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C'est un tyran.

Même jour, un peu après 13h00.

Le réfectoire de Marline était plein à craquer d'employés qui n'avaient pas eu le temps de se préparer un panier repas, qui n'avaient pas eu envie de sortir manger dehors par le froid qui s'abattait à l'extérieur, ou qui avaient encore préféré profiter d'un repas rapide mais délicieux sans avoir à se soucier de quel plat préparer ou de quel temps il ferait dehors.

C'était parfois la fainéantise qui amenait les employés à utiliser leur badge pour prendre un plateau, avant de suivre un rail, comme les wagons d'un train de banlieue ; à faire des arrêts courts et réguliers à plusieurs endroits.

Mesdames et messieurs, nous sommes actuellement à l'arrêt Salades. Prochain arrêt : les plats principaux. Assurez-vous d'avoir bien badgé avant de prendre votre plateau, sans quoi cela vous sera reproché par le service comptabilité.

C'était toujours un flot régulier d'employés, hommes et femmes de tous âges, qui défilait ; tandis que d'autres avaient déjà fini de manger, et complétaient les dernières étapes de la ligne appelée « restaurant d'entreprise ». Destination finale ? Débarras de plateau et retour au travail.

Une fois les plateaux, les couverts, et les emballages mis dans leurs emplacements respectifs pour le nettoyage, les employés revenaient sur leurs pas ; longeant en sens inverse la file de personnes toujours affamées qui convoitaient les desserts sucrés et colorés ou une bonne assiette de curry quand ils ne se laissaient pas tenter par des nouilles.

Parmi les personnes qui avaient fini leur repas et qui faisaient à présent la queue pour débarrasser leur plateau, se trouvaient à quelques mètres de distance les uns des autres, le duo formé par Shinsuke et Saito, et de l'autre côté Takao, seul. Ce dernier les précédait d'au moins une dizaine de personnes, et ressassais encore dans son esprit la courte discussion qu'ils avaient eue, Hana et lui, après leur entrevue au Service Juridique.

Il avait été surpris par le comportement de la jeune femme, qui malgré les paroles blessantes de Kobayashi Shinsuke, avait tenu le même discours sur ce qui s'était passé ; cherchant même à être sûre que son Chef de section ne serait pas inquiété.

« Vous n'êtes vraiment pas rancunière, hein ? » Lui avait-il demandé.

« La rancune n'a rien à voir là-dedans, » avait-elle répondu avec une expression dubitative. « Même si je lui en voulais, il y a une place et un instant pour tout, et aujourd'hui, ici, ce n'est clairement pas le moment. »

Il avait alors acquiescé silencieusement, réalisant que sa propre question était stupide ; une fois mise face à la réponse de la jeune femme et à son attitude.

Elle ne semblait pas être du genre à en vouloir aux gens, ni à leur faire du mal en modifiant la vérité.

« Vous êtes plutôt honnête. » Avait-il laissé échapper malgré lui.

« Hum, je ne sais pas si je suis honnête, à vrai dire... » S'était-elle excusée. « Mais je pense qu'il faut être juste envers les gens. »

Il avait alors hoché la tête, surpris encore une fois de la réponse de la jeune femme.

Rien qu'en y repensant, il se disait que son jugement avait été correct. Il n'avait pas encore eu le temps de revoir d'anciennes connaissances, ni de sortir pour rencontrer de nouvelles personnes ; rencontrer Shinohara Hana avait été un sacré coup de chance.

Même si quelqu'un était mauvais avec elle, elle ne semblait pas leur en tenir rigueur. Ce qui, en revanche, n'était pas le cas de Takao.

Il était plutôt rancunier, et ne s'en cachait pas.

C'est donc tout naturellement que, lorsqu'il croisa Kobayashi Shinsuke et Ogawa Saizo – eux allant débarrasser leur plateau, et lui l'ayant déjà vidé et retournant sur ses pas pour quitter le réfectoire – il ne put s'empêcher de décocher à son subalterne direct un regard noir.

Comme s'il avait senti ces yeux pleins de reproches sur lui, l'homme qu'il ciblait le regarda droit dans les yeux, et fronça les sourcils avec confusion. Ce n'était probablement pas tous les jours que le Chef Kobayashi se prenait un regard énervé, au lieu d'être celui qui en donnait. Cette occurrence, bien que rare, ne le déstabilisa pas pour autant ; car il envoya à son tour vers Takao un regard rancunier.

