Imaginez-vous sur une route pierreuse en descendant d'une colline. Le paysage s'étale sous vos yeux mais vous êtes trop fatigué pour l'admirer. Vous ne pourriez voir de toute façon que de petits villages et quelques fermes, car le relief vous cache encore la capitale, toute proche, mais encore invisible.
Pourtant il faudrait que vous leviez la tête, car l'automne colore les vallons de rouges et d'ors magnifiques, piquetés çà et là de verts profonds. De grands cumulus roulent dans le ciel, sous lesquels parfois passe un escadron de canards.
Quelques champs occupent encore les agriculteurs, et les arbres tombent en prévision de l'hiver sous les coups des bûcherons.
Vous n'êtes pas seuls sur la route. Vous marchez, les
pieds fatigués, les épaules moulues par la besace, soufflant dans l'air qui se refroidit à l'approche du soir. Des charrettes à bras de toutes sortes, des carioles remplies de fruits tirées par un petit âne trottant avec vigueur, deux bœufs sages et solennels rentrant le dernier char à foin, quelques piétons pressés d'aller dîner vous ont dépassé depuis longtemps.
Soudain, alors que le crépuscule a vidé plus tôt que d'habitude les chemins, et que le brouillard a fini par avoir raison de votre bonne humeur, vous entendez derrière vous le fracas d'une voiture à cheval lancée à pleine vitesse. Un hennissement, et vous vous jetez sur le côté de peur d'être écrasé.
Le cocher grommela sur son siège.
« Que fait un manant sur les routes à cette heure ? Il encombre le passage et fait peur à mes chevaux. Il devrait être chez lui à manger une bonne soupe chaude. Ah ! j'aimerais que ça m'arrive. Pour l'instant, je n'ai en vue que les brimades du maître. Il va encore dire que je suis trop lent. Hé, je ne suis pas un magicien, moi !Comment je peux lui faire le trajet jusqu'à la capitale aussi vite ! il y a bien quinze lieues de mauvais chemin depuis la maison. Au lieu de me blâmer, il devrait faire réparer les chemins, tiens. Pour un ministre comme lui, ça devrait être dans ses cordes… Et puis pourquoi
n'habite-t-il pas dans la capitale comme tout le monde ?»
Sa tirade continua encore longtemps mais se perdit dans les bruits de cahotements des roues et de martellements des sabots.
Le cocher a pourtant intérêt à se dépêcher car c'est une affaire qui ne peut pas attendre. En effet monsieur le ministre de la Sécurité, Deor Quan Tarly de son nom, vient de recevoir par courrier d'État la nouvelle que l'impératrice - la belle Elia Tana qu'il avait un jour rêvé
d'épouser, mais l'empereur avait été plus chanceux que lui – était sur le point d'accoucher.
Quand il lut le message accroché à la patte du rapace venu du palais il fit la grimace. Il était alors dans sa maison de repos et il espérait pouvoir y passer plus de 24 heures libres de toute complication. Mais la politique ne l'entend pas ainsi. Malheureusement sa présence était obligatoire car un futur empereur ne peut pas naître sans être entouré de ses ministres. C'est pourquoi il s'était dépêché dans l'espoir d'arriver avant que l'événement se produise, et il n'y avait plus qu'à attendre la chance d'arriver à l'heure.
Quelques moments plus tard, la voiture entra avec fracas dans la cour du palais.
Un homme en descendit vêtu encore de ses vêtements décontractés et non de son attirail officiel. C'est un homme grand, l'air trop jeune pour être ministre. C'est le pouvoir des relations et de la haute naissance… Il n'a pas encore pris l'air rebutant des vieux politiques qui n'inspirent plus confiance, mais un air énergique et sympathique, accentué par son accoutrement bizarre : une sorte de robe de chambre en soie jaune, brodée au col et aux manches, protée sans chemise et serrée à la taille par une écharpe cramoisie à longues franges, sur un étrange pantalon vieux rose bouffant et serré aux chevilles, et des pantoufles vertes pour compléter son attirail.
Il se rua dans le palais laissant les gardes pantois et couru vers qui pourrait le renseigner sur ce qu'il se passait. Mais bizarrement on lui refusa les portes des appartements princiers alors qu'il aurait dû faire partie des témoins de la naissance et vérifier son authenticité. Il se demande alors pourquoi il est laissé à la porte. Peut-être l'impératrice a-t'elle du mal à mettre au monde ? Il espère ne pas avoir fait tout le chemin pour rien ; même si c'est son devoir il n'est pas du type à faire plus que ce qu'il a besoin.
Son visage sérieux commençait à monter une grimace à la fois inquiète et agacée ; lorsque tout à coup les portes de la chambre impériale s'ouvrirent pour lui permettre d'entrer. Avec lui entrèrent les cinq autres ministres eux aussi convié par courrier spécial. Avec soulagement et révérence il vit dans les bras de l'empereur un futur héritier. Au visage du monarque il vit tout de suite qu'il ne s'agissait pas d'une énième princesse : la lignée était assurée. Mais pourquoi n'ont ils pas pu entrer alors que l'accouchement s'était déjà passé avec succès ?
Un officier entra, les bras chargés de liasses de documents jaunis, certains enroulés et scellés de cires colorées, d'autres pressés dans un grand livre à la couverture d'un cuir noirci et lustré par l'âge, aux dorures passées. Les ministres s'approchèrent un à un à la table de l'antichambre où les papiers avaient été posés. Un édit devait être rédigé immédiatement pour annoncer la naissance d'un prince ; son nom devait être ajouté au registre de la famille impériale ; ses nombreux titres et biens, propriétés et droits devaient lui être choisis et officiellement accordés suivant l'exemple des anciennes générations… dont le titre de prince héritier, si l'empereur et ses ministres jugent que le pays demande d'avoir une telle figure pour s'assurer de la pérennité de la lignée… Toute la nuit se passerait en travail et discussion et Deor Quan Tarly soupira d'avance. Il aurait préféré que le prince naquit le matin d'un jour ouvrable.