Ewan referma silencieusement la porte de la chambre qu'il partageait avec Pavas, la jeune fille dormant déjà sur le lit le plus proche de la fenêtre. Même en ayant passé tout le reste de la journée en ville, la jeune fille était rapidement tombée de fatigue avec tous les allers et retours qu'elle et le jeune chasseur - pour l'instant tuteur légal - avaient fait.
Toute l'après midi, le jeune homme avait fait le plein de matériel, à défaut d'obtenir plus d'informations précises concernant la situation en cours à Ylesse. Les éléments qui revenaient sans cesse étaient que l'armée avait battu en retraite pour occuper les cités blindées à proximité, et que la population avait été évacuée en urgence. L'armée avait également restreint ses communications au strict minimum, les messages ne passant plus que par leurs propres relais ; ce qui expliquait les difficultés pour joindre Carciem et sa caserne. Il faudrait sûrement plusieurs jours avant qu'une réponse ne lui parvienne, aussi, il comptait sur ce délais pour rassembler plus de fonds.
S'il voulait aller le plus vite possible sans devoir s'arrêter plusieurs jours d'affilée dans différentes villes, il lui fallait assez d'argent pour juste se ravitailler et ne pas s'éterniser. Voyager et camper en compagnie d'un Salamander était déjà risqué, alors rester trop longtemps à proximité d'habitations, et de l'armée ou de chasseurs de passage, n'était pas la meilleure des choses à faire.
En pleine réflexion, Ewan poussa le rideau tiré devant la fenêtre donnant sur une rue passante longeant le bâtiment, et entrouvrit légèrement un des panneaux vitrés pour sentir l'air frais s'engouffrer dans la pièce.
La nuit était tombée depuis un moment sur le village de Barbados dont les rues étaient toujours illuminées par de grands lampadaires noirs rayés de blanc, et dont les lampes alimentées par de l'Elvine, projetaient une douce lueur claire sur les façades des maisons et le revêtement lisse de la route. Les pas des personnes qui à cette heure foulaient toujours le pavé résonnaient sur les murs et la pierre comme une pluie battante et régulière. Bien que la plupart des habitants et des voyageurs eurent pris refuge pour la nuit, bon nombre de passants étaient toujours présents, signe que les arrivées de réfugiés ne s'étaient toujours pas atténuées depuis le début de la journée. La ville allait certainement rester agitée pendant tout le reste de la semaine, tout comme lui-même serait certainement occupé à remplir requête après requête pour refaire ses finances.
Certes, les requêtes d'extermination de monstres étaient beaucoup plus alléchantes, de par leurs récompenses très importantes pouvant être touchées en une seule fois ; mais elles s'avéraient assez dangereuses quand vous deviez veiller sur une petite fille. Ewan refusait également de laisser cette dernière seule dans un village que lui-même ne connaissait pas assez bien. Il ne devait plus faire seulement attention à sa sécurité, mais aussi à celle d'une autre personne. Quant à Wynblow, elle pouvait certainement se débrouiller toute seule, du moment qu'elle se tenait tranquille et ne causait pas de problèmes.
Le vent souffla légèrement, et Ewan se mit un peu plus devant la fenêtre entrouverte pour empêcher le froid d'atteindre directement la petite fille qui dormait toujours derrière lui. L'air hivernal n'avait pas encore complètement disparu, même si la neige était presque absente de cette partie du continent. Les arbres voyaient déjà leurs bourgeons produire quelques fleurs, et les plantes grimpantes envahissaient avec avidité les façades de certains bâtiments.
L'ancien volcan ayant formé le Mont Larshen ne devait pas être étranger à ce climat favorable très tôt dans l'année.
Il y eut une autre bourrasque, plus prononcée que la précédente, et un discret sifflement parvint aux oreilles d'Ewan. Comme de l'air passant dans un carillon, ou entre les barreaux d'une prison.
Curieux, il chercha du regard d'où pouvait bien provenir le son, mais la vue qu'il avait depuis la chambre d'auberge était plutôt réduite. Toutefois, il lui semblait que le sifflement provenait d'au-dessus, et levant la tête, il observa les épais nuages gris qui tapissaient le ciel nocturne.
Fronçant les sourcils, il surprit une ombre tournoyant dans les nuages, et se demanda quel genre de créature pouvait bien faire ce genre de bruit. Il observa quelques minutes l'ombre qui décrivait plusieurs cercles dans les airs, et eut un terrible doute. Une longue silhouette, de grandes ailes, et une tête épineuse. Une apparence qui faisait penser à…
Attendez une minute.
Elle n'avait quand même pas osé… ?
Plus il regardait la silhouette monstrueuse, et plus il sentait qu'il avait raison.
Qu'est-ce qu'elle faisait à tournoyer de nuit au-dessus d'une ville pleine d'humains ? Si quelqu'un la voyait, ça pouvait rapidement dégénérer.
« Elle est complètement inconsciente ! » Grogna-t-il silencieusement entre ses dents.
Son regard suivit encore la silhouette floue qui oscillait entre brume et ombre, quand les nuages s'illuminèrent d'un éclair lumineux. La forme soudainement devenue claire et précise grâce à la foudre ne laissait aucun doute possible. Il s'agissait bien de Wynblow, cachée dans ce ciel virant à l'orage. Cependant, Ewan put à peine détourner le regard, qu'une vive douleur lui foudroya le cœur.
Portant la main à sa poitrine et serrant ses doigts sur ses vêtements et jusqu'à sa peau, il laissa échapper un râle de douleur tandis que ses pieds se dérobaient sous lui.
Il ferma les yeux et s'écroula lentement au sol, assailli par une étrange vision.
Face contre terre, il pouvait voir sur un mur lisse en face de lui l'ombre nette et précise projetée par la silhouette de Wynblow. Un énorme rugissement, empreint de colère et de rage, retentit en même temps que l'ombre ouvrait sa gueule pour montrer ses dents.
La scène ne dura que quelques secondes, se volatilisant aussi rapidement que la lumière de la foudre qui avait brièvement illuminé le ciel. La douleur dans sa poitrine, elle, persista encore quelques minutes, et le jeune homme serra les dents tout en frissonnant de froid.
« Ça va pas, Ewan ? » S'éleva timidement une voix.
Le jeune homme leva les yeux, et rencontra le regard inquiet de la petite fille, à présent éveillée.
Il s'efforça de sourire malgré la douleur qu'il ressentait encore, et hocha la tête.
C'était incompréhensible. Qu'est-ce qui venait de se passer, au juste ?
Est-ce qu'il avait vraiment vu quelque chose ? Et quelle était cette douleur qu'il venait de ressentir ?
Il avait eu l'impression d'étouffer, comme si quelque chose tirait sur son cœur pour l'extraire de sa poitrine.
Cependant, cette sensation s'estompait aussi à présent, telle une illusion qui n'avait pas vraiment été là ; et quand il se releva enfin et regarda à nouveau à travers la fenêtre, l'ombre décrivant de grands cercles avait disparue.