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La Grande Chasse

Lewoal · Fantaisie
Pas assez d’évaluations
6 Chs

Chapitre 4

Il y a peu, j'avais fêté mes onze ans, la deuxième chasse avait été lancée, Seipher, Dilapha et Vaporos n'avaient jamais été retrouvés et les autres massacrés, mais les quatre années qui ont suivi ont été plutôt bonnes pour nos ventes. Mon père passait beaucoup plus de temps à la maison, mais il disparaissait aussi de temps en temps, pour aller boire j'imagine, d'autant qu'il n'invitait même plus Yuvan chez nous. La seule réelle mauvaise nouvelle était que Fornlley avait été adopté par une famille qui n'habitait pas notre ville, mais l'énorme capitale du pays. Aller là-bas depuis notre petit coin montagneux était assez rude, mais les voies étaient devenues plus praticables depuis le début de la chasse. Peut-être que j'aurais une chance de le revoir dans quelques années. Ou peut-être que je serais bloqué ici toute ma vie pour m'occuper de l'élevage.

Comme d'habitude, l'annonceur balançait son discours maintes fois répété même si je n'en avais entendu que deux dans ma vie. Évidemment il ne faisait pas que ça de sa vie, en réalité il avait un étal au marché couvert, sa voix portante lui avait valut un poste de quelques jours mais avec un bon salaire. Récemment, mon père avait commencé à m'apprendre à tanner les peaux, réduire les cornes en poussière pour des remèdes ou les tailler en trophées, j'arrivais même à reconnaître certaines écailles. J'avais découvert ce à quoi servaient les yeux une fois séchés, mais à part la revente, ces compétences ne me servaient à rien d'autre, le tout une fois tous les quatre ans. J'oublierais certainement comment faire mon travail proprement entre chaque session, je me demandais comment mon père et ma tante faisaient pour garder la main… Ça me faisait penser que depuis le dernier événement, je n'avais pas vu Owen s'entraîner une seule fois, à croire qu'il avait abandonné. Yuvan devait fulminer à l'idée que son propre fils ne daigne pas participer à la chasse que son ancêtre avait popularisée à travers le pays, avec l'aide des miens, bien entendu.

J'avais maintenant dix-sept ans, je broyais machinalement les cornes, ma tante me pressait de finir pour rendre la commande avant le lendemain mais ce travail ne m'intéressait vraiment pas. Je ne savais toujours pas comment tanner les peaux correctement tout en détachant les écailles proprement. Le sang séché de l'autre côté de la peau me dégoûtait toujours autant. Est-ce que j'allais devoir faire ça toute ma vie et profiter des bêtes vivantes pendant seulement quelques mois ? À mes dix-neuf ans, il y aura à nouveau une chasse, puis à mes vingt-trois, et ainsi de suite, j'aurais le même travail toute ma vie, faire des petits boulots après avoir vendu l'intégralité de nos stocks pour survivre. Est-ce que c'était la vie que je voulais ? Non. Je voulais de l'aventure, de l'action, pas rester cloîtré dans un champ toute ma vie. J'aimais mon père et ma tante, mais je n'étais pas résigné à vivre ici à ne rien faire. Mais est-ce que je pouvais partir sans y penser par deux fois ? Probablement pas. Y aurait-il un moyen de se faire de l'argent facilement ?

Le soir même, je décidais d'en parler à mon père. Je devais prendre ma vie en main, quitter cet endroit. J'étais assis au fond du canapé, face à mon père, les coudes sur les genoux.

- Papa, j'ai besoin d'argent.

- Mais nous avons de l'argent. Qu'est-ce qu'il y a, fils, tu t'es trouvé quelqu'un ?

Si je lui avouais que je voulais partir, il ne me donnerait probablement rien, il voulait que je reprenne l'affaire, mais c'était hors de question, j'avais une vie à vivre. Mais quelque chose me fit tiquer, nous avions de l'argent ? Je croyais que l'on vivait sur de maigres réserves à longueur d'année ?

- Quelque chose comme ça.

- Tu as tellement grandi, tu étais encore si petit il y a quelques années. Si tu as besoin d'argent pour ton mariage, ta tante et moi pouvons nous en occuper. Écoute, tu as… tu as, quoi, vingt ans ? J'estime que tu as le droit d'être au courant maintenant que tu vas reprendre l'affaire.

