée dans le fond d'une de ses poches de veste.
D'un geste du poignet, il ouvrit la porte.
S'offrit devant lui un escalier descendant vers ce qui ressemblait à un sous-sol laissé à l'abandon. Au bout de ce dernier siégeait une seconde porte, en bois cette fois. L'homme l'examina du regard un bref instant. Il se mit à arpenter la volée des quelques marches qui le séparait de la porte puis, arrivé au bout du premier quart de l'escalier, son oreille fut happée par les faibles vibrations des notes d'une musique.
Un nouveau sourire étira les coins des lèvres de l'homme. C'était exactement la description que lui en avait fait ce gars. Tout correspondait ; la localisation, les escaliers, la musique.
Il finit par arriver devant la seconde porte et n'attendit pas plus longtemps pour l'ouvrir à son tour. De suite, le volume de la musique s'intensifia. Des lumières électriques s'échouaient du plafond et changeaient au rythme de la musique qui s'échappait des enceintes. Dans un mélange de rouge, de mordoré, de bleu et de mauve, elles donnaient aux lieux une ambiance hypnotique.
Passant en revue l'heure sur sa montre, l'homme fut brusquement pris à la gorge par l'odeur qui se dégageait de l'endroit. L'herbe devait y couler à flots.
'Bien.', se dit-il à nouveau. 'Vraiment très bien.'
Dans l'exiguïté relative des lieux, l'oxygène semblait s'être raréfié, diminuant au fur à mesure qu'il s'enfonçait parmi les silhouettes mouvantes peuplant les lieux.
Il se déplaçait à présent avec prudence parmi la foule, ses yeux se plissant au fil de ses pas pour espérer y voir davantage. La lumière électrique, hypnotique, des néons du plafond attaquait ses rétines à chaque nouveau changement de couleurs.
L'homme regarda une première fois à droite, vers ce qui semblait être le fond de la salle. Dans la vague pénombre qui la surplombait, il n'était en mesure d'apercevoir que des groupes de fumeurs, pour la plupart en bonne compagnie, ou encore des buveurs affalés sur les fauteuils du fond.
Comprenant qu'il ne dénicherait pas ce qu'il cherchait dans cet endroit, il détourna cette fois les yeux vers la gauche. Ce côté, quant à lui, se terminait par le long bar. Toujours éblouis par les lumières violacées du plafond, ses yeux balayèrent un instant les personnes assises au bar ; à nouveau, il ne vit pas la moindre trace de ce qu'il cherchait.
Son attention finit par se porter sur le coin de la salle, où il aperçut, en hauteur, une petite pancarte dévoilant le pictogramme des toilettes.
Un rictus triomphant souleva lentement les recoins de ses lèvres.
Il venait de l'apercevoir. Enfin. L'homme avec qui il avait échangé la veille ; celui-là même qui lui avait indiqué cette boite de nuit illégale.
L'individu était habillé de la même manière que celle qu'il lui avait décrite par messages – jean délavé et troué au niveau des genoux, baskets blanches et noires, t-shirt sombre sous un large sweat ouvert et un bonnet noir tombant sur ses yeux.
Sans s'approcher pour autant, il l'observa plus en détails.
S'il était plus ou moins sûr d'avoir raison, il ne fallait cependant pas qu'il se trompe. Il était venu plus tôt exprès pour pouvoir avoir une vue d'ensemble sur les lieux avant de conclure la vente, histoire de s'assurer que ce n'était pas une de ces entourloupes comme il en avait vu par le passé.
Ce soir, il aurait la marchandise.
Il en garderait pour lui, il en allait de soi, pour les soirs où il aurait besoin de décompresser. Quant au surplus… il le revendrait à double prix. Les gars en manque ne lésinaient jamais sur les prix des poudres.
Ouais, il allait se faire du blé. Et il recommencerait.
C'était comme ça que ça fonctionnait dans le milieu. Il fallait se débarrasser des preuves en les filant à d'autres, et trouver un fournisseur assez fiable pour conclure des deals, quitte à ne pas le contacter souvent.
Trouver un bon vendeur qui ne vous mentait pas sur sa marchandise était rare ; trouver un bon vendeur qui vous vendait cette marchandise avec des prix dans votre budget l'était encore plus.
Après tout, il existait un dicton que tout drogué connaissait d'expérience ; « dégoter la poule aux œufs d'or n'arrivait qu'une fois dans une vie ».
