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Chapitre 22 : Yubitsume (2)

Durant le bref instant que Sora avait mis pour saisir la scène qui s'exposait sous ses yeux, les aiguilles de l'horloge avaient donné la sensation de s'être suspendues dans leur course effrénée pour laisser aux personnes présentes dans la salle le temps de digérer les événements.

Le jeune héritier illégitime des Ryūno obliqua la tête vers le haut, lentement, avec précaution. Le coup de feu était venu de sa droite. Il avait été tiré à moins d'un mètre au-dessus de sa tête.

Le bras recouvert d'une veste de costume jaune canari qui projetait son ombre sur lui ne laissait aucune place au doute ; Sora ne connaissait que trop bien l'identité de la personne qui venait d'appuyer sur la gâchette de l'arme à feu.

Un gémissement l'obligea à reporter son attention sur ce qu'il se passait non loin devant lui. Le kobun qui avait montré son insubordination était actuellement replié sur lui-même.

L'héritier aux yeux clairs ne saisit l'ampleur de la situation que quand le subordonné se mit à hurler à s'en écorcher la gorge. Roulé en boule, face contre terre, il tenait dans sa paume la main qui venait de se faire trouer d'une balle de fusil. Un liquide écarlate s'écoulait en abondance de la plaie.

Un silence s'ensuivit. Le cœur de Sora battait à tout rompre dans sa poitrine. Une poussée d'adrénaline avait explosé au creux de son ventre, éveillant chacun de ses sens à son paroxysme.

L'odeur de fer et une autre odeur, plus amer et suffocante encore, celle qui devait être l'odeur que délaissait derrière elle la poudre de la balle, frappèrent dans un mélange fétide ses narines.

Il chassa au loin et aussi vite qu'il le put les images de cet homme dont il ne connaissait pas le nom, mais qui, quelques jours plus tôt, s'était effondré à quelques centimètres de ses pieds pendant que lui était pieds et poings liés. Sora aurait voulu ne plus y penser, ce mélange nauséabond d'odeurs ravivait les souvenirs qu'il s'était efforcé d'enfouir.

Visiblement, la scène n'avait pas choqué que Sora. Les regards de chacune des personnes peuplant la grande salle se tournèrent dans un même mouvement en direction de celui qui était à l'origine du coup de feu ; le garde du corps de l'héritier illégitime des Ryūno, Issei.

Le nouveau garde du corps de Sora donnait l'impression de s'être métamorphosé en une toute autre personne. Derrière les verres teintés de ses lunettes de soleil, son regard était devenu aussi glacial et tranchant que du verre brisé.

Même l'allure de décontraction absolue qu'il trainait en toute heure du jour et de la nuit s'était entièrement dissipée. Le garde du corps arborait à présent une dégaine plus menaçante et sans pitié. La manière dont il se tenait, le bras encore tendu au-dessus de la tête de Sora, donnait à elle seule l'indication sur le fait que le coup de feu n'était pas une erreur incongrue de sa part, mais qu'il serait de nouveau prêt à contracter le doigt sur la gâchette si le subordonné au sol se risquait encore à ne serait-ce qu'ouvrir la bouche.

Dans ce silence, qui rappelait le moment de calme que l'on pouvait observer après qu'un éclair se soit abattu sur le sol, un murmure se mit à ramper telles mille fourmis parmi l'assemblée.

Situé devant la rangée de kobuns au teint blême, l'un des kyodais du clan étouffa un hoquet de surprise dans le creux de sa main. D'une voix faible, Sora l'entendit s'exclamer :

- Les principes du clan… Il a bafoué l'un des principes du clan.

- « Tu ne pointeras point ton arme en direction de ton frère d'armes », souffla un de ses voisins, dont le visage était devenu livide.

La réaction du garde du corps ne se fit pas attendre. Avec une attitude de défi, Issei foudroya d'un regard assassin les deux hommes ayant osé ouvrir la bouche.

Derrière les verres de ses lunettes de soleil, ses yeux étirés en fines amandes s'étaient ouverts en grands. D'une voix froide comme un glacier, il daigna enfin parler :

- Les principes du clan, vous dites… Si ce sont les mêmes principes auxquels je pense, j'en viens à me demander si vous les connaissez véritablement.

Le visage contorsionné par la colère d'Issei parut se décrisper tandis qu'il glissait ses yeux en direction de Sora. Le jeune maître aux iris claires le guettait depuis sa place assise avec autant d'étonnement que d'anticipation.

