Chapitre 31

Notre table était située au centre, à quelques mètres seulement de la scène.

Deux sièges intitulés respectivement 'Endeavor' et 'Plus' nous faisaient face. Mon père tira son fauteuil puis se figea.

Je suivis son regard jusqu'à la chaise adjacente. Elle était identique à toutes les autres.

- Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?

- Assieds-toi

Il me désigna sa chaise du menton.

Mes yeux firent des va-et-vient entre les deux puis je finis par abdiquer, quoique toujours un peu étonné par son comportement.

Il s'assit à ma gauche, là où était accroché le petit carton 'Plus'.

- Qu'est-ce que c'était que ça ?

- La chaise avait l'air bancale. Je ne voulais pas qu'elle s'effondre si je m'asseyais dessus.

C'est ça.

- Je parlais de ce que toi et la sœur de Rei avez mentionné. Quel accord as-tu passé avec ma génitrice ?

Il fronça les sourcils.

- C'est toujours ta mère, celle qui t'as porté dans son ventre pendant neuf mois. Ne soit pas irrespectueux.

- Je suis très respectueux

Parce que c'est ce que tu veux.

- Mais ce n'est pas ma mère

Il me dévisagea durant un long moment. Puis il se servit un verre d'eau.

- Même avant que... notre famille se divise, tu ne l'appelais plus 'Maman'. Ne crois pas que je ne l'avais pas remarqué.

J'observai la pianiste se remettre en selle.

- Tu lui avais dit que j'étais intelligent. Que je me rappellerai de tout. Mais elle ne t'as pas écouté.

A tort, tout le monde croyait que mon père était un être sans coeur qui ne ressentait rien.

Il n'exprimait pas ses émotions sur son visage ou en changeant la tonalité de sa voix. Tout passait à travers ses yeux et la façon qu'il avait de regarder.

La lueur d'inquiétude qui s'alluma dans son regard ne me trompa pas.

- Tu te souviens vraiment… ?

- Oui

Jusqu'au jour de ma naissance.

- Tu fais des cauchemars ?

- J'en faisais au début. (Et puis j'ajoutai, pour le rassurer :) Mais ce n'est plus le cas depuis longtemps

J'avais d'autres choses pour lesquelles me ronger les sang plutôt qu'un gamin pyromane.

Il hocha la tête lentement, essayant d'encaisser tout ce que je venais de lui dire. Je me sentis un peu mal.

- Donc, cet accord ? De quoi s'agit-il ?

Il but quelques gorgées puis s'humecta les lèvres.

- Nous avions décidé de-

- Endeavor-sama, si je m'attendais à vous voir ici

Un homme en costume – vraisemblablement un héros en uniforme – se présenta à la table. Une scythe plus large que lui était accrochée à son dos et un masque recouvrait le bas de son visage. Il avait l'air d'un ninja, quoique sur le point de prendre sa retraite.

A son bras se tenait une femme superbe qui portait un sari émeraude surmonté d'un voile.

Le vieillard a bon goût.

Mon père se leva et fit racler son fauteuil contre le sol.

- Bonsoir

Il serra la main du héros et accorda un hochement de tête à son épouse. 

- Vous qui évitez si souvent les cérémonies de ce genre d'habitude, je me demande ce qui a bien pu vous faire changer d'avis

Le vieux sourit et ses yeux se plissèrent en croissants de lune. Il porta son attention sur moi.

- Enchanté de te rencontrer, mon garçon

Il me serra la main puis le couple s'assit à l'autre bout de la table. 

Il ne restait qu'une place, sur ma droite. Il n'y avait pas non plus d'autre chaise 'invité' à côté de celle-ci.

Le vieux héros soupira puis posa un regard attendri sur le décor.

- Que de souvenirs ! Dire qu'il n'y a pas si longtemps c'était moi que tout le monde attendait…

La femme rit et couvrit sa bouche de sa main.

- C'était il y a plus de quinze ans

- Ah, déjà. Le temps passe si vite. Être numéro 1 n'était pas de tout repos.

Je tiltai, mes yeux horrifiés se posant sur le fauteuil à ma droite.

