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Chapitre 2 : Enlèvement (1)

La première fois que Sora Ryūno avait réalisé que sa famille avait un il-ne-savait-trop-quoi de différent des autres familles japonaises classiques, fut lorsqu'il avait sept ans ; le jour où il assista pour la première fois à un meurtre.

Pour être honnête, il ne se souvenait pas réellement de l'incident, du visage de l'homme qui s'en était pris à lui, ni ne se souvenait-il de comment l'individu avait pénétré dans sa chambre à la nuit tombée. Sora se souvenait simplement avoir été sorti de son sommeil en entendant des bruits de pas sur le tatami.

À l'époque, Sora était encore trop jeune pour comprendre.

Trop jeune pour comprendre que cet homme était en vérité un assassin en fuite et que s'il était rentré dans sa chambre, c'était parce qu'il était coursé par les subordonnés de son grand-père. Sora n'était pas suffisamment informé sur la situation de sa famille pour comprendre que l'homme avait atterri dans sa chambre dans l'espoir de se cacher, et était trop mis à l'écart du clan pour saisir que si cet homme lui avait bondi dessus, c'était pour lui éviter d'alerter quelqu'un.

De cet incident, Sora ne gardait à l'heure du jour que des bribes de souvenirs.

Le plus marquant, cela dit, demeurait celui de la sensation de la paume de la main gigantesque de l'homme sur son cou, de l'éclat mordoré de sa lame luisant dans la lumière provenant du couloir, et, par-dessus, de la tétanie qui s'était emparée de lui, qui s'était insinuée dans ses veines tel un mal silencieux et dévastateur.

Sora n'avait pas eu le temps de se débattre, ni n'avait-il eu besoin de le faire pour espérer échapper à l'emprise du démon qui hanterait pour longtemps ses nuits après cela, parce que la sensation d'un bras puissant s'enroulant autour de sa taille l'avait arraché de sa torpeur.

Arrivé en trombe dans la chambre, son grand-père l'avait brusquement empoigné et maintenu avec une force inouïe contre son torse…

Sora se souvenait du chaos qui s'en était suivi, des éclats de voix qui avaient manqué de lui percer les tympans… et d'une odeur qui avait soudain empli la pièce après qu'un bruit sourd n'ait déchiré l'air tel un coup de tonnerre. Une odeur âpre et acide qui avait fait naître en lui une irrépressible envie de vomir.

Cette odeur, si particulière, Sora ne l'avait compris que bien plus tard, était celle du sang. L'odeur de la mort.

Ce soir-là, l'assassin avait été exécuté sous ses yeux. Ce soir-là, Sora avait perdu le pan de son innocence qui jusque-là ignorait tout du trépas, de la violence et de la peur.

Sora ne souvenait plus s'il avait pleuré après cela, ni s'il avait crié ou s'il était contenté d'enfouir le visage dans l'épaule robuste de son grand-père. Ce dont il demeurait certain, en revanche, c'est que ce fut probablement à partir de ce moment précis qu'il n'avait plus jamais été le même.

À l'inverse de son père, avec qui Sora maintenait une relation de distance, son grand-père avait toujours été le seul homme envers qui Sora portait une profonde admiration, envers qui il vouait de l'affection sincère. Pourtant, ce soir-là, dans la lumière ocre projetée par les néons du couloir, le visage balafré de son grand-père avait pris des airs sinistres de yōkai maléfique.

Pour la première fois de son existence, Sora avait oublié le visage enjoué et la voix réconfortante avec laquelle lui parlait son grand-père. Ce soir-là, Sora avait eu peur de lui. Ce fut également la première fois que Sora avait refusé qu'il le prenne plus longtemps dans ses bras, qu'il le console ou qu'il joue avec lui.

Le reste de l'histoire, son cerveau devait l'avoir occulté, car Sora ne pouvait même plus affirmer comment il était sorti de sa chambre. La dernière image qu'il avait préservée de cet incident était celle d'un homme allongé la tête la première sur le sol.

Ce ne fut que bien des années plus tard qu'il avait compris que la trace noir et luisante qui suintait sur le tatami de sa chambre était en vérité le sang qui s'écoulait de la plaie de son assaillant, et que l'odeur qui lui donnait envie de remettre son repas s'imprègnerait à jamais dans son esprit.