Le garde du corps sentit ses épaules raidies se délier lentement.

Sora Ryūno, ce nouveau jeune maître du clan Ryūno dont la garde lui avait soudain été confiée par son chef, Maître Shigeru. Un jeune maître qu'il avait rencontré quelques jours plus tôt mais qui, au grand étonnement d'Issei, manquait cruellement de prestance. À l'inverse de son frère cadet, qui avait développé un début de musculature et une certaine discipline après avoir emprunté la voie du sabre, ce jeune maître dont il avait maintenant la garde se complaisait d'une vie simple passée à éviter les interactions sociales.

Sora Ryūno n'avait rien d'un jeune maître typique. Son mode de pensée n'entrait pas dans les carcans du clan. Il n'avait jamais été élevé dans l'optique de prendre la tête du clan, et cela se ressentait dans sa manière d'agir, qui jonglait sans cesse entre un manque d'assurance et une rationalité à toute épreuve – qu'Issei avait par ailleurs pu constater lors de sa discussion avec son grand-père ou encore celle qu'il avait pu échanger avec sa servante et le fils de celle-ci.

En guise d'exemples, pour exposer son côté atypique, Issei pouvait citer le soir de leur première rencontre ; Sora n'avait pas manqué de lui proposer de venir s'installer à table avec eux quand l'heure du repas était venue. Si, bien entendu, Issei avait promptement refusé d'accéder à sa requête, l'attention, sur le fond, lui avait fait plaisir. Plus récemment, Sora avait aussi commencé à demander son avis ; lorsqu'il paraissait s'ennuyer entre les murs de sa chambrée, l'adolescent prenait systématiquement la peine de requérir son avis afin de s'assurer que cela ne le dérangeait pas de faire un tour dans le jardin pour passer le temps.

Sora Ryūno avait beau avoir débarqué d'une manière presque brutale dans le clan, il était devenu un jeune maître qu'Issei, qui avait au départ uniquement pensé à accomplir en bonne et due forme son travail de garde du corps, avait commencé à apprécier sans véritablement s'en apercevoir.

Au fond de lui, Issei avait eu un aperçu de ce qui avait poussé son frère d'armes, Yoshi, à demeurer à ses côtés tant d'années durant.

Sora, qui avait remarqué que les prunelles incandescentes d'Issei commençaient à réellement s'attarder sur lui, souffla son nom avec incompréhension :

- Issei… Qu'est-ce que-

Mais Issei n'était pas résigné à le laisser terminer sa phrase. Il n'en avait pas terminé avec sa sombre besogne.

- Celui qui a bafoué les principes du clan, reprit-il, en fustigeant des yeux l'homme enroulé sur lui-même à même le sol, est celui qui a pointé du doigt l'un de ses jeunes maîtres. Il est le premier à avoir enfreint la première règle du clan : « Tu devras respect, honneur et loyauté à ta hiérarchie ».

À ses mots, le silence revint tel un coup de massue sur les kobuns et kyodais attroupés dans la salle.

- Ce que le jeune Issei, du haut de toute sa fougue, tente de vous expliquer avec ses propres mots, intervint Genji, étonnant tout le monde, puisque personne ne s'attendait à ce que quelqu'un ose intervenir. C'est que les Jeunes maîtres Kaito et Sora ne sont pas vos camarades. Ils sont vos généraux. Ils représentent l'avenir du clan.

Des généraux.

Ces mots raisonnaient étrangement fort entre les deux oreilles de Sora. Un général. De par le sang qui coulait dans ses veines, en dépit qu'il n'ait encore que dix-sept ans seulement, il était déjà l'un des généraux du clan Ryūno.

L'adolescent n'avait jamais conçu sa place actuelle dans le clan comme celui d'un général. Pour lui, jusqu'à il y a une heure encore, il n'était qu'un pion encore insignifiant sur un échiquier qui devait tirer son épingle du jeu pour espérer devenir impressionnant. Or, cette réunion lui faisait prendre conscience d'une vérité importante : sa simple existence pesait déjà un poids considérable sur la balance des pouvoirs.

Kaito et lui étaient les deux faces d'une même pièce. Ils dirigeaient, en étant juste à l'étage en-dessous du plus haut sommet du clan.