- Comment ça ? De quoi tu parles ?

Il se racla la gorge et gratta sa barbe distraitement. Son visage se déformait, troublé. Il n'arrivait pas à en venir aux explications qu'il souhaitait néanmoins transmettre.

- Tu vois… tu sais… les œufs de dragons que l'on récupère, ils euh… ils sont volés dans les nids. Le maire et moi, on engage des chasseurs pendant la période de reproduction, contrairement à ce que faisait ton arrière grand-mère. Puis, comme tu le sais, on fait des profits sur la revente. On… Je… Tu sais, ma sœur et moi ont est habitués à ce train de vie depuis toujours, c'est un travail qui demande peu d'efforts, les accidents ce font rares même si…

Il riait nerveusement en touchant son mollet, ou plutôt ce qu'il en restait.

- On gagne assez d'argent pour vivre et…

- Je pense que j'en ai assez entendu.

J'étais… énervé, vraiment, énervé. Tous ces dragons qu'on élevait, on m'avait fait croire que c'était tous des faiblards, des laissés pour compte, qu'on les aidait même si on les envoyait en pâture par la suite… mais ils avaient une chance de survie. Comme Vaporos… Je serrais les poings, mon père me regardait l'air coupable, je ne l'avais jamais vu afficher une telle expression. Jamais. Ça semblait presque… faux ?

- Dis-moi, si les œufs sont enlevés à leur nid, pourquoi les parents ne viennent pas les récupérer ?

- J'ai besoin d'un verre.

Le regard mauvais, je le suivais des yeux tandis qu'il se levait. Il pénétra dans la cuisine et saisit un pichet qu'il porta à ses lèvres. Le pichet… entier… qu'il avala d'une traite. Ces temps-ci, il ne faisait rien pour s'améliorer, il avait beau être plus souvent ici, il ne s'éloignait jamais d'une source d'alcool. Même si ma tante semblait trouver ça normal. Qu'est-ce qui vous arrive à tous les deux…

Une silhouette passa devant la fenêtre, j'imaginais tout de suite qu'il s'agissait de ma tante qui rentrait. J'allais pouvoir les prendre à part tous les deux et qu'ils répondent à mes questions une bonne fois pour toutes. L'ayant remarqué, mon père alla ouvrir la porte et referma derrière lui. J'ai attendu. Cinq, dix, quinze minutes, je regardais la cheminée crépiter à ma droite. Je décidais d'aller voir ce qu'ils étaient en train de préparer comme excuses, je collais mon oreille droite contre la porte glaciale mais je n'entendis aucun bruit à part le feuillage des arbres bouger au gré du vent. Ma colère était retombée, mais je ne leur avais pas pardonné. J'ouvrais violemment la porte, visiblement mes actions n'étaient pas d'accords avec mon état d'esprit mais toute la tension retomba lorsque je découvrais le porche vide. Je guettais de gauche à droite, mon père avait disparu avec elle. S'ils croyaient qu'ils allaient s'en sortir comme ça, ils avaient tort. Je retournais à l'intérieur, l'air froid de l'hiver me gelait la gorge. Peu importe, ils reviendront, j'attendrais demain.

- Ewevs, mon chéri, réveille-toi, c'est l'heure, lança une voix féminine chevrotante.

- … Tata ? Tu es revenue ? Demandais-je, les yeux collés aux paupières dans la direction de la voix.

- Je suis rentrée ce matin, viens m'aider avec les provisions avant qu'elles ne soient enfouies sous la neige.

En ouvrant les yeux, je constatais qu'elle était en train de se bander le bras au beau milieu de ma chambre, une large plaie béante et sanguinolente sur l'avant bras droit. Sa voix paraissait faible, comme si elle avait pleuré toute la nuit.

- Qu'est-ce qui t'es arrivé ? Pourquoi tu ne demandes pas à papa, il doit être réveillé à cette heure-ci. Pourquoi ton bras saigne ?

- Ton père ? Il n'est pas à la maison encore, j'imagine qu'il a passé la soirée avec ses amis à boire comme un trou, soupira-t-elle en évitant ma question, clairement au bord des larmes.

- Quoi ? Non, il était avec toi hier soir.