- Heureusement on peut compter sur des jeunes comme Endeavor pour prendre la relève

Ne me dites pas que-

- La cavalerie arrive comme tout le monde : par la porte !

All Might apparut brusquement au centre de la salle, les poings sur les hanches. La lumière des plafonniers rebondissait sur ses cheveux blonds, créant un halo doré autour de son visage.

Je me demandai s'il n'était pas passé plus tôt préparer son arrivée et trouver l'endroit parfait où atterir.

Les célébrités - devenues groupies - l'assaillirent de toutes parts. 

- Allons allons, il y aura assez du Mighty Man pour tout le monde

Je lançai un regard accusateur à mon père.

Il m'ignora superbement, faisant mine d'admirer les murs.

- Ne serait-ce pas mon grand ami Endeavor ?

All Might, tous ses autographes signés en un éclair, rejoignit notre table.

Je n'ai jamais entendu quelqu'un avoir avec un pas aussi lourd.

Il salua le couple qui avait l'air amusé au possible. Puis ses yeux se tournèrent vers moi et il m'offrit un sourire si éblouissant que je faillis devenir aveugle.

C'est même une bénédiction si ça m'évite de voir son entrejambe moulé gigoter de la sorte.

Je me promis de me laver les yeux à la javel en rentrant.

- Et ce charmant garçon serait-il ton fils ?

Il posa une main sur l'épaule de mon père. La température grimpa en flèche. L'épouse du vieillard s'éventa avec une serviette.

Mon père repoussa sa main sans même lui adresser un regard.

All Might rit jaune.

- Haha, Endeavor, tu es toujours aussi drôle mon ami !

- Je ne suis pas ton ami

All Might l'ignora et s'assit, ses yeux fluorescents se reposant sur moi. Il devait avoir décrété que j'étais le moins dangereux des deux Todoroki.

A tort.

- Et quel est ton nom, mon garçon ?

- … Shoto

- Un super prénom, ça ! Dis moi tu as quel âge ? Huit ans ? Neuf ? Quand j'avais ton âge, j'étais fan de Héros. J'imagine qu'avec un père comme le tien tu veux aussi en devenir un, n'est-ce pas ?

Il envoya un clin d'oeil complice à mon père.

Celui-ci l'ignora superbement, toute son attention rivée sur notre centre de table. All Might toussa pour cacher sa gêne.

- Voudrais-tu un autographe ?

- Non

- Je crois que je peux te faire quelque chose avec la serviette de table et- oh.

Si l'ambiance était déjà gênante, maintenant on touchait carrément le fond.

Notre couple en résidence échangea un regard puis fit mine de s'engager dans une conversation privée.

All Might essaya de sauver la face mais son sourire était figé.

- Haha… tu es bien le fils de ton père…

La soirée promettait d'être longue.

*

- … pour le Héros qui a résolu le plus d'affaires cette année : Endeavor !

Pour la énième fois de cette soirée mon père se leva pour aller chercher son trophée. Le public applaudit poliment alors qu'il récupérait la statuette d'or.

Il s'inclina très légèrement.

- Merci

Puis il quitta la scène et retourna à notre table. Il déposa le trophée à côté de ma chaise parmi tous les autres.

- Combien ?

Je scannai brièvement les prix amassés à mes pieds.

- Neuf

La maîtresse de cérémonie regagna le pupitre et annonça le prochain prix :

- Le Héros qui a, encore cette année, gagné le coeur du public : All Might !

Même lui n'arrivait plus à feindre la surprise en s'entendant être appelé. Il trottina jusqu'à la scène, son écoeurant costume moulant chaque centimètre carré de son postérieur.

Je crois que je vais vomir.

A la façon dont mon paternel fixait le plafond, il devait penser la même chose.

All Might déblatéra un nouveau discours aussi long et ennuyeux que tous les précédents. Quand à savoir d'où il tirait son inspiration…

Le public écoutait poliment mais l'attention générale avait faibli depuis le quatrième monologue. 

La maîtresse de cérémonie lui fit signe de couper court.

- Oh, pardon ! (Il se tourna vers le public) Merci encore pour votre soutien et votre confiance !