Des étincelles volèrent entre les deux hommes, et leur face à face ne fut rompu que par un coup de coude de la part de Saizo dans les côtes de Shinsuke ; et par des murmures impatients de gens dont le passage était bloqué par le jeune directeur. Avec réticence, les deux hommes cessèrent de se regarder en chiens de faïence, reprenant leur chemin.

Saizo, s'étant délecté de cette altercation silencieuse, retint de justesse un petit rire. Ses épaules tremblantes et sa main posée sur sa bouche ne passèrent cependant pas inaperçu aux yeux de son ami.

« Quoi ? » Dit Shinsuke tout en posant son plateau enfin débarrassé de tous ses couverts et déchets.

« Oh rien... » Répondit un peu trop rapidement Saizo.

« Tu me cherches ? » Répliqua Shinsuke.

Les deux hommes remontèrent la file pour se diriger vers les ascenseurs, et Saizo en profita pour prendre un dernier verre d'eau avant de quitter le réfectoire.

« C'est moi, ou dernièrement, tu t'énerves encore plus ? » Demanda tranquillement Saizo sans même se retourner pour faire face à Shinsuke.

Il but rapidement son verre d'eau, et une fois le verre vide posé sur un chariot servant à la vaisselle sale, il se tourna pour faire face à Shinsuke ; ce dernier étant toujours contrarié.

« Est-ce que tu as fait quelque chose de mal pendant que j'avais le dos tourné ? » Demanda Saizo.

« J'suis pas un gamin que t'as besoin de sans arrêt surveiller, » répondit sèchement Shinsuke.

« Pourtant, il s'est bien passé quelque chose pour que le Directeur Utagawa te fusille à ce point du regard, non ? » Déduisit avec nonchalance Saizo.

Shinsuke se racla la gorge, mal à l'aise d'avoir été percé à jour aussi rapidement, et commença à marcher vers les ascenseurs ; suivi de près par son ami.

Saizo était très observateur, et savait aisément repérer les changements d'attitude -même subtils – de quelqu'un qu'il connaissait depuis plus de dix ans. Il savait parfaitement démêler le vrai du faux, et interpréter le visage si fermé de son ami.

Dans ce cas précis, il lui semblait que Shinsuke était fautif, bien qu'il ignore pourquoi.

« Ça te regardes pas, » dit Shinsuke.

« Je sais. » répondit immédiatement Saizo, avec un petit sourire.

Shinsuke se figea, arrêtant de marcher.

Il n'avait pas besoin de se retourner pour connaître l'expression que le visage de Saizo arborait.

Toujours de bon conseil, son ami avait employé un ton de voix plutôt encourageant.

Sûrement pour lui signifier que même s'il pensait n'avoir rien fait de mal, il devrait s'excuser. Même si cela le mettait dans l'embarras.

Bien entendu, par ce 'je sais', Saizo lui confirmait tout simplement qu'il n'interviendrait pas ; s'en remettant au jugement de Shinsuke pour prendre la bonne décision. C'était comme si l'homme le poussait en avant, en lui donnant une tape dans le dos.

'Tu as probablement fait quelque chose de mal, et pour éviter un conflit qui s'éternise, tu ferais mieux de régler cela au plus vite.'

C'était probablement ce que Saizo avait pensé, bien que sa réponse eut été plus concise et claire que cela.

Agacé par son propre cerveau qui voyait bien trop loin les choses, Shinsuke se tourna vers Saizo, encore silencieux, pour lui demander s'il savait quelle était la meilleure chose à faire.

Cependant, il trouva l'homme occupé à lire un message écrit sur l'écran de son smartphone, ayant délaissé depuis déjà une bonne minute la discussion importante qu'il avait menée avec l'autre homme.

Remarquant du coin de l'œil que Shinsuke s'était tourné vers lui, Saizo leva la tête avec un air coupable.

« Désolé Shinsuke, ma femme a une urgence et m'a demandé d'aller chercher notre fille à l'école. Ça ne te dérange pas de partir devant ? J'essaierai de revenir le plus vite possible. » S'excusa-t-il.

« T'avises pas de revenir, » lui imposa Shinsuke.

Ce qui, dans son langage, voulait dire 'prends ta journée au lieu de gâcher ton temps à revenir ici'.

En réponse à cela, Saizo lui sourit ; et tandis qu'ils rejoignaient les ascenseurs, Saizo monta dans celui de gauche, qui descendait vers le rez de chaussée. Shinsuke lui fit un signe de la main juste avant que les portes ne se referment, puis il se positionna devant les portes de l'ascenseur de droite, où Utagawa Takao trépignait toujours d'impatience.

