Les semaines après l'internement de Touya furent les meilleures de ma vie.
Je pouvais me déplacer en toute quiétude dans la maison sans avoir peur qu'un meurtrier en devenir ne saute d'un recoin sombre pour me trancher la gorge.
Je pouvais augmenter sans problème l'intensité de mon entraînement sans me demander si j'aurai assez d'énergie pour semer un individu faisant deux fois mon poids et ma taille et voulant ma mort.
Je pouvais dormir sur mes deux oreilles pour la première fois depuis une éternité sans avoir peur qu'on m'étouffe dans mon sommeil.
Et tout ça, ça n'avait pas de prix.
Enfin si. Ca en avait bien un.
Mais ce n'était pas vraiment important.
- Shoto, finis ton bol
Je bus le lait d'une traite avant de roter. Personne ne s'en offusqua, baby privilèges oblige.
Mon père fit racler sa chaise contre le sol.
Rei m'avait extirpé de ma chaise haute avant même qu'Enji n'ait pu se lever.
- Laisse, je vais m'en occuper
- … comme tu veux
Fuyumi les regarda à tour de rôle avant de replonger la tête dans son bol.
Natsuo, lui, n'avait pas autant de tact :
- Dites, vous allez divorcer ?
Rei se figea.
La fourchette d'Enji s'immobilisa juste au-dessus de son assiette.
Rei me cala sur sa hanche avant de se tourner vers son fils, tout sourire.
- Qu'est-ce qui te fais croire ça ?
- Vous êtes bizarre depuis que Tou-tou est parti
Les coins de la bouche de Rei tombèrent mais son expression était toujours joyeuse.
- Tu te fais des idées Natsu, ne t'en fais pas
Fuyumi releva des yeux pleins d'espoir vers Enji.
- Donc vous allez vraiment pas divorcer ?
Rei rit.
- On ne peut pas divorcer d'un Todoroki
Enji lui lança un regard lourd de sens mais Rei avait déjà tourné les talons.
Oui, le départ de Touya avait bien eu un prix.
Mais entre ma vie et un mariage arrangé bancal, il n'y avait pas photo.
Je me demande quand est-ce que je pourrai demander à Enji de prendre des leçons de Kenjutsu…
*
Je regardai mon reflet dans le miroir, écoeuré.
Un chapeau de paille, une chemise blanche doublée d'une salopette bleue et d'une paire de mocassins si lourdes qu'on aurait cru des fers à cheval.
- Shoto, tu es prêt ?
J'arrangeai le nœud papillon de travers, les lèvres serrées.
- Une minute !
Le chapeau glissa sur mes yeux.
- Shoto, dépêche toi avant qu'on soit en retard !
J'arrachai le chapeau et le lançait à l'autre bout de ma chambre. Il glissa sous le lit et disparut dans les méandres obscures de la vie.
Je passai deux mains sur mes cheveux pour les recoiffer, lissant ma chemise une dernière fois.
J'avais l'air d'un bouseux sur le point de traire sa vache.
- Sho-
J'ouvris la porte.
Enji et Rei se trouvaient dans le couloir aussi éloignés l'un de l'autre que faire se peut. Le premier était en costume noir, mains en poches, et avait l'air de s'ennuyer à mourir.
Rei portait une petite robe blanche et un gilet noir. Elle me sourit avant de froncer les sourcils.
- Où est ton chapeau ?
- Il s'est perdu
Et, sans attendre une seconde de plus, je m'avançais à grands pas avant de glisser ma main dans celle d'Enji.
Il ne me regarda pas mais serra ma main contre la sienne.
Je n'aimais pas trop devoir montrer mon 'affection' en public, mais il ne me laissait pas le choix. Depuis que notre fou résident était parti, Enji avait commencé à se distancer de tout le monde – moi inclus.
Je devais mettre les bouchées doubles pour m'assurer qu'il ne me glisse pas entre les doigts : j'avais fais trop d'efforts, investi trop de temps et d'énergie en lui pour qu'il me lâche comme ça. Je comptai le coller jusqu'à ce qu'il me demande d'arrêter et même là je continuerai.
Clic clic.
- Allons-y !
*
Pour la centième fois de ma vie je remerciai le Karma d'être à nouveau né dans une famille riche.
Je n'avais aucune idée de comment est-ce que j'aurais pu supporter une vie de paysan à vivre dans un logement plus petit que ma salle de bain actuelle.
Et puis les pauvres étaient des aimants à maladie, c'était bien connu : à force de vivre dans des bidonvilles…
L'école ressemblait plus à un complexe hôtelier qu'autre chose
Le bâtiment principal était de pierres blanches, une horloge aussi grande qu'une tour encastrée au-dessus des doubles portes battantes. J'avais de bonnes raison de soupçonner qu'elle était en or massif.