En y songeant, l'utilisation de ce mot, « général », était plutôt propice. Un général était celui qui dirigeait les forces armées. Sora comptait créer sa propre faction ; il prendrait la tête de ses propres forces armées.

Alors, se fit-il la réflexion, prenant conscience qu'il avait sauté aux conclusions hâtives sans avoir une vue d'ensemble de la situation, son entrée entre les deux rangées de subordonnés avait pour but de montrer à ces derniers l'état dans lequel ils avaient mis l'un de leurs « généraux ».

Hizashi avait voulu leur faire prendre conscience que des actes inconsidérés de leur part pouvaient mener à une crise de grande envergure dans le clan.

Sora fut ôté de ses pensées par un froissement de tissu provenant de sa droite.

De son pas nonchalant, Issei daignait enfin bouger de sa place derrière l'héritier illégitime du clan. Glissant avec une agilité presque féline sur le tatami, il s'avança vers l'homme dont il avait transpercé la main d'une de ses balles.

L'homme au sol ne fut pas assez fou pour oser ne serait-ce que de broncher quand, de sa semelle de chaussure, le garde du corps sous les ordres de Shigeru écrasa sans vergogne sa main sanguinolente et secouée de tressaillements.

Redevenu ce garde du corps intimidant que personne n'aurait pu le soupçonner être, Issei pointa son arme en direction de la tête du subalterne.

La voix toujours très sombre, il récita :

- Premier précepte du garde du corps : « Tu ne laisseras nulle âme qui vive porter atteinte, physique ou morale, à la personne que tu es chargé de protéger ».

Au fur et à mesure de ses mots, Issei renforçait chaque seconde un peu plus sa prise sur la main ensanglantée du kobun.

- Second précepte : « Tu seras le dernier rempart qui assurera sa survie, celui qui ne tombera qu'une fois emporté par le trépas. ».

Il marqua une pause avant de reprendre, attendant que ses mots fassent leur bout de chemin dans l'esprit de son audience.

- Dernier précepte : « Tu seras l'ombre qui acceptera de brandir une lame tâchée du sang de ses ennemis. ».

Cette fois, Issei broya presque la main blessée du subordonné sous la semelle de sa chaussure et cracha avec colère :

- De ses ennemis. Vous comprenez ? En tant que son garde du corps, je considèrerai « ennemi » quiconque aura un comportement hostile envers le Jeune maître Sora dont Maître Shigeru m'a confié la garde.

Ses mots vibraient encore dans la salle, maintenant devenue aussi silencieuse qu'une nuit sans lune. La rage sourde qui emplissait la voix d'Issei avait fait baisser les visages assombris de tous les kobuns ici présents.

- Entre d'autres mots, poursuivit le garde du corps, avec davantage de contrôle sur sa colère. S'il faut que je lui troue aussi la tête pour vous faire comprendre, à vous tous et à lui, là, cet ingrat, de la boucler, je le ferai.

Le silence s'éternisa sur l'assemblée. Sora, quant à lui, restait pantois, la bouche entrouverte, sans voix devant une telle scène.

Il n'aurait jamais imaginé que le Issei, qui baillait d'ennui à s'en décrocher la mâchoire quand ils faisaient une balade dans le jardin de la maison principale, soit le même Issei qui venait de flanquer une raclée mentale à une assemblée complète de gars balèzes et intimidants.

Sora aurait voulu le remercier d'avoir pris sa défense, mais il n'était pas certain que des remerciements soient les bienvenus. Issei semblait être le genre de gars qui prenait son travail à cœur. Pour un homme avec autant de fierté pour la mission qu'il s'était fixé d'effectuer, un « merci » serait peut-être mal reçu. Ce fut pourquoi Sora pensa qu'il était peut-être préférable pour lui de se taire, pour une fois.

Ce fut Hizashi qui rompit une bonne fois pour toute le silence de mort qui avait fait baisser la tête à tout le monde, en dehors des plus importantes personnes du clan présentes sur les lieux ; c'est-à-dire son grand-père, Genji, son jeune frère et la garde rapprochée de l'Oyabun.

- Qu'on le fasse reculer.

Sora arqua un sourcil devant l'étrangeté des mots qui étaient sortis de la bouche de son père. La formulation avec laquelle cet ordre avait été donné sonnait effectivement étrange. En effet, pourquoi demander à quelqu'un d'autre de le faire quand il pouvait se charger lui-même d'en émettre la directive ?