Si elle ne souhaitait pas parler, je n'allais pas la forcer. Peut-être qu'elle s'était simplement blessée sur la route. Avec toute cette neige, un accident est vite arrivé, et sa fierté en avait sûrement pris un coup.

- Ewevs, réfléchis un peu, j'étais à plusieurs kilomètres d'ici.

- Si tu n'es pas rentrée hier soir, avec qui il est parti cette nuit ?

- Je ne l'ai pas vu dans les environs ni dans l'atelier, il reviendra quand il reviendra. Bref, viens m'aider, tout de suite, m'ordonna-t-elle.

Je la suivais à l'extérieur, elle était vraiment énervée. Je ne savais pas ce qu'il lui était arrivé mais elle n'était clairement pas dans son assiette.

Son chariot débordait de sacs, notre ville n'était pas le meilleur endroit pour s'approvisionner sur le long terme, il fallait donc faire un voyage d'un jour ou deux pour rejoindre la cité la plus proche. Nous passâmes une longue demi-heure à décharger l'intégralité du chariot, et pendant ce temps, mon père n'était toujours pas rentré. Peut-être était-il revenu se coucher dans la nuit et reparti à l'aube. Si c'était le cas, on allait pas le voir avant de longues heures encore.

Je partais rendre visite à Rinsula et Elligatia leur demander si elles avaient vu mon père, j'avais eu peu de contact avec mes cousines depuis toujours, mais depuis la mort de leur mère, qui n'était déjà plus très jeune à leur naissance, nous avions renoués les liens. Ma tante les invitait souvent à manger chez nous mais mon père ne discutait qu'avec leur père, Arnau.

Mes cousines avaient l'air plus adultes que moi dorénavant, même si Rin était la plus jeune de la famille, elle s'était embelli en dix ans, elle ressemblait de plus en plus à ma mère, le visage très fin, tout comme sa sœur Elli, cependant elle avait un visage un peu plus rond qui s'accordait incroyablement bien avec ses boucles noires. Il me semble même que Russell n'était pas complètement désintéressé, je savais qu'il l'observait souvent depuis le grenier de l'orphelinat quand elle sortait.

Leur maison se trouvait en bas de la montagne, proche du lac, une grande bâtisse de trois étages qui ne servaient pas à grand-chose à part servir de rangement d'héritages familiaux inutiles. Rinsula m'avait vu approcher à travers la fenêtre et vint me saluer.

- Ewevs, devine quoi ! me dit-elle toute joyeuse.

- Qu'est-ce qu'il y a ? Tu as encore fait une crasse à Elli ?

- Absolument pas, bouda-t-elle, le boulanger de la capitale a accepté de me prendre comme apprentie ! Je vais enfin partir de ce trou à rat qui n'apporte rien à ma vie ! Puis... depuis que maman est morte, il n'y a plus rien à faire à la maison. S'occuper d'elle me prenait toute la journée, mais depuis son décès, Elligatia veut tout faire pour la remplacer. Je pense que partir est la meilleure solution pour moi, et puis on commence à manquer d'argent, ce travail va être une aubaine pour moi !

- Au moins tu as la possibilité de le faire, moi je suis coincé ici pour élever de la ch- je veux dire des dragons.

- C'est sûr que c'est pas la joie non plus de ton côté, et Janos qui passe son temps à boire… Tous les soirs, on le voit courir à l'auberge, tu sais.

- Tous les soirs ? Tu l'as vu cette nuit ?

- Non, maintenant que tu le dis, il n'est pas passé. J'espère qu'il a enfin arrêté de picoler comme un trou.

- Ça fait mal d'entendre ça de mon propre père mais je peux malheureusement pas te donner tort…

- MAIS LAISSE-MOI M'EN OCCUPER BON SANG, NE TOUCHE À RIEN !

La voix d'Elligatia résonna dans tout le quartier, Rinsula se tourna vers moi après avoir été surprise par sa sœur.

- Bon, je vais rentrer, j'ai l'impression que ça chauffe à la maison. Papa va encore se prendre une claque si je ne les calme pas, expliqua-t-elle en me faisant un signe de la main.

Après ça, je ne savais pas trop où aller, s'il n'était pas allé en direction de l'auberge, je n'avais aucune idée d'où il pourrait être d'autre.