Rejoint par nul autre que le Chef Kobayashi, il lui lança un rapide regard en coin avant de fixer des yeux l'indicateur d'étages qui montrait que l'ascenseur se rapprochait d'eux.

« C'est quoi ce sale regard que vous m'avez lancé à l'instant? » Demanda Shinsuke d'une voix agressive.

Comprenant que les choses risquaient de dégénérer, les autres employés présents – qui connaissaient de réputation le sale caractère du Chef Kobayashi - s'écartèrent discrètement pour aller attendre devant les portes de l'ascenseur de gauche. Même s'ils perdraient du temps en faisant cela, ils préféraient prendre un autre ascenseur que de se retrouver au milieu d'une situation potentiellement explosive.

Tout aussi frustré et énervé, Takao se tourna vers lui.

« Je vois pas de quoi vous voulez parler,» dit-il en feignant l'innocence.

« Vous savez très bien de quoi je parle. » Se moqua Shinsuke.

Takao craqua sa mâchoire. Ce type était juste venu pour le provoquer, ou quoi ?

Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent, et Takao s'y précipita, suivi de près par Shinsuke, qui lui était plutôt calme. Les autres employés jouèrent la prudence, et laissèrent les deux hommes comme étant les seuls occupants de la cabine de taille moyenne.

« Ça vous arrive souvent de mal parler de vos subordonnés ? » Demanda Takao tandis que les portes se refermaient déjà.

« Pourquoi ? J'ai pas le droit ? »

« Ça pourrait s'apparenter à du harcèlement moral. » Renchérit Takao.

« Sauf que c'en est pas, si la personne concernée est pas censée être présente. » Répliqua Shinsuke.

« Shinohara-san était présente, et a tout entendu. » Le contra Takao.

« C'est pas mes oignons, » répondit Shinsuke.

« C'est comme ça que vous parlez à votre supérieur hiérarchique ?! » Se renfrogna Takao.

Shinsuke ne dit rien. Ce type était trop du genre à s'énerver pour un rien, alors que ce genre de situation demandait du calme et de la réflexion de la part des personnes concernées ; et de l'ignorance de la part des personnes que ça ne regardait pas. Une raison de plus de détester ce type, qui avait probablement profité des liens parentaux qu'il entretenait avec le Président de la compagnie pour obtenir le poste qu'il occupait actuellement.

« Ça vous amuse de détester les gens pour un rien ? » Le provoqua Takao.

« Pardon ? » Laissa échapper Shinsuke, déstabilisé par la question directe.

« Vous avez l'air de détester beaucoup de monde, pour des raisons que j'ignore complètement, ou qui n'existent même pas, » Dit Takao. « J'ai consulté les dossiers du personnel, et la plupart des internes de votre section ont démissionné parce que les conditions de travail étaient insoutenables pour elles. Dois-je comprendre que vous faites partie de ces conditions auxquelles elles font allusion ? »

Est-ce que c'était vraiment que cela voulait dire ? Que ces personnes avaient quitté l'entreprise à cause de lui ? Il ignorait si c'était vraiment le cas, bien que le jeune homme en sembla convaincu.

Shinsuke grinça des dents. Ce type semblait déjà avoir une opinion toute faite de lui.

« Je ne sais pas, et je m'en fiche. J'ai pas à me mêler de la vie de mes employés, » répondit sèchement Shinsuke.

« Pourtant, c'est votre rôle en tant que Chef de Section de vous assurer du bien-être de vos employés, » déclara avec justesse Takao.

« Et alors ? » Dit-il sans plus élaborer.

'Et si j'étais vraiment la raison pour laquelle ces gens sont partis ? Est-ce que j'aurais pu y faire quelque chose ?' Pensa Shinsuke. 'Probablement pas, parce que ces gens n'ont jamais parlé de leurs difficultés avec lui, ni clairement exprimé dans leurs lettres de démission ce qui n'allait pas. Ces gens ont juste marqué qu'il s'agissait de conditions de travail trop difficiles, sans rien préciser. Alors forcément, on m'accuse moi.'

Oui, c'était probablement ça. Ces gens n'étaient juste pas faits pour travailler dans le domaine compétitif des assurances.

« 'Et alors ?', vous dites ? » Répéta Takao, incrédule. « Si votre rôle est de veiller sur vos employés, mon rôle à moi est de veiller sur vous. Et si je découvre qu'il y a en effet eu des dérives dans votre comportement vis-à-vis de ces employés dont vous avez la responsabilité, alors il sera de mon devoir de vous en faire subir les conséquences. »

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