L'aîné des fils Ryūno attendit que la suite lui donne la réponse à sa question, ce qui ne tarda pas.

L'ordre d'Hizashi visait de toute évidence Issei, toutefois, le garde du corps ne bougea pas d'un millimètre. La réponse que Sora attendait lui parvint aussitôt ; ce fut au tour de son grand-père, Shigeru, qui s'était fait oublié lors de cette audience, d'ouvrir la bouche pour prendre la parole d'un ton posé, presque désinvolte.

- Il suffit, Issei. Recule.

Issei s'exécuta aussitôt, sans plus accorder un regard en direction de celui qu'il venait de blesser sérieusement. Le garde du corps ne ressentait visiblement aucun remord pour son geste. Il amorça une révérence en direction de l'ancien chef du clan.

- Je vous prie de bien vouloir m'excuser, Maître Shigeru. J'ai perdu mon sang-froid.

Shigeru s'en amusa avec un air décontracté :

- Tu as toujours eu ce côté impulsif. Je dois avouer que cela faisait un moment que je n'en avais pas été témoin.

- Aurais-je dû m'en abstenir ?

Shigeru fit un geste négatif de la tête. Sora, lui, suivait l'échange avec perplexité.

- Nullement. Tu as bien agi. Cela m'a juste étonné que tu ne sois pas intervenu plus tôt, cela dit.

- J'ai pensé qu'il ferait un bon exemple.

Ce disant, Issei avait coulé un regard plein de défiance envers les plus jeunes kobuns du clan, qui se ratatinèrent aussitôt sur eux-mêmes.

Un sourire se dessina sous la barbe drue du vieil homme borgne.

- Je vois, fit-il avec amusement, avant de poser sa tasse de thé vide sur le plateau devant lui. Ma foi, cela avait un je ne sais quoi d'intéressant. Tu as fait du bon travail, Issei. Maintenant retourne à ta place, je te prie.

- Oui, Monsieur.

Issei s'inclina respectueusement avant de replacer son arme à feu dans son étui attaché à sa taille et de revenir d'un pas nonchalant auprès de Sora. L'adolescent sursauta presque quand le garde du corps au costume aux couleurs toujours aussi vives et jurant l'une avec l'autre s'enquit auprès de lui :

- Allez-vous bien, Jeune maître ?

Sora ne put que cligner bêtement des paupières, encore abasourdi, puis bafouiller un maigre « Ç-Ça va, oui. », conscient que ce à quoi il venait juste d'assister était la chose la plus dingue qu'il vivrait dans la journée – et très probablement de la semaine. Pour noyer le poisson, Sora lui rendit l'ombre d'un sourire en coin.

Il se concentra après cela sur son père quand celui-ci l'interpella :

- Sora, quel est le châtiment que tu souhaites lui infliger ?

Le susnommé fut quelques peu pris de court par cette question. Un… châtiment ?

Hizashi précisa :

- Tu es en droit de choisir quelle sera sa sanction étant donné l'affront qu'il vient de te faire.

Sora ouvrit la bouche sans avoir une quelconque fichue idée de ce qu'il devait dire. Son choix déciderait de l'avenir de cet homme, qu'il lui soit favorable ou non.

L'adolescent balaya la salle.

Devant l'anticipation des uns et la crainte des autres, Sora comprenait peu à peu que son choix prochain montrerait à tout le monde quel genre de personne ils risqueraient d'avoir comme chef si un jour ils se décidaient à le suivre et à échanger la coupe de saké avec lui.

Sora détourna les yeux des visages des subordonnés du clan qu'il découvrait pour la première fois, pour les poser sur l'homme à la main blessée.

Cet homme dont il ignorait toujours le nom. Ce yakuza qui avait perdu de sa prestance, qui avait abandonné l'attitude d'insubordination qu'il avait quelques minutes plus tôt. Cet homme, qui en cet instant le fixait avec peur, les larmes aux yeux, attendant avec crainte son jugement. Et cet homme, enfin, qui aurait dû lui faire ressentir de la compassion mais qui, aujourd'hui, plus qu'en n'importe quel autre instant, après avoir découvert quel était son véritable visage, n'éveillait en lui que de l'indifférence.

Après plusieurs secondes à réfléchir, à choisir ses mots, Sora s'accorda une profonde inspiration et annonça d'une voix ferme :

- Coupez-lui l'autre main. Je ne suis pas certain que celle blessée sera encore en mesure d'un jour tenir une arme. Autant que l'autre ne puisse pas le faire, elle non plus.