En remontant les escaliers qui menaient à la route principale, je croisais Owen, une jeune fille au teint pâle que je ne connaissais pas était accrochée à son bras. Ses joues creusées, ses cheveux blancs, les lèvres épaisses pâlottes et ses yeux vert d'eau lui donnaient un air maladif quoique plutôt jolie. Le village était assez petit, impossible de ne pas connaître qui que ce soit, surtout pas avec une apparence comme la sienne. Elle devait certainement venir de l'extérieur. Il lança un regard noir dans ma direction, il avait peur que je lui vole sa conquête ? Je ne lui avais rien fait… Ou alors il ne voulait pas que je m'approche d'elle… Owen agissait bizarrement depuis quelques temps, c'était sans doute à cause d'elle. On ne s'était jamais réconciliés de nos conflits d'enfants mais ce n'était pas une raison suffisante pour me dévisager de cette façon. J'hésitais à lui demander s'il avait rencontré mon père aujourd'hui, après tout il était encore tôt, il reviendra sûrement manger à la maison ce midi. Pas de quoi s'inquiéter. Mais je me demande à qui il parlait hier soir si ce n'était pas ma tante.

Grâce à la Chasse, la ville était devenue plus habitée, de nombreuses résidences avaient été construites sur les bordures de la forêt le long de la route, notre propriété n'était plus autant éloignée de toute civilisation, notre voisin le plus proche qui nous fournissait en bétail avait enfin pris sa retraite et ses petits-enfants étaient venus reprendre l'affaire à leur tour mais ils étaient aussi introvertis que leur prédécesseur. En passant devant chez eux, je me rendais compte qu'ils trimaient bien plus que le vieux Merald. Ils bêchaient le terrain enneigé comme si ça n'avait jamais été fait auparavant, pourtant je me souvenais clairement avoir vu des laitues y pousser un jour.

Après avoir dépassé leur maison, je décidais de passer par la forêt, cela faisait trop longtemps que je n'y avais pas fait de détour et en plein hiver, je doutais qu'il y ai âme qui vive rôdant entre les arbres… probablement. Prenons le risque ! Après tout, j'étais assez grand pour me débrouiller seul dorénavant. J'enjambais les buissons qui séparaient la route de la forêt, à première vue, les petites flaques de vase entre les troncs morts avaient gelées, j'allais pouvoir marcher dessus au lieu de les contourner en sautant de racine en racine et glisser sur la mousse, qui était couverte d'une fine couche de givre. La canopée était tellement dense que la neige n'atteignait pas le sol, seul le froid avait un impact sur ce lieu.

Au loin, j'aperçus un talus sombre et blanc, le givre n'était pas assez épais pour créer une couche aussi lumineuse et la mousse trop claire pour créer une masse noire. Je m'approchais furtivement, mes pas craquaient à la surface de la glace, si c'était une bête, les crépitements allaient la réveiller et irait soit me charger, soit s'enfuir, mais la curiosité l'emportait. Je voulais savoir de quelle espèce il s'agissait, je n'avais jamais vu ce genre de bête dans les parages. Peut-être un… non, je n'en avais aucune idée… Le loup semblait être la seule hypothèse qui me venait à l'esprit, mais la forme me paraissait bien trop grande pour en être un au fur et à mesure que j'avançais.