Était-ce sans doute le souvenir de cette odeur, qui étrangement semblait l'envelopper en ce moment-même, qui poussa Sora à ouvrir les yeux. Ou bien était-ce en raison du bruit sourd qui bourdonnait dans ses oreilles. Il n'en savait trop rien, finalement. Tout ce dont il était certain, c'était que sous lui, le sol tremblait légèrement. Le bruit sourd qu'il venait d'entendre et qui l'avait sorti de sa torpeur retentit soudain deux fois de plus, semblant provenir du lointain, avant de disparaître complètement.

Sora grogna dans ses dents, son corps était courbaturé de partout.

La brume qui voilait son esprit se dissipait peu à peu. Le bruit qui lui parvenait aux oreilles paraissait étouffé, comme s'il trouvait sa source de derrière la paroi d'une porte de fer.

Allongé sur son flanc, Sora papillonna lentement des paupières, tentant de garder les yeux ouverts, mais une violente douleur à la tête l'en dissuada aussi vite. Il referma aussitôt les yeux, assailli par cet élancement persistent.

Sa tête n'était pas le seul endroit de son corps qui était douloureux. Chacun de ses membres l'élançait. Une forte migraine l'empêchait de réfléchir correctement. La nausée lui tenaillait l'estomac, accentuée par le goût âpre du fer qui emplissait sa bouche.

Il voulut parler, mais en fut incapable. Sa voix se perdit dans sa gorge sèche. Au lieu d'une phrase cohérente, ce fut un autre grognement plaintif qui s'échappa de sa bouche. Son corps ankylosé était secoué de tremblements.

Il s'autorisa quelques secondes pour tenter de rassembler ses souvenirs.

Aux dernières nouvelles, Sora avait passé sa soirée à lire. Comme à son habitude, après avoir terminé sa lecture, il s'était glissé dans son futon. Puis...

Puis plus rien. Le trou noir. Ses souvenirs s'arrêtaient là.

Il n'avait aucune fichue idée de ce qui était en train de se passer, ni d'où il se trouvait. L'incompréhension le gagnait un peu plus au fil des secondes.

Une brusque quinte de toux rauque l'ébranla soudain.

Il en oublia ce qu'il était en train de penser et roula davantage sur le côté par réflexe. Du moins, tenta-t-il, car un obstacle l'en empêcha ; une paroi dure recouverte d'un étrange tapis. Ce ne fut qu'à ce moment, lorsque son nez cogna contre une surface qu'il ne reconnut pas, qu'il nota un détail.

'Qu'est-ce que... ?!'

Il ouvrit les yeux sous la surprise. Sa nausée reprit de plus belle quand il bougea la tête, mais il l'ignora. Il mit ce détail de côté parce que...

Ses mains.

Ses mains étaient nouées fermement entre elles avec ce qu'il identifia être une corde rappeuse. Ses jambes également, au niveau des chevilles. Autre chose de tout aussi perturbante, ce fut l'obscurité dans laquelle il baignait. Dès qu'il avait ouvert les paupières, il n'avait rien vu d'autre que cette obscurité oppressante. Une noirceur opaque, plus sombre qu'une nuit sans lune, qui l'enveloppait telles des griffes glaciales.

L'air qu'il respirait était lourd, semblant se raréfier à chacune de ses inspirations.

Il s'agita, sentant son cœur s'accélérer dans sa cage thoracique et son souffle se faire plus haché. Ce faisant, il se cogna une fois de plus contre la surface qui l'avait empêché de se retourner. Les coups de pieds qu'il s'évertuait à donner contre celle-ci résonnaient en un vague bruit de taule.

Ce fut là qu'il comprit.

Le gros bruit sourd qu'il avait entendu plus tôt, qui lui rappelait étrangement le bruit que provoquait une portière de voiture se refermant sur elle-même, l'espèce de ronronnement lointain qui ressemblait de plus en plus au crachotement d'un moteur de véhicule, l'exiguïté des lieux.

'Le coffre d'une voiture.', en déduit-il. Malgré cette migraine qui lui brouillait les idées, il était parvenu à faire le lien entre le peu d'informations qu'il avait pu obtenir depuis son réveil. Il repensa ensuite à ses mains et ses pieds liés.

'Un enlèvement ?'

Il se débattit encore, quelques secondes seulement, avant que sa migraine ne le rattrape. Ses membres retombèrent mollement sur le sol, tandis qu'il ravalait tant bien que mal la bile âcre qui remontait dans sa gorge.