Du coin de l'œil, Sora vit l'adolescent au cheveux et aux yeux noirs qui se trouvait à la droite de son père esquisser un petit sourire et murmurer :

- La langue coupée n'aurait pas été de trop elle non plus, surtout après avoir profané de telles atrocités.

Sora se tourna en direction de son jeune frère Kaito avec des yeux ronds.

Avait-il… bien entendu ?

Le benjamin des frères Ryūno détecta son regard et lui rendit un petit sourire poli. Sora fut également pris de court par l'espèce de douceur qui se dégageait de ce sourire et qui, tel qu'il avait pu le faire un peu plus tôt, l'obligea à rompre le contact visuel.

L'adolescent aux yeux azurs ajouta d'une voix troublée :

- J-J'y songerai s'il recommence.

Hizashi, qui avait suivi avec beaucoup d'attention l'échange entre ses deux enfants, demanda alors :

- Souhaites-tu le garder dans le clan ?

Au lieu de répondre directement, Sora s'accorda quelques instants de réflexion.

Être à l'origine de doigts et d'une main coupée était déjà suffisamment lourd à porter pour quelqu'un qui, comme lui, se remettait à peine d'une séquestration. C'était pourquoi il se demandait ce que cet homme allait devenir s'il décidait qu'après une main tranchée, il le destituerait de sa place dans le clan.

Il s'enquit donc auprès de son père :

- A-t-il une famille ?

Hizashi le regarda de longs instants avant d'acquiescer d'un hochement lent du menton. Étrangement, la tension qui tendait ses épaules s'était légèrement atténuée, comme si, quelque part, il se sentait soulagé.

- Qu'adviendra-t-il de cette famille si je décidais, ici et maintenant, de l'obliger à rendre sa coupe de saké ?

Hizashi expliqua, l'air sombre :

- Ils sombreraient à nouveau dans l'oubli.

L'Oyabun du clan considéra de longues secondes la silhouette avachie sur le sol de son subordonné.

- Sa famille et lui retourneraient à leur vie d'avant et rencontreraient les mêmes difficultés. C'était, pour lui, une vie sans but précis où il peinait déjà et peinerait encore, à l'avenir, à faire vivre sa famille en raison de ses problèmes d'alcool.

Le subordonné, qui était toujours en train de pleurer le front collé au sol, releva lentement la tête et couina d'une voix faible :

- Vous… vous souvenez de moi ?

Le regard froid, Hizashi lui répondit :

- Je me souviens de chacun des hommes avec qui j'ai échangé une coupe de saké. Je me souviens de chacun d'entre vous, de vos circonstances et de la manière dont je vous ai recrutés. Cependant…

Hizashi sembla prendre une seconde pour considérer l'état de son plus vieux fils. Un éclair assombrit les prunelles déjà noires de suie du chef du clan quand elles s'attardèrent sur ses mains bandées ainsi que sur le reste de son corps recouvert de bleus, marques du supplice qu'il avait subi plusieurs jours durant.

Non, définitivement pas. Hizashi ne pouvait définitivement pas les pardonner.

- Je réalise que j'ai été trop indulgent avec vous, que ma façon de vous laisser vous élever dans le clan, d'apprendre de vos erreurs, n'a pas été la meilleure ou la plus adaptée pour tout le monde. J'ai dorénavant décidé de ne plus commettre la même bavure. Si vous créez du grabuge dans mon clan, vous devrez en payer les conséquences. Je vous jugerai moi-même.

Hizashi pivota ensuite vers ses gardes du corps, et leur ordonna d'une voix sans appel qui ne laissait pas la moindre place au refus :

- Exécution.

Sora vit Toshiro et ses hommes, qui n'avaient pas bougé de leurs places jusqu'à lors, s'avancer vers le centre de la pièce.

Aussitôt eut-il entendu la phrase de son chef que le teint du subordonné devint blafard. L'effroi s'empara en un temps record de ses traits. D'une voix à peine plus audible qu'un murmure et secouée de tremblements, il se mit à supplier les trois gardes du corps qui s'avançaient à sa rencontre.

- N-Ne faites pas ça ! Je vous en supplie, je me rachèterai !