Alors que je m'approchais de la chose, j'étais certainement arrivé vers le centre de la forêt, je me rendis compte que ce n'était pas un animal, mais une personne, couchée sur le dos, je me redressais immédiatement et accélérait le pas pour m'empresser d'aller l'aider, mais ce qui me terrorisa le plus fut de reconnaître ses vêtements. C'était mon père. Le visage livide, les yeux partiellement ouverts. Je m'accroupissais à ses côtés pour vérifier ses signes vitaux comme ma tante m'avait appris. Rien. Je passais ma main plusieurs fois devant ses yeux qui me semblaient déjà éteins, il ne réagit pas une seule fois. Il était mort. Mon père était mort. Mais le pire dans tout ça, c'est que je ne sentait pas une seule larme me monter aux yeux ni couler sur mon visage, j'étais toujours en colère contre lui. Et maintenant... il était... Je reprenais mes esprits aussitôt, la chose qui l'avait tué devait encore être dans les parages. Est-ce que ce serait un de ces loups qui vivent dans le marais ? Je prenais son bras dans ma main, il était raide, il l'était depuis longtemps. Ma tante m'avait appris les différents stades du décès pour repérer les anomalies chez les dragonnets, mais je n'aurais jamais imaginé le faire sur humain. Encore moins ma propre famille. Que devais-je faire ? Aller chercher ma tante ? Le doyen ? Ramener le corps moi-même ? Le corps. L'idée de traîner le corps de mon propre père, rigide et froid dans l'herbe givrée me hérissait le poil sous le vent glacial qui traversait mes vêtements épais. Comment allait réagir tata ? Si je le ramenais tel quel, elle ferait une crise cardiaque sans aucun doute… Et je ne pouvais décemment pas le ramener en ville. Qu'est-ce que je devais faire ?! Récupérer un sac en lin assez grand pour un corps ? Le traîner sur une couchette jusqu'à l'orée ? Finalement, j'optais pour la solution qui me paraissait la plus répugnante, si je retournais chercher une paillasse, je risquerais de ne plus le retrouver en revenant. Je frottais vigoureusement ses manches pour les dégivrer car je ne pouvais pas me résoudre à l'attraper par les bras et au moment même où je soulevais son corps, un dreki s'enfuit de la jambe de son pantalon. Pris par surprise, je lâchais le corps d'un coup. Un sentiment d'angoisse et d'horreur me traversa en me disant que je lui avais sans aucun doute brisé les os. Je cherchais le dragon rampant, avec deux pattes et sa longue queue il ne devrait pas être difficile à retrouver mais il avait disparu de mon champ de vision aussi vite qu'il était apparu. Si c'était celui-ci qui était responsable de la mort de mon père, je devais redoubler d'attention pour ne pas me faire attaquer.

Je tirais son corps inerte une dernière fois malgré la douleur lancinante dans mon dos, j'avais parcouru moins de cinq-cent mètres mais les quatre-vingt kilos de mon père avait eu raison de mes bras désormais engourdis. J'attirais l'attention des deux propriétaires, au même moment je tombais sur mes fesses, exténué. Eux et moi, on ne se connaissait presque pas, néanmoins, j'avais conclus qu'il s'agissait de l'endroit le plus abordable à mes yeux.

- Il s'est fait mordre ? Demanda la jeune fermière d'une toute petite voix.

Son frère s'agenouilla près du corps à la recherche d'une blessure avant de se rendre compte de sa froideur.

- Non, il est mort, assura-t-il à sa sœur avant même que j'ai eu le temps de reprendre mon souffle.

- C'EST UN CADAVRE ?! TU AMÈNES UN CADAVRE DANS MON CHAMP ?! Hurla-t-elle d'une voix terriblement aiguë à plein poumons tout en reculant et en faisant des cercles de panique dans la neige.

- Dissilie, tu n'as même pas entendu ses explications, arrête de réagir au quart de tour, c'est pas la première fois qu'on voit un cadavre, reprocha-t-il, qu'est-ce qu'il s'est passé dans la forêt, voisin ?

- Je… je l'ai trouvé mort en milieu de la forêt, je ne savais pas où l'amener. Il y avait une bête et… Je ne pouvais décemment pas le mettre sous les yeux de ma tante. Elle aurait fait une attaque.

- D'accord, je comprends mais… Que veux-tu qu'on fasse ? C'est pas tous les jours qu'on a un mort dans le jardin à part les vaches qui se font manger par les loups.

- Vous pouvez appeler quelqu'un ? J'ai plus de forces…

- Je vais chercher l'incinérateur, ça ira plus vite. Tu n'aurais plus qu'à régler les papiers avec ta famille. Tu peux… euh, le recouvrir ? Ça me met très mal à l'aise.

- Je comprends, oui.

Tandis que nous recouvrions le corps d'un drap, Mazeq et moi, car il m'avait donné son nom entre-temps, le tirions vers le portail qu'ils avaient installé après le départ de leurs grands-parents.

- Ton père était malade ?

- Pas à ma connaissance, même s'il avait l'air assez abattu ces derniers temps.

- Mais, voisin, ça ne te fait rien de traîner son cadavre ? C'est assez… Même pour moi, ça change des bêtes, me confia-t-il.