L'oreille appuyée contre la paroi de ce qu'il avait déterminé être un coffre, il ne distinguait que vaguement, de très loin, les sons du dehors. Le clapotis de la pluie s'était ajouté au reste, accompagné par le faible sifflement du vent.

Il demeura dans cette position, recroquevillé sur lui-même et couché à demi sur le flanc, durant d'interminables secondes, trop endolori pour espérer ouvrir ce maudit coffre à grands coups de pied. L'effort serait d'autant plus futile si ce dernier était verrouillé.

Quelle autre option lui restait-il ? Hurler ? Quelqu'un l'entendrait-il seulement ?

Sora mordit dans le tissu qui comprimait sa bouche, dépité.

C'était bien beau d'espérer attirer l'attention des gens du dehors, mais encore fallait-il qu'il y ait quelqu'un pour l'entendre là dehors.

Le ronron du véhicule avait l'air d'indiquer qu'il roulait à bonne allure. S'époumoner en vain était tout aussi inutile que de ne rien faire. Il voulait éviter de se ramasser des coups autant que possible, merci bien. Et cela, même si ce n'était que pour un temps. Mais surtout… Surtout… Il voulait emmagasiner des informations.

Sora ne se rappelait de rien. Du moins pas encore. Son seul souvenir récent était celui d'un éclat argenté brillant dans le noir, qui brutalement, sans qu'il ne puisse bouger, s'était abattu sur le côté de sa tête.

Qui était derrière tout ça ?

Honnêtement, c'était très difficile à dire. Irina lui avait une fois avoué à demi-mots que son père n'était pas sans ennemis. Dans cette logique, les responsables pouvaient littéralement être n'importe qui.

Comment ressortirait-il de tout ça ?

Quant à cette question...

Plutôt que cette question, celle qu'il aurait plutôt dû se poser était : avait-il seulement une chance de s'en sortir ? Il n'en avait aucun souvenir, mais il avait dû être tabassé. Son corps hurlait de douleur et les liens qui s'enroulaient autour de ses poignets et de ses chevilles étaient si serrés que la seule émotion que cela lui évoquait était de la colère.

Il se rembrunit. Réfléchir à tout ça maintenant n'y changerait rien. Incapable d'agir ou de ne serait-ce que bouger comme il était, se démener à tambouriner dans tout ne le conduirait qu'à s'épuiser inutilement.

Aussi frustrant que cela puisse être, il lui fallait attendre.

Il soupira. Son cerveau tournait à plein régime, il avait eu une poussée d'adrénaline en comprenant ce qui lui arrivait, mais son corps recommençait peu à peu à s'engourdir.

Il décolla l'oreille de la paroi contre laquelle il avait appuyé la tête. Il avait mis un instant à s'en apercevoir, mais le bruit du moteur perdait peu à peu en intensité ; à en déduire que la voiture ralentissait. Le coffre qui jusqu'à présent tremblotait se mit soudain à tanguer et les pneus à crisser. Le ronronnement du moteur finit par disparaître au bout d'une poignée de minutes supplémentaires, pour être subitement remplacé par d'autres bruits sourds et des éclats de voix rauques, masculines.

De l'autre côté de la paroi, il entendit ensuite ce qui ressemblait à une discussion entre plusieurs personnes, sans pour autant parvenir à déceler le sens de ce qui était en train de se dire. De lointains bruits de pas se rapprochèrent, les semelles de chaussures de ses ravisseurs – car il avait à présent la certitude qu'ils étaient plusieurs – grinçaient sur ce qui devait être du gravier, et soudain, le coffre claqua.

Sora réprima un sursaut, s'efforçant de se concentrer sur ce qu'il percevait de l'autre côté de la cloison de taule. Cependant, il n'eut nullement besoin d'y réfléchir plus amplement, puisque le toit du coffre s'ouvrit dans un grincement minable. Le torrent de la pluie s'abattit sur son visage et ses vêtements. Aveuglé, il fut contraint d'enfouir la tête sous ses avant-bras pour chasser l'eau de ses yeux.

- Oh ! s'exclama une première voix, celle rocailleuse d'un homme qui, à vue de nez, devait avoisiner la trentaine d'années, muni d'épaules larges comme un tank et d'un nez qui avait dû être cassé à maintes reprises. Boss, le gamin s'est réveillé !

- C'est pas trop tôt. On l'emmène à l'intérieur, répondit une seconde voix – celle du boss, il présumait. Et embarquez la femme aussi.