Voyant que ceux-ci ne lui répondaient pas, qu'ils restaient de marbre en comblant la distance qui les séparaient, il fit vivement volte-face vers Sora. En désespoir de cause, il tenta de ramper vers lui en délaissant une traînée de sang dans son sillage.

- J-Jeune maître ! Je ferai tout ce que vous voudrez, je me couperai le petit doigt comme Oyabun me l'a ordonné ! Je vous en supplie, pardonnez-moi ! J'ai été inconscient et ai preuve d'insubordination, j'en ai maintenant conscience ! Je vous demande pardon, excusez-moi pour vous avoir obligé à subir ça ! Je n'ai jamais souhaité que cela vous arrive ! S'il vous plait, croyez-moi !

Dès que l'homme avait commencé à s'approcher, Issei avait rapidement bondi devant Sora, ne lui laissant qu'entrapercevoir le subordonné derrière l'une de ses jambes.

Alors qu'il continuait de supplier d'une voix brisée par les sanglots, l'homme s'apprêtant à subir sa sentence avait déjà été intercepté par Saburou. Le garde du corps écrasait son dos de son pied.

Maintenu sur le sol, le subordonné s'adressa à nouveau à Sora :

- S'il vous plait, Jeune maître ! Juste pour cette fois, je vous promets de ne plus recommencer ni de vous manquer à nouveau de respect. Je ferai ce que vous voudrez ! S'il vous plait…

Sora ne l'avait pas quitté des yeux, les mots que l'homme avait dits tambourinaient entre ses deux oreilles. Il fit alors signe à Issei de se reculer.

Il ne pouvait pas montrer de faiblesse maintenant, pas alors qu'il avait décidé de ne plus esquiver la confrontation. Pas alors qu'il avait l'occasion de montrer aux personnes de cette maisonnée qu'il existait. Pas alors qu'il avait devant lui ceux qui étaient en parti responsables de son traumatisme et du mauvais traitement subi par sa servante durant leur séquestration. Pas alors que Yoshi était toujours à l'hôpital.

La première pièce de son échiquier était sur le point de bouger et lui permettrait d'asseoir son autorité devant tout le monde.

L'adolescent fixa l'homme avec dureté. L'homme demeurait pétrifié par le sort qui l'attendait, or, Sora prit la décision de l'ignorer. Tant pis si sa décision lui restait en travers de la gorge par la suite. Il était venu l'heure pour lui de sortir les crocs.

- Si tu avais vraiment l'intention de demander pardon, répliqua-t-il, tu aurais dû accepter de te couper le doigt quand Oyabun te l'a demandé. Je n'ai pas été le seul à subir cette séquestration, ma servante et mon premier garde du corps sont en aussi mauvais état que moi. Je n'aurai aucune pitié pour ceux qui ne prennent pas conscience des répercussions néfastes de leurs actes.

Il regarda ensuite Toshiro et ses hommes et leur fit un signe approbateur du menton.

Ce geste fut le signal que les quatre hommes attendaient pour agir. Le kobun fut happé en grippe par les trois hommes de main du chef des gardes du corps.

Tandis que les hommes de Toshiro maintenaient sans ménagement l'homme au sol, qui se confondait en excuses et leur suppliait, en vain, d'arrêter, Toshiro s'adressa au garde du corps qui n'avait pas une seconde quitté le chevet de l'aîné des frères Ryūno.

- Eh, Issei ? Tu veux t'en charger ?

Un des sourcils de Sora s'éleva sur son front. Le garde du corps aux lunettes de soleil venait de rouler les yeux au ciel avec ce qu'il identifia comme de l'agacement pur et dur.

- Sans façon. J'ai accompli mon devoir. Le reste, ce n'est plus mon problème.

Pour seul réponse, Toshiro parut d'accord avec lui, puisqu'il se contenta de hausser les épaules.

Face à ce geste, Sora préféra porter son attention sur autre chose. Son corps entier lui hurlait ne pas avoir envie d'assister à cela.

La voix calme d'Hizashi, à ses côtés, lui parvint alors aux oreilles :

- Ne détourne pas les yeux.

Sora dévisagea alors son père avec incrédulité. Ce ne fut qu'à ce moment précis qu'un détail le frappa. Ni lui, ni son jeune frère, ni nulle autre personne parmi les plus hautes pointures du clan présentes ne détournait les yeux du spectacle difficilement supportable qui se jouait devant eux.