D'habitude, la poudre était coupée avec d'autres substances quelconques, parfois encore plus dangereuses que le produit d'origine. Or, ses « amis » du milieu lui avaient conseillé un gars relativement correct, qui d'après les rumeurs ne fournissait pas toujours le pactole convenu mais qui respectait ses engagements niveau fric. Dans ses rares meilleurs jours, le bouche à oreille spécifiait qu'il acceptait même d'accorder une petite ristourne.
Dans le milieu, une « petite ristourne » valait son pesant d'or. Elle permettait d'économiser pour de prochaines transactions. Lui, pour sa part, ne se voyait pas refuser une telle offre si le gars le lui proposait.
Mettant un terme à ses réflexions, il s'avança vers le fond de la salle. Il fit mine de rechercher un coin pour s'asseoir, avant de tourner des talons quand il fut assez loin pour ne plus se faire remarquer par qui que ce soit.
Se déplaçant au rythme des ombres mouvantes projetées contre le mur, il se mit à le longer.
Il ne lui fallut que quelques instants pour repérer à nouveau le gars au bonnet noir. Celui-ci était posté comme convenu à quelques pas des toilettes, une main dans une de ses poches de sweat et la tête baissée vers son téléphone.
L'acheteur du jour, dorénavant certain qu'il avait mis la main sur la bonne prise, fit encore quelques pas. Son pas ne ralentit que quand l'un des yeux brillants de son vendeur glissa sur le côté et se posa sur lui.
Il déglutit avec lenteur. Il avait la très nette impression qu'un fauve l'épiait.
Arrivé à sa hauteur, il appuya lentement le dos contre le mur. Quelques instants durant, l'homme au bonnet ne fit que l'observer de son brillant, intimidant regard en biais.
Au bout d'instants qui ne lui semblèrent que trop longs, il commença à se demander s'il ne s'était pas trompé de personne. Ses questions s'envolèrent cependant quand l'homme au bonnet noir ouvrit la bouche :
- Tōji ?
Tōji sentit le nœud d'appréhension qui liait son estomac se desserrer.
La voix du dealer lui laissa deviner que celui-ci était probablement relativement jeune, bien qu'il ne puisse pas bien distinguer les traits de son visage dans la quasi obscurité des lieux.
Rassuré qu'il n'ait plus à chercher parmi la foule, Tōji opina.
- « Tokage » ?
Le dealer ne le fixa que plus intensément de son regard en biais quand il entendit son nom de code être prononcé. Le « lézard » du monde de la nuit n'appréciait visiblement pas que l'on utilise son nom de code.
Tokage, le lézard du monde de la nuit ; son nom de code lui venait du fait qu'il se faufilait dans les soirées avec sa marchandise aussi facilement et avec autant d'agilité qu'un lézard se glisserait dans les plus fins interstices.
- T'as l'argent ? finit-il par demander, après quelques secondes de silence.
Tōji désigna l'intérieur de sa veste d'un geste de l'index.
- La somme convenue.
Le vendeur acquiesça. Lui aussi, dès lors qu'il eut un aperçu du magot qui dépassait un peu de la poche intérieure de Tōji quand ce dernier écarta légèrement un pan de sa veste, eut l'air satisfait.
D'un geste du menton, Tokage désigna les escaliers menant à l'extérieur. Tōji le vit réduire de quelques centimètres la distance qui les séparait et tendit l'oreille par réflexe. Par-dessus les notes de musiques, il put alors l'entendre lui signaler :
- Je ne fais pas les transactions aux yeux de tous. Et il y a trop de monde aux toilettes pour procéder à l'échange en toute sécurité.
Essayant de refreiner le sourire avide qui ne cessait d'étirer ses lèvres, Tōji hocha le menton une fois de plus. Le gars avait pour le moment l'air réglo ; s'ils n'avaient pas encore discuté plus en détails du prix, son nouveau fournisseur ne donnait, pour le moment, pas l'impression de vouloir grossir ses bénéfices comme auraient pu tenter de le faire d'autres dealers. Cela le rassurait un tant soit peu. Il ne lui restait à présent plus qu'à s'assurer d'acquérir l'entièreté du pactole tant convoité.
Ensemble, ils reprirent la direction de la sortie. Tōji jeta un dernier regard en direction des personnes alentour. Il souhaitait s'assurer que nulle oreille indiscrète n'ait entendu leur conversation.
Commençant à se faire une petite réputation auprès des acteurs de la nuit du coin, le bar, ayant rapidement évolué en une des principales plaques tournantes des transactions illégales dans le monde de la nuit du quartier de Kabukicho, se faisait discret. Au plus les forces de l'ordre se rapprocheraient de l'épicentre, au plus la corde se resserrait autour du cou de chacun. Dans un milieu aussi surveillé que celui-ci, il était en effet aisé de terminer réquisitionné par la police si le périmètre du bouche-à-oreille s'étendait trop.