Des jardins tondus au millimètre près côtoyaient des allées pavées au sol égal. Il y avait une fontaine en marbre où un chérubin pissait de l'eau. Une grille en fer forgé noir, surmontée des initiales 'SW', ouvrait la voie de cette maternelle haut de gamme.
La brochure avait aussi indiqué une piscine olympique et des terrains de sport munis de tout ce qu'il y avait de meilleur.
- Ca a l'air d'une bonne école, tu ne trouves pas Shoto ?
J'allai hocher la tête bêtement mais tiquai.
- Fuyumi n'est pas allée à l'école ici ? (Rei secoua la tête) Et Natsuo ?
A nouveau négatif.
Je fronçai les sourcils et me tournai vers Enji.
A tort j'avais cru pendant longtemps que Rei prenait toutes les décisions concernant les Todoroki et qu'Enji suivait juste le mouvement – mais cela ne concernait que les décisions sans importance.
'Femme trophée', huh.
En tant que grand manitou des cartes de crédit familiales, c'était lui qui avait le dernier mot sur tout. Qu'il ait prit de son temps pour choisir son école et se mettre en congé pour m'y accompagner...
- Pourquoi est-ce qu'on est là ?
Enji baissa les yeux sur moi. Il me scruta en silence avant de reporter son attention sur l'école.
Rei prenait tout en photo comme une paparazzi.
- J'ai entendu dire qu'ils avaient une bonne cantine
Je haussai les sourcils si haut que je venais de gagner trois rides.
- Endeavor-sama !
Une femme en tailleur gris trottina jusqu'à nous. Ses cheveux bruns roux étaient attachés en un chignon bas lâche dont quelques mèches retombaient sur son visage. Son blazeur était déboutonné sur un chemisier blanc brodé.
Elle remonta ses lunettes noires d'une main, un dossier coincé sous le bras.
- Excusez-moi du retard, j'étais en train de corriger une pile de copies et je n'ai pas vu le temps passer
C'est une maternelle, qu'est-ce qu'elle corrigeait ? Des dessins ?
- Vous êtes plus grand que ce à quoi je m'attendais
Elle envoya un sourire radieux à Enji. Il avait l'air encore plus ennuyé que la fois où il avait dû mettre un chapeau d'anniversaire.
- Vous êtes ?
- Ah, j'ai oublié de me présenter. Je suis Maoki Nakoyama. Mais vous pouvez m'appeler Maoki sensei
Nouveau sourire. A ce rythme là elle aussi pourrait rejoindre le club de ces connasses de winx.
- Enji Todoroki. Appelez-moi Monsieur Todoroki.
Il lui serra la main fermement. Elle avait l'air un peu décontenancée mais se reprit bien vite.
Ses yeux verts se posèrent sur moi.
Elle cala sa chemise en plastique noire sur sa hanche et se força à s'accroupir pour se mettre à mon niveau. C'était inutile, et j'étais d'avis qu'elle ne faisait ça que dans le but de montrer son arrière train à mon paternel.
- Tu dois être Shoto, n'est-ce pas ?
Je levai les yeux vers Enji – et non, il était bien en train de m'ignorer. Génial, vraiment génial.
- Comment est-ce que vous avez deviné ?
Elle rit. Releva ses yeux vers Enji. Le regarda par-dessous ses cils plus longtemps que ne le recquiérait la politesse avant de se redresser en s'étirant comme un chat.
Elle essaya de m'ébouriffer les cheveux mais je reculai d'un pas. Elle fit mine de rien.
- Je sens qu'on va être de grands amis toi et moi, Shoto
- Todoroki
- Pardon ?
- Appelez-moi Todoroki.
Elle rit jaune.
- Voilà un jeune garçon qui veut déjà faire comme les grands !
Je ne ris pas. Enji non plus.
Maoki devint graduellement mal à l'aise.
- Ah, vous devez être la professeure de mon petit Shoto
Maoki se tourna, surprise, vers la main tendue de Rei. Ses yeux confus firent des va-et-vient entre Rei, Enji et moi.
- Je suis désolée de n'être pas venue me présenter à vous plus tôt mais je ne savais pas qu'il y avait une Madame Todoroki
Elle avait l'air gênée au possible.
- Ah, c'est bien normal. Vous savez à quel point les héros sont désireux de protéger leur vie privée.
Rei avait sûrement vu toutes ses minauderies mais ça n'avait pas l'air de la déranger le moins du monde
- Je suis Maoki Nakoyama, la professeure titulaire de Shoto pour l'intégralité de l'année scolaire. Vous pouvez m'appeler Maoki.
- Enchantée, Rei. Puis-je vous demander un petit service ?
Maoki, désireuse de se racheter auprès d'elle, hocha vigoureusement la tête.
- En quoi puis-je vous être utile ?
Rei lui tendit son appareil photo et nous demanda de prendre la pose devant l'école. D'autres familles suivirent son exemple.