Le sourire malicieux et vicieux de l'homme qui venait d'apparaître derrière le premier lui rappelait celui mesquin d'une hyène.

Sora n'eut pas le temps de questionner la signification de ce qui venait de se dire, car la large main de l'homme aux allures de gorille qui le regardait depuis le haut se referma sur le col de la chemise de son pyjama. Un gémissement de douleur franchit ses lèvres dès qu'il fut soulevé du coffre, mais cela ne se récolta qu'un ricanement des autres hommes alentour.

Ils étaient quatre en tout, nota-t-il en silence, cinq en comptant celui qui s'était fait appeler « boss » par les autres.

Sans douceur, Sora fut hissé sur l'épaule tout en muscles de Mister Gorille, qui ne broncha même pas lorsqu'il lui donna un coup de pied dans le plexus en y mettant toute sa force. Il aurait voulu parler, les traiter de tous les noms d'oiseaux, cependant aucun son ne daignait sortir de sa gorge, mis à part des râles de douleur.

- Arrête de te démener, le mioche. À moins que tu ne veuilles perdre un doigt ou deux ce soir.

En entendant qu'il pouvait y perdre des doigts, le visage de Sora s'assombrit et il cessa tout mouvement. L'homme qui le restreignait ressemblait à une montagne de muscles. Le ton qu'il venait d'employer laissait présager qu'il pensait ce qu'il disait et n'hésiterait pas à s'exécuter sans ressentir le moindre remord.

Une troisième voix s'était élevée de sa droite, toutefois il ne put identifier le visage de la personne qui lui avait adressé la parole, trop occupé à essayer de récupérer son souffle, compressé sans douceur aucune entre le bras musculeux et l'épaule de roc de son agresseur.

Un cri de femme tonitrua non loin.

- Lâchez-moi !

Sora se figea. 'Était-ce…'

- Eh, femme, tonna un autre sbire, arrête de gesticuler !

- Je vous ai dit de me lâcher ! Qui êtes-vous, d'abord ?! Ah ! Oh non, Jeune maître !

Sora sut qu'il n'avait pas rêvé. La voix de la femme ressemblait à s'y méprendre à celle d'Irina. Tant bien que mal, il tourna la tête, ignorant la sensation de plus en plus forte qu'une massue s'écrasait sur son crâne.

Irina.

La voix de la femme appartenait bien à Irina, sa servante. Elle aussi, elle avait été enlevée ?

- Jeune maître, merci vous êtes vivant ! Est-ce que vous m'entendez ?

Oui, c'était bien Irina. Il reconnaissait ses mimiques et sa voix fluette.

'Tu vas bien, ça me rassure.', pensa-t-il, entre deux clignements lourds de paupières. Le mélange de nausée et de fatigue qui l'avait tantôt assailli le rattrapait déjà.

La servante le regardait, mais l'averse qui les trempait tous les deux l'empêchait de bien distinguer les traits de son visage. Son timbre de voix sonnait plus rauque que d'habitude. Il eut tout juste le temps de reconnaître les bords de son kimono et les roues d'une seconde voiture avant que sa tête, sur le point d'exploser, ne retombe ballante sous le coup de la nausée.

- Qu'est-ce que vous lui avez fait ?! s'exclama de nouveau Irina, d'un ton plus aigu que Sora percevait de loin. Bande de brutes ! Les Ryūno vont vous tomber dessus pour cet affront !

- Les Ryūno ? s'esclaffa celui qui devait être le boss. Ils ne savent même pas que le gosse a disparu. Ce clan en déclin court à sa perte. Alors la ferme, ignorante !

Le son d'une gifle siffla dans l'air, le cri de douleur de la servante fut presque entièrement masqué par le martèlement de la pluie sur le sol.

L'homme qui le portait remua ; Sora mit un temps à comprendre qu'il s'était mis à avancer. Son esprit s'embrouillait de nouveau, l'adrénaline qui l'avait gardé éveillé tout ce temps s'était dissipée, le délaissant pratiquement vidé de ses forces et groggy des pieds en tête.

'Ryūno ?' songea-t-il, entre deux autres relents de nausée. 'Alors ces gars en ont après ma famille.'

Cette discussion fut le dernier souvenir que Sora garda en mémoire avant de sombrer de nouveau dans les profondeurs de l'inconscience, ballotté avec négligence sur l'épaule du géant. Sa tête était sur le point d'exploser, et, étrangement, son intuition lui susurrait que ce n'était que le commencement de ses ennuis.