webnovel

La fête du slip (est terminée)

 Ha putain ça y est ! C'est le grand jour, la fin de l'esclavage, le début du bonheur, la clef des champs, un ticket pour le paradis ! Aujourd'hui j'ai rendez-vous chez le notaire, pour la signature finale, le déménagement ultime, la sortie définitive... 

À 18 heures, avenue Bosquet... chez les bourges. L'acheteur un trentenaire en costard cravate, gringalet, genre saute-ruisseau de luxe, financier ou banquier s'offre pour la première fois et sans doute pour épater ses amis, un atelier reconverti en habitation, en loft qu'y disent... dans la rue la plus animée d'un des quartiers les plus branchés de Paris et le tout à prix d'or, plus d'un demi-million de roupies. Je vais enfin toucher le pactole, ça faisait 3 ou 4 ans que j'attendais ça ! Yes ! 

Quand je pense que je l'ai payé cinq fois moins cher à peine dix ans plus tôt, je me marre… Qu'est-ce qu'ils sont cons ces bobos ! 

Je m'aperçois néanmoins, en parcourant l'acte de vente que le mec en question, n'apporte que le dixième du prix de vente, pas si con le cravaté... et laissant à sa moitié, une p'tite blonde diaphane et bien silencieuse sur sa chaise, le soin de mettre cash, la moitié de la somme, le reste est à crédit, quelle élégance dans la finance… 

Dans le bureau sombre et sinistre une clerc de notaire encore jeune, mais déjà coincée entre deux âges et sans doute deux dépressions nous donne lecture de l'acte. La pauvre fille débite ses articles sans intérêts. Ayant déjà perdu le fil, n'écoutant plus, je regarde par la fenêtre la pluie et la nuit qui ne cessent de tomber. 

Moi, je me rêvais déjà… sous les cocotiers. Les doigts de pieds en éventail, les mains prises par un verre de rhum ou une brochette de poisson grillé. Je n'en avais vraiment rien à foutre de leurs conneries administratives. J'attendais le chèque... point barre. 

L'autre zombie de secrétaire améliorée, semble enfin au bout de son assommante lecture. Je ne suis plus maintenant qu'à dix minutes du bonheur, à la fin de quinze ans de travaux forcés et sans le vouloir je me rappelle toutes les péripéties qui m'ont conduites jusqu'ici... mes premiers boulots, l'informatique, la com', la mode, le design... toutes ces années à trimer comme un con pour pouvoir survivre. Me loger, manger, me taper des cinés aux films déprimants, de mauvais restos et des verres à prix d'or, uniquement pour baiser, le plus souvent et le plus de meufs possible et encore avec un préservatif... tristes relations plastifiées. Et puis partir en vacances... juste trois semaines par an, mais le plus loin possible pour rendre envieuses les copines, avant de reprendre le collier pour une année entière... l'esclavage moderne quoi, la solitude en plus grâce à ces grandes avancées technologiques que sont l'informatique et la contraception... 

Des heures, des mois et des années passés devant un écran à tapiner sur des touches, à prostituer mon temps de vie pour payer des factures et des impôts... banalité absurde d'une vie quotidienne bien réglée, un avant-goût de la mort... en bureau climatisé.

Et puis sinon la seule chose intelligente que j'ai faite, à trente ans, l'achat de cet atelier, dans cette rue, grâce à des potes, par le bouche-à-oreille du quartier... j'habitais déjà dans le coin à l'époque, sans me douter un seul instant, que durant les dix années suivantes, les prix de l'immobilier parisien allaient s'envoler...

Atelier, que j'ai donc acheté à une dame qui venait d'en hériter de sa pauvre mère, une Rothschild quand même... mais la branche pauvre sans doute, vu l'état dans lequel il était. Le vendeur de journaux de la rue, qui venait culbuter la vieille dans la maison, m'apprit plus tard qu'elle était morte ici même, charmant... et puis mon installation avec un chat et ma copine de l'époque, mon premier chat... 

Tiens ! je crois qu'on me parle. retour dans le bureau notarial... Pardon, oui ? Signer ? là bien… parapher... où ici ? Mes initiales ? d'accord… Sur toutes les pages ? Ok... je m'exécute le plus rapidement possible... 

Ce n'est plus tellement à cause du chèque que je me dépêche, mais surtout pour sortir de ce bureau sans âme qui me rappelle toutes ces années passées à me morfondre dans des lieux semblables et aussi parce que j'ai toujours cette putain envie de fumer qui ne me lâche plus... jamais.

Enfin, l'autre pouf' me tend son chèque ! Mon chèque ! Seulement, je m'aperçois que la banque en a retenu une bonne partie... pour remboursement anticipé qu'ils appellent ça... Je calcule instantanément qu'en dix ans... ils ont finalement touché plus de deux fois la somme qu'ils m'ont prêtée… Quelle bande de fumiers ces banquiers…

Sans sourciller mais néanmoins assez satisfait... j'enfouis le chèque au fond de ma veste. Bienvenue à boboland et merci pour tout, mais maintenant j'me casse... je vous ai tous assez vu... Je prends congé de façon supersonique et au revoir m'sieurs dames… Adieu oui ! 