Il s'inclina à quatre-vingt dix degrés puis retourna à sa place.

Il posa son trophée parmi les autres, sur le côté.

Avec ce dernier ça fait onze.

Je contemplai l'idée d'en casser un par mégarde.

La soirée continua de la même façon : All Might qui essayait d'entamer une discussion avec mon père, mon père qui l'ignorait, et les deux qui raflaient tous les trophées au point où notre table se transforma en jardin des oscars.

Je prétextai aller chercher une glace pour m'éclipser.

J'entrai dans une cuisine aux allures de champ de bataille.

Tout le monde courait dans tous les sens, des ordres étaient hurlés les uns par-dessus les autres, et des serveurs les bras chargés de plats se précipitaient vers la réception, me contournant comme si je n'étais qu'un poteau inexistant.

- Trouve moi ces foutues épices et assaisonne moi ce plat correctement Johnny ! Toi, amène ces plats à la table 32. Et maintenant on va… qu'est-ce que tu fais ici gamin ?

Un quadragénaire chauve dégoulinant de sueur se tenait devant moi, une pile d'assiettes à laver sous le coude. Sa peau était si moite qu'elle lui créait une moustache de transpiration.

- Comment est-ce que tu es entré ?

- Je voudrais une glace

Il me regarda de haut en bas, ses yeux s'arrêtant une seconde de plus sur la montre sertie à mon poignets.

- … foutus gamins pourris-gâtés, marmonna-t-il, puis, plus fort : On doit en avoir dans le fond. Mais si je t'en donnes tu ne reviens pas, entendu ?

Il interpella un serveur aux mains vides sur le point de quitter les cuisines.

- Toi, là ! Où est-ce que tu crois aller comme ça ?

Le serveur sursauta, surprit d'avoir été prit sur le vif.

Il bégaya.

- Moi ?

Il était blond, un fin trait d'eye-liner au coin de la cornée. En plus de la chemise blanche et du nœud papillon, il portait un col roulé noir en-dessous.

J'eus un air de déjà-vu.

- Oui, 't-toi', se moqua celui que je soupçonnais être le manager.

Le blond lança un regard que j'aurai presque pu qualifier de langoureux aux doubles portes. Il traîna des pieds jusqu'à nous, mains en poche.

Le manager le dévisagea des pieds à la tête.

- Quoi ? Encore un gamin ? Comment est-ce que tu as réussi à te faire embaucher ici mon garçon ?

Le blond haussa les épaules et c'est à cet instant que je les vis.

Des ailes. Rouges.

- Et bien, disons que j'ai tendu une embuscade à l'un de vos employés dans l'arrière cour puis je l'ai neutralisé et lui ai volé ses vêtements ainsi que son badge et tout ça parce que je voulais rencontrer mon idole qui se trouve derrière ces portes

Le manager cligna des yeux.

Et puis un rire gras, pareille à une quinte de toux, le secoua de haut en bas. Il essuya son visage ruisselant de son avant bras poilu puis abattit sa main de géant sur l'épaule de l'adolescent.

- Très amusant mon garçon. Maintenant prend le gamin ici et amène le chercher une glace dans les frigos derrière.

Le futur Hawks me lança un regard ennuyé.

- Et que ça saute ! On a encore du pain sur la planche ce soir !

Le manager attrapa un bol propre et une cuillère et me les jeta presque entre les mains. Il nous laissa en plan pour aller hurler sur quelqu'un d'autre.

- Johnny ! Si tu assaisonnes encore une fois un plat contrairement à ce que j'ai dis je te jure que-

- Viens avec moi

Je suivis Hawks jusqu'aux réfrigérateurs, étudiant sa silhouette depuis l'arrière. Je lui aurai donné quinze ans, voire seize, mais pas plus.

- Bien joué. Pour le manager.

Il me lança un coup d'oeil par-dessus son épaule. 

- Hmm ?

- Lui dire la vérité tout en sachant qu'il ne te croirait pas.

Il me lança un autre regard, bien plus long cette fois.

- Et quoi ? Tu comptes aller lui dire ?

Il ouvrit la porte de l'immense frigo et me fit signe d'entrer. Mes yeux se promenèrent sur les différents pots de crème glacée alignés sur les étagères. 