Son père se remit à parler avec calme et sérieux :

- Ne détourne jamais les yeux de la souffrance et de la mort d'autrui. Surtout pas quand c'est toi qui les as causés. Regarde. Et comprends. C'est ça, aussi, le rôle d'un chef.

« Regarde. Et comprends. »

Ces derniers mots devaient être porteurs d'une lourde signification. Hormis que leur sens caché se dérobait à lui. Sora se les répéta, sans parvenir à déceler ce qu'il devait comprendre. Cependant, il opina.

Hizashi, son père, l'Oyabun qui dirigeait tous ces hommes, venait de lui fournir son premier conseil en tant que chef de clan. Alors, le souffle coincé dans la gorge et l'estomac noué, il revint sur la silhouette de cet homme allongé sur le sol. Son visage se déformait sous la peur et ses joues avaient pris une teinte rougie par les larmes qui ne cessaient d'affluer.

À ses côtés, Hizashi envoya un geste de la main à ses gardes du corps. Et la suite des événements fut rapide comme l'éclair.

Toshiro coinça le bras du subordonné avec un pied, se munit du sabre finement aiguisé que lui tendait Tarou et, doucement, le leva dans les airs.

Suspendue dans un mouvement que tous savaient décisif, la lame luisit d'un éclat argenté dans la lumière du jour. Telle une épée de Damoclès, elle traça un arc de cercle parfait vers le bas et, sans la moindre hésitation, trancha net le membre de l'homme.

Au moment du choc, les épaules de Sora tressautèrent par réflexe.

La scène était particulièrement difficile à observer, particulièrement difficile à soutenir, d'une brutalité sans nom. Il dut se faire violence pour ne pas sortir en trombe de la pièce pour aller s'abreuver d'une bouffée d'oxygène.

Comme retardé par la douleur et la brusquerie avec laquelle le membre avait été coupé, un cri s'étouffa dans la bouche du subordonné. Celui-ci ne retrouva la force de hurler à plein poumons qu'au moment où Toshiro et ses hommes daignèrent le relâcher de leur emprise.

Au fils des secondes, une tâche noirâtre et poisseuse s'était mise à tremper les tatamis du sol.

Imperméable à l'acte que les siens et lui venaient de commettre, Tarou s'approcha de la main maintenant tranchée qui avait roulé de quelques centimètres sur le sol et la récupéra dans un tissu blanc identique à celui qui avait été utilisé sur la table basse lors du yubitsume.

Il enroula le membre dans le tissu qui prenait d'ores et déjà une teinte carminée. Il le posa ensuite devant l'estrade, en face de l'endroit où était assis Sora.

- Voici, Jeune maître.

En voyant le tissu, et ayant conscience que dans celui-ci était conservé un membre découpé, Sora fut soudain pris d'un vertige. L'odeur du sang le prenait à la gorge et tordait son estomac jusqu'à faire naître en lui une violente nausée.

- Faites-en ce que vous voulez, Oyabun, croassa-t-il, secoué par un énième haut-le-cœur. Pour ma part, je ne veux plus en entendre parler.

Hizashi approuva et annonça à l'audience :

- Ceux qui ont trépassé les règles seront maintenant rétrogradés. Si vous ne respectez pas les préceptes du clan, vous êtes en droit de le quitter immédiatement. De plus, que la sentence d'aujourd'hui vous serve de leçon ; plus aucune faute ne sera laissée impunie.

Voyant l'homme roulé en boule, pleurant sa main maintenant disparue, Sora ajouta malgré tout :

- S'il a une famille, je ne souhaite pas que celle-ci paie les pots cassés à sa place. Je vous prie donc, Oyabun, de ne pas rayer leurs revenus. Lui, en revanche, devra travailler dur pour se repentir.

À sa sortie de la cave, Sora avait choisi de ne plus rien laisser passer. Aujourd'hui, si cela lui avait demandé une quantité considérable d'efforts, il l'avait prouvé.

Ces phrases furent la conclusion que tous attendaient. La réunion prit fin sur les mots d'Hizashi, qui invita tout le monde à retourner vaquer à leurs occupations.

Sérieusement, se dit Sora, en se relevant à grande peine de son coussin pour regagner sa chambre, il aurait préféré que cette réunion ne soit qu'une réunion de routine. L'entièreté de son corps était devenue fébrile et des salves de sueurs froides roulaient le long de sa colonne vertébrale.