- Attention, souriez…
Clic.
Elle rendit l'appareil à Rei.
- Tiens, regarde
La pelouse verte et le bâtiment blanc dans le fond.
On pouvait me voir entre Enji et Rei, tenant la main du premier. Enji et moi avions l'air aussi blasés l'un que l'autre alors que Rei souriait avec douceur.
- Un vrai fils à Papa
Ennuyé, j'essayai de retirer ma main de celle d'Enji. Il la rattrapa et la serra plus fort. Je levai les yeux vers lui, un peu surpris, mais il regardait droit devant.
- Et si nous commencions cette visite ?
*
Il y avait une piscine, un terrain de course, de tennis, de volley, un gymnase regorgeant d'équipement dernier cri, six dojos, une salle de boxe, et un stand d'entraînement aux armes blanches.
- Bien évidemment le stand d'entraînement aux armes est restreint uniquement aux élèves ayant la permission écrite et signée de leurs parents. La salle est gardée vingt-quatre heures sur vingt-quatre et les armes inaccessibles sans les codes permettant d'y accéder. Il y a des caméras sans angle mort ainsi que deux vigiles toujours présents.
Rei hocha la tête, crispée.
- Et bien, c'est… organisé
Même son sourire était figé.
- Nous prenons la sécurité de nos étudiants très au sérieux, Madame Todoroki. En quatre ans d'existence, nous n'avons jamais eu à déplorer aucun blessé hors des créneaux d'entraînement
- Donc il y a bien eu des blessés
- Pardon
- Il y a eu des blessés pendant les cours, c'est ce que vous dites
Maoki envoya un coup d'oeil confus à Enji.
- Et bien oui, mais ça n'est pas allé plus loin qu'un bras cassé ou une cheville tordu
Rei hochait la tête.
- Donc il y a des blessés. Bien. Très bien.
Elle regarda les armes en vitrine d'un air désapprobateur.
Maoki essaya de la rassurer :
- Les élèves ne s'entraînent qu'avec des armes factices. Et dans le cas où ils se blesseraient, nous disposons d'une infirmerie où trois médecins agrées se relaient pour assurer une maintenance continuelle.
Rei n'avait pas l'air plus rassurée.
- Vous disiez qu'il y avait des agents de sécurité. Qui sont-ils ? Quelles sont leurs qualifications pour s'occuper d'enfants aussi jeunes ?
Je m'éloignai discrètement, laissant Maoki aux griffes de Rei.
Enji se trouvait devant la vitrine d'armes blanches. Il y avait une tonne de couteaux, d'épées, de sabres et d'armes de poings disposés sur des couffins pourpre.
Il oeillait une épée courte, à peine plus grande que moi.
- C'est un tantô.
La poignée était en cuir entrelacé. La lame était brillante, mais elle n'avait rien d'une arme d'exposition.
- J'en avais un comme ça quand j'étais plus jeune.
Je levai les yeux vers lui.
- Pourquoi est-ce que tu en avais un ?
Il resta silencieux si longtemps que je cru qu'il ne me répondrait pas.
- J'ai fais beaucoup de choses avant de devenir un héros, tu sais
J'attendis qu'il continue mais il n'ajouta rien d'autre. Enji était un homme de peu de mots.
- C'est quoi cette école ?
- Un centre d'entraînement international spécialisé dans la formation d'enfants de héros
C'est pour ça qu'à part Maoki personne d'autre ne lui a sauté dessus.
- Tu veux que je devienne un héros ?
Il baissa les yeux vers moi.
Je sentis la chaleur me monter au visage. J'agrippai la bretelle de ma salopette et jouai avec.
Je détestai me sentir nerveux et je détestai qu'il puisse le voir.
- Je veux que tu sois capable de te défendre.
Je baissai la tête pour qu'il ne voit pas mon soulagement.
- Je ne pourrai pas toujours être là pour toi
Il a été là quand ça compte - c'est la seule chose qui m'importe.
- Je sais
Le silence nous enveloppa.
Je voulais le remercier pour le pont et pour Touya. Je voulais lui dire que je lui était reconnaissant et que je lui devais ma vie de bien des manières.
Mais je n'avais jamais été très bon pour exprimer mes sentiments - et je crois que j'avais peur de la façon dont il réagirait.
Les émotions, on finissait toujours pas s'en servir contre vous d'une façon ou d'une autre. Mais je voulais croire qu'il était différent. Qu'il n'était pas comme mes géniteurs.
Alors je fis le seul geste affectif que j'avais jamais appris à faire de mes deux vies : je levai deux doigts timides vers sa poche.
Il en retira sa main et prit la mienne.
Sa paume était chaude, réconfortante. Paternelle.
Pour la première fois de ma vie je ne faisais pas un pas vers Enji dans le but d'obtenir quelque chose de sa part.
Et ça faisait du bien.
*