- Et si je le faisais ?

Il ferma la porte derrière lui et s'appuya dessus, bras croisés.

- Alors ça voudrait dire que nous avons un problème

J'effleurai une étagère du bout du doigt, accordant un bref regard à Hawks.

De la vapeur quitta ses lèvres.

Ses yeux avaient cet éclat froid qui me fit presque douter si j'étais vraiment face au futur numéro deux. 

Je me rappelai de Hawks comme ce type sympa qui était un fan invétéré d'Endeavor, et non pas comme cet adolescent inquiétant qui se comportait comme s'il allait me briser la nuque et cacher mon corps derrière les sachets de glaçons. 

Mais n'était-il pas censé avoir été entraîné par la Commission Héroïque ? Aussi jeune qu'il l'était, j'étais probablement face à sa version la plus instable.

- Est-ce une menace ?

- Est-ce que tu te sens menacé ?

J'eus un petit rire.

Ouvrant le pot de crème chocolatée, j'entrepris de me servir.

- Pourquoi donc ? Je suis en position de force ici

Son regard était amusé.

- Oh ? Me permettrais-tu, oh grand maître, de savoir pourquoi ?

Je levais deux doigts.

- Deux raisons

Je secouai mon index

- Premièrement, tu n'as pas eu la décence de vérifier mon Alter comme je suis un gamin

La température, déjà basse, chuta.

En une fraction de seconde du givre recouvra toute la chambre. Les pots, les étagères, les murs : tout se retrouva figé sous une fine pellicule de glace.

Hawks perdit son sourire. Il battit des ailes et fila loin de la porte, flottant à quelques centimètres au-dessus du sol.

- Deuxièmement, je ne suis pas un quelconque domestique sans nom que tu peux 'neutraliser' à ta guise. Mon père est dans la salle, juste à côté. Peut-être as-tu entendu parler de lui ? Il s'appelle Enji

Sa confusion me délecta.

- Mais peut-être que tu le connais mieux…

Je sentis une énergie familière passer les portes de la cuisine.

- …sous le nom d'Endeavor ?

Ses ailes le lâchèrent. Il retomba lourdement sur le sol, abattu.

- Tu… tu veux dire que… ?

Il vira au blanc. Ses yeux écarquillés me regardaient avec un mélange d'horreur et de stupéfaction.

On frappa à la porte.

- Shoto ? Tu es là-dedans ?

Hawks avait l'air sur le point de pleurer.

Je passai à côté du garçon, ma main gauche chauffant brusquement. A peine la poignée effleurée que l'excès de glace qui la recouvrait fondit comme de l'eau.

- Papa, salut

Il me regarda d'un œil circonspect puis son regard se porta sur les flaques d'eau qui baignaient le sol.

- Qu'est-ce que c'est que ça ?

- Ah, ça ?

Je mis ma cuillère dans ma bouche et attrapai Hawks, le tirant sans ménagement vers mon père.

- Il s'appelle… j'en ai aucune idée, mais c'est lui qui m'a aidé à trouver ma glace. Apparemment il est super fan de toi, dans le genre 'oreiller avec ta tête imprimée dessus', tu vois ?

Mon père m'envoya un regard peu impressionné.

- Il voulait ton autographe, d'ailleurs

Mon père le regarda pour la première fois, visiblement peu impressionné d'avoir trouvé un fan acharné dans un frigo.

Hawks rougit violemment.

Mon père soupira puis attrapa le calepin et le stylo d'un serveur qui passait par là. Il gribouilla quelques mots dessus puis le lui rendit.

Hawks s'inclina à quatre-vingt dix degrés.

- Merci ! Merci infiniment !

Même après que nous ayons quitté le frigo, laissant la porte grande ouverte, Hawks continuait à le remercier abondamment.

Jetant un coup d'oeil par-dessus mon épaule, je le vit serrer le calepin contre son coeur.

Je levai les yeux vers mon père.

- Papa

- Hmm ?

- Est-ce que tu as utilisé mon départ comme une excuse pour éviter All Might ?

Il fit mine de ne pas m'entendre.