Ces gens représentent pour moi tout ce que je déteste... tout ce que je fuis désormais... La (petite) bourgeoisie en permanence dans l'apparence, dans la représentation pathétique et ringarde d'une pseudo appartenance sociale, dans l'idée obsessionnelle qu'elle doit se faire de la réussite... Ces bobos bêlants qui se veulent modernes, mais qui reproduisent en fait, les pires schémas conformistes de leurs grands-parents. 

Ils sont en réalité bien pire que ces familles 'catho tradi', très comme il faut, que l'on croise parfois dans les rues, bien peignées, bien garées dans leurs voitures, attendant au garde-à-vous, immobiles, dans leurs breaks marrons, l'heure précise de l'invitation. Prêts à s'emmerder des plombes dans leurs caisses de merde, plutôt que d'arriver en avance ou pire en retard chez leurs amis. Cette petite bourgeoisie étriquée présente déjà un bon niveau de connerie... Un beau sommet de soumission aux conventions... mais les autres là, ces nouveaux bobos, qui se prennent pour des rebelles tout en tolérant les pires conneries progressistes dépassent toutes les limites de la tartuferie... et je ne veux plus JAMAIS en entendre parler...

Bref, je les plantai là et je rentrai, non pas chez moi, je n'en avais plus mais chez mes parents, en banlieue. Plus de quinze ans après mon envol fastidieux du nid familial. Ouvertement ravi, je montrai le chèque à mon père... Il le prit, le garda longuement entre ses doigts mais me le rendit sans un mot... L'argent, mon Pater l'avait toujours flambé, comme toujours chez les gens nés blindés ou ceux qui ont tout perdu. Il avait vécu les deux… mais s'en était finalement très bien tiré. Il me demanda seulement, ce que je comptais faire désormais.

Voyager bien sûr, prendre quelques mois de vacances... avant de revenir travailler. Cette réponse faite du tac au tac et seulement pour le rassurer, n'était pas vraiment exacte. La première partie l'était, voyager... mais la seconde, revenir travailler... je n'y songeais pas sérieusement une seconde et sans plus de questions de sa part, nous passons à table.

Les fêtes de fin d'année approchaient et je ne pouvais partir immédiatement... être absent à Noël à moins d'être mort, seule raison valable validée par la famille... n'était pas envisageable. Par ailleurs, j'avais encore quelques contrats à boucler avant de liquider tout à fait ma désormais ancienne activité professionnelle, de graphiste indépendant.

Je restai donc quelques semaines supplémentaires à Paris et pour la première fois de ma vie... je n'étais pas obligé de regarder à la dépense... j'invitai tout ce que j'avais comme amis au bistrot, au resto et à d'autres réjouissances noctambules parisiennes moins avouables...

L'hiver et la nouvelle année arrivèrent... les fiestas redoublèrent... je ne sortis du long tunnel des réjouissances hivernales que vers la fin janvier... par un cas de force majeure... une alarme préventive, un épisode prémonitoire... ?

Habitué depuis peu à rentrer en voiture... tard et souvent alcoolisé chez mes parents, il arriva ce qui devait arriver... Après une soirée mémorable avec un pote, à picoler dans tous les rades du Marais, je rentre en banlieue au milieu de la nuit, par l'autoroute A6... Soudain un grand boum... je me réveille en sursaut, j'ai tapé... tout l'coté droit enfoncé, les pneus explosés... immobilisé contre la barrière de sécurité et complètement torché j'arrête le moteur de la voiture...

Sous l'emprise de l'alcool et d'une belle frayeur, je réalise que je me suis endormi... je ne me souviens même pas d'avoir pris le volant... je descends dans le froid glacial et j'essaie au travers des brumes éthyliques de faire le point sur la situation... deux pneus foutus... il y en a un de rechange dans le coffre... et je ne dois plus être qu'à une dizaine de kilomètres de chez mes parents... je peux donc essayer de rentrer doucement sur trois roues... Accroupi alors au bord de l'autoroute en pleine obscurité, je me mets à démonter un premier pneu... en mode survie... automatique...

À peine le cric en place et le premier boulon enlevé, qu'une violente lumière écarlate vient se refléter sur la carrosserie de ma caisse et m'aveugler... surpris, je réalise qu'une voiture de police vient juste de se garer derrière ma bagnole... Hé merde…

- Bonsoir M'sieur, qu'est-ce qui vous arrive ?

Tiens ? ils sont polis... je feins donc la crevaison ordinaire... ils ne devraient pas trop voir mon état éthylique dans la nuit... un des flics oriente sa lampe vers ma voiture...

- Mais vous avez les deux pneus crevés M'sieur ! Vous pouvez pas repartir comme ça ! C'est dangereux... Montez dans le fourgon... ce sera plus prudent... 

Je monte dans le fourgon, la lumière crue ne tarde pas à trahir mon état… malgré mes dénégations ils me demandent aussi sec mes papiers et de souffler dans le ballon... 

Décomposé à l'idée de perdre mon permis de conduire au moment même où j'arrête de bosser pour voyager... je souffle dans leur éthylo avec la certitude de ne pas pouvoir échapper au retrait de