Il n'était de ce fait pas possible d'accéder à ce bar sans avoir les informations sur sa localisation ou sans les recevoir d'un des acteurs lui-même.
Le bar se trouvait dans les sous-sols d'un restaurant de ramens, bien à l'abri des regards, et il n'était possible d'y accéder que par une ruelle située à l'arrière du restaurant.
Même les émanations des produits se dissimulaient suffisamment bien sous les effluves constants de nourriture.
Une fois dehors, Tōji referma la porte derrière lui. Ils n'étaient plus que tous les deux dans la ruelle. Il se frotta les yeux d'une main pour s'habituer à la noirceur ambiante, pendant que son autre main trifouillait dans l'une de ses poches.
- Pas si vite, l'interrompit son vendeur du soir, levant une main vers lui.
Tōji se figea dans son geste. Il haussa un sourcil en évaluant son vis-à-vis quelques instants, maintenant sur ses gardes.
- On m'a dit que t'étais un gars réglo et je commençais à le penser, siffla-t-il, un certain mécontentement perceptible dans la voix.
- Je le suis, cracha en retour le vendeur, sur le même ton que lui. Mais j'ai horreur des gars impatients. J'ai des conditions. Et c'est ça ou rien.
Devant le peu de réaction que lui offrit son acheteur, Tokage ajouta en détachant les syllabes de ses mots :
- Le pactole. Ou tu traces ta route.
Finalement, combattant le manque depuis déjà trop longtemps pour encore avoir la force de le résister, Tōji se renfrogna avant d'opiner :
- C'est quoi, tes conditions ? Je te préviens, si tu me la joues à l'envers, je te fume.
Son vis-à-vis renâcla avec mauvaise humeur.
- On se calme. Je voulais simplement te préciser que quand le deal serait conclu, je veux qu'on parte chacun de notre côté et à des moments différents.
Il désigna tour à tour un bout et l'autre de la ruelle.
- Toi de ce côté, moi de l'autre. Sache que je me fiche que ce soit plus simple pour toi de repartir de l'autre côté, je suis venu de par-là…
Tokage pointa la sortie derrière lui.
- Alors je repars par l'autre bout.
Décrispant ses mains secouées de tremblements, Tōji se détendit avant de céder. Ce raisonnement se tenait. Il acquiesça.
- Ça marche.
Tokage tiqua avant de plonger une main dans la poche de sa veste et d'en sortir un paquet entouré de plastique. Avant de le lui donner en mains, il précisa :
- Et n'essaie pas de me recontacter avant au moins un mois et demi si tu veux un autre échange de ce genre. J'ai d'autres livraisons en attente. Et même si t'essayais, je te bloquerais et ne conclurais plus de deal avec toi. T'es peut-être en manque mais moi je ne veux pas d'ennuis.
- J'ai compris, je te dis !
Sans plus de cérémonie, Tokage déposa le paquet dans les mains tendues qui se présentaient à lui.
- Le fric, fit-il ensuite avec impatience, les yeux rivés sur l'endroit où se trouvait la poche intérieure de la veste de Tōji.
Ce dernier sortit ses billets de celle-ci et les lui tendit. L'homme s'en empara, prit la peine de les compter un à un, ensuite les enfuit d'un geste vif dans la poche d'où il avait sorti le paquet quelques secondes auparavant.
Ayant conclu son affaire, le dealer renfonça le bonnet sur sa tête puis se détourna.
- N'essaie pas de me suivre. Et attends au moins deux bonnes minutes avant de sortir de ton côté, prit-il la peine de lui préciser avant de faire comme s'il n'avait jamais existé et de se diriger vers sa sortie.
Tōji hocha une nouvelle fois le chef et appuya le dos contre l'un des murs de la ruelle. La simple idée que le paquet tant convoité soit là, contre lui, grossissant la poche intérieure de sa veste, réveillait son irrépressible envie de consommer dans les plus brefs délais.
Tandis que son vendeur du soir s'éloignait sans plus lui accorder un regard, il en profita pour s'allumer une cigarette tout en luttant pour ne pas brûler ses mains tremblantes avec la flamme du briquet.
'Bientôt', se répétait-il en boucle, dans l'espoir de calmer les tremblements qui agitaient ses mains.
Il attendit ainsi que sa cigarette soit entièrement consumée, la dégustant à longues bouffées, avant de la jeter à ses pieds. Commençant à s'impatienter après presque deux interminables jours de manque, Tōji en déduisit qu'il avait attendu un temps assez raisonnable pour avoir respecté sa part du marché.