- Disons qu'on s'est laissés sur une mauvaise discussion sur notre affaire, il euh… m'expliquait les ficelles du métier en profondeur mais sans te mentir, je trouve ça immoral…

- C'est sûr que tuer des bêtes pour le plaisir, je trouve ça cruel. Jamais je pourrais me résoudre à tuer mes brebis. Dissilie par contre…

Si seulement il savait.

- J'espère de tout cœur que ma tante tiendra le choc quand elle entendra la nouvelle… C'est pas tous les jours qu'on apprend la mort de son frère.

- Et toi alors ? T'es son fils, querelle ou non, tu devrais afficher un air triste en public, ça paraîtra louche si tu veux mon avis, assura-t-il.

- Les larmes finiront bien par sortir… Je crois. Mais, le fait qu'il soit mort de froid me rassure en un sens, avouais-je.

La personne en charge des morts, l'incinérateur, était arrivé avec son apprenti, le teint sombre entouré de barbe grise mal rasée. Il me présenta ses condoléances en retirant ce qui couvrait le visage de Janos. Il le connaissait bien après tout, grâce à la Chasse qu'il recevait plus d'argent qu'à n'importe quel moment de l'année.

Annoncer la mort de mon père à ma tante était la pire chose que j'ai jamais du faire. Elle était dévastée, je ne l'avais jamais vue dans un tel état. Je ne savais pas quoi faire pour la réconforter, je dansais maladroitement avec mes bras avant de m'agenouiller auprès d'elle et de l'étreindre le plus fort possible. Comme si au fond de moi, j'essayais d'étouffer ses sanglots avant qu'ils ne m'atteignent.

Le lendemain, l'incinérateur était venu nous rendre visite.

- Que le feu des Mères l'accompagne, salua-t-il.

- Merci, s'inclina tata en retour .

- Je viens vous prévenir que l'incinération est prête, mais j'ai également une autre « nouvelle » qui ne devrait pas vous plaire.

- Comment ça ? Intervenais-je.

- Suivez-moi, s'il vous plaît. J'aimerais vous montrer quelque chose dans mon atelier.

« Montrer quelque chose » ? Ça n'annonçait rien de bon. Nous nous dirigeâmes vers l'atelier. Une fois à l'intérieur, il proposa à ma tante un remontant avant de nous inviter dans l'arrière boutique. Lorsque nous franchîmes la porte, une odeur âcre s'insinua dans mon nez. L'air chaud léchait mon visage comme s'il n'attendait qu'à me brûler. Il souleva un tissu noir, révélant encore une fois, son corps.

- Voilà Janos, madame. En le préparant pour l'incinération, j'ai noté plusieurs blessures et d'os cassés.

- Donc il n'est pas mort de froid, affirmais-je le souffle court.

- Non, en effet, à moins qu'il se soit fracassé les côtes sur quelque chose, il y a peu de chances, ensuite, les engelures ont fini le travail. Il s'est certainement évanoui de douleur. Je ne suis pas médecin, je ne saurais pas vous dire avec exactitude ce qui l'a tué, mais je pense qu'il a été tabassé à mort, assura le vieil homme grisonnant en remettant le drap noir à sa place.

Je jetais un coup d'œil rapide à Seanna, elle avait les bras ballants, le regard fixé sur le corps de son frère.

- Qu'est-ce qu'on va faire sans lui, mon chéri… chuchota-t-elle pour elle-même.

Je remerciais l'Incinérateur pour son temps avant de repartir chez nous. Cette nuit-là, ma tante ne dormit pas et moi non plus. Je passais en revue tout ce que papa m'avait appris, tout assimiler, tout mémoriser. Il fallait que je me souvienne de tout. Pour ma tante. Puis, je me remémorais d'un détail, j'avais beau l'avoir évoqué, après la mort de mon père, je l'avais complètement oublié. Qui était cette personne de l'autre soir ? Pourquoi il était au milieu de nul part ? Est-ce que son agresseur l'avait traîné au centre de la forêt ? Est-ce qu'il était en train de rentrer à la maison ? Toutes ces questions sans réponses me taraudaient. Et le lendemain, on l'incinérerait. J'allais le voir pour la toute dernière fois sur un bûcher, brûler à petit feu, être réduit en cendres.

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