Avec anticipation, il s'avança d'un pas rapide vers le fond de la ruelle. Or, il ne put en sortir pour autant. Arrivant en trombe de sa gauche, déboulant de nulle part tel un boulet de canon, une voiture s'arrêta devant lui et lui barra la route en un crissement assourdissant de pneus.
Tōji pila net.
'Qu'est-ce que- ?'
Trop hébété, il ne comprit qu'avec un temps de retard que les couleurs et l'écusson qui ornaient la voiture étaient ceux de la police métropolitaine de Tokyo.
Cependant, avant qu'il ne puisse penser à autre chose, une seconde voiture fit irruption dans son champ de vision, venant cesser sa course à côté de la première avec autant d'ardeur. Sitôt que les occupants ouvrirent les portes des deux premières voitures, une troisième les rejoignit aussi vite depuis l'autre côté de la rue.
Tōji se protégea les yeux derrière ses avant-bras. Il se sentait comme une biche prise dans les phares d'une voiture. Les lumières rouges et bleues des gyrophares l'éblouissaient. Ce ne fut qu'à ce moment-là qu'il comprit ce qu'il se passait :
'Merde !'
Dans la précipitation, Tōji manqua de glisser en exécutant un vif volte-face en voyant les portières des trois véhicules s'ouvrir.
Il n'eut cependant pas l'opportunité de fuir.
Devant lui, dans la ruelle, debout à seulement une petite dizaine de mètres, se tenait son dealer du jour, les mains plongées dans les amples poches de son sweat.
- Tu n'as même pas tenu une minute, soupira ce dernier, le timbre de voix moins grave que celui avec lequel il avait échangé avec lui quelques instants plus tôt. Pas étonnant que ton ancien dealer t'ait lâché.
Les yeux renfoncés de Tōji s'écarquillèrent.
Au fil de ses paroles, l'homme qui se tenait devant lui avait relevé son bonnet, de sorte à ce qu'on puisse maintenant mieux apercevoir son visage.
Ses yeux et ses joues n'étaient pas renfoncées. Il avait abandonné sa posture recourbée qu'il avait feint jusqu'à lors ; il se maintenait maintenant droit, sans plus vaciller comme il avait pu simuler de le faire dans les escaliers menant à la sortie.
L'homme qu'il avait à présent face à lui dégageait une toute autre impression. Ouais, pensa Tōji, avec mépris. Ce gars n'avait clairement pas l'air d'un toxico.
- T'es un flic ?!
La voix de Tōji s'était fracturée en milieu de phrase. Il se refaisait le fil des dernières minutes en boucle. Il ne pouvait s'abstenir de réfléchir, de penser à ce qu'il avait bien pu rater, de se demander où il avait bien pu être assez négligeant pour ne pas songer à une telle possibilité.
L'homme lui rendit un sourire avant de sortir de sa poche les quelques billets que Tōji lui avait donnés.
- Et toi tu viens de gagner un aller simple pour le commissariat de police.
La chaleur monta au visage de Tōji. Il s'était fait prendre la main dans le sac. Bordel de merde.
- Enfoiré !
Pendant que la rage gagnait Tōji au fil des secondes, le faux dealer de drogue, quant à lui, n'esquissa qu'un sourire poli.
Dans son dos, des bruits de pas résonnèrent sur le macadam. Dans ce chaos, une voix s'éleva, criée dans un mégaphone. Tōji put apercevoir, en arquant légèrement la tête vers le haut, que celle-ci provenait de derrière les voitures de police ordonnées en barrage devant la ruelle :
- Les mains sur la tête et allongez-vous sur le sol !
À cet instant, un déclic se fit dans le cerveau de Tōji. Il était dans la merde. Il était dans la putain de grosse merde. Il fallait qu'il se barre et loin. Sinon il finirait en taule.
Sur le moment, il ne sut ce qui lui prit, peut-être un réflexe désespéré. Il savait au fond de lui qu'il ne parviendrait pas à forcer le barrage de police, les policiers étaient trop bien postés pour l'intercepter quand bien même il déciderait de foncer tête baissée dans le tas. Les policiers qui le tenaient en joug étaient bien trop nombreux. L'autre côté de la ruelle semblait s'être lui aussi fait boucler, des bruits de pas rapides se rapprochaient.
Il ne voulait pas finir derrière les barreaux. S'ils découvraient son casier, s'ils découvraient ses relations, il finirait comme un animal en cage. Il lui fallait tenter le tout pour le tout.
La seule solution qu'il lui restait était…
Le policier déguisé en dealer de drogue ne plissa que légèrement les paupières quand les pupilles coléreuses de Tōji se posèrent sur lui.
'Ce gars.'
Ouais, Tōji le savait. Il ne lui restait que cette option-là. C'était de sa putain de faute après tout.
L'instant suivant, le policier habillé en civil vit bondir sur lui, toutes griffes dehors, un véritable fauve enragé.
Tōji s'était élancé sur lui avec rage.
La suite, cependant, Tōji ne la saisit qu'une fois balancé sur le bitume. À peine avait-il avancé les mains en direction du cou du policier que le sol s'était brutalement dérobé sous ses pieds. Emporté par la force d'une puissante poigne sur son bras, couplée à l'élan de sa course, Tōji avait soudain décollé. Il n'avait d'abord pu voir que l'épaule du policier, ensuite, aussi brusquement qu'il s'était fait brinquebaler, le ciel nocturne s'était retrouvé devant ses yeux. Pour finir, dans le bruit assourdissant de son dos heurtant non sans douleur une surface dure et dense, des étoiles s'étaient mises à danser devant ses yeux.
Son cerveau avait mis une bonne seconde à réaliser les événements. Le faux dealer de drogue, ce bâtard de flic, venait de lui faire une prise de judo ! Tōji n'avait rien pu faire d'autre que se faire balloter tel un vulgaire pantin désarticulé.
- P-Putain ! hurla-t-il, rouge de rage. Mais lâche-moi, connard !
Sans prendre gare à ses véhémences, le policier l'obligea dans une nouvelle clé de bras à faire un complet cent quatre-vingt degrés. Tōji ne vit bientôt plus que les aspérités du macadam, incapable de se débattre à cause du genou enfoncé dans le milieu de son dos.
- Tu m'as fait une prise de judo car tu voulais me prouver que t'avais pas besoin d'utiliser ton arme pour m'arrêter, hein !! Enfoiré ! T'aurais pu m'arrêter depuis le début !
- Dans notre profession, nous appelons plutôt cela du taihojutsu. Mais je t'en prie, tire tes propres conclusions par toi-même.
Si Tōji était incapable d'apercevoir son visage, la voix de l'homme qui le maintenait à plat ventre sur le sol laissait deviner l'esquisse d'un sourire narquois.
- Connard ! Putain, j'aurais dû te fumer quand j'en avais l'occasion !
- Tu auras tout le temps d'y repenser en cellule.
Pendant que les menottes lui étaient passées aux mains, Tōji sentait la honte le prendre à la gorge. Il venait d'être dupé. Tous ces échanges par messages, il le réalisait dès à présent, n'avaient en vérité été qu'un moyen de le pister. Et lui, irrationnel à cause du manque, trop impatient d'expérimenter à nouveau les effets du high, n'avait pas cherché à se renseigner et n'y avait vu que du feu. Des braises bien insignifiantes comparées à ce qu'il encourait désormais.
Par la suite, il tenta bien de se débattre quand le policier qui le retenait l'obligea à se relever et transmit sa surveillance à un de ses collègues. Pourtant, rien n'y fit. Envers et contre tout, Tōji fut soulevé du sol comme s'il ne pesait rien, puis trainé, claudiquant, les mains attachées derrière le dos, dans un véhicule de police sous les lumières aveuglantes des gyrophares.
Depuis le trottoir, il pouvait encore sentir le regard de fauve qui l'épiait, le même que celui qui, secrètement, avait provoqué un étrange frisson le long de sa colonne vertébrale quelques minutes plus tôt dans le bar.
Bonsoir (Ou bonjour !) ! Comment allez-vous ? Vous m'en voulez si je vous dis que j'ai eu le syndrome de la page blanche pendant plusieurs semaines ? *rire nerveux*
Non, plus sérieusement, j'ai parfois du mal à concilier mes passions et mon train de vie. Et j'avoue avoir eu besoin de décharger dans mon carnet toutes les scènes de cette histoire qui me passaient par la tête avant de pouvoir reprendre son écriture. Et puis, peu importe comment je l'écrivais, ce chapitre ne me convenait jamais à la relecture. Donc j'ai attendu d'être de nouveau capable de l'écrire comme je le voyais dans ma tête. (Voilà pour la petite histoire.)
Quoi qu'il en soit, je vous remercie pour votre fidélité et pour l'intérêt toujours plus grandissant que vous témoignez pour cette histoire. Vos réactions, commentaires et notes sont ce qui la fait vivre.
Bref, on se voit tout bientôt pour le chapitre suivant ! Prenez soin de vous, surtout !
Des bisous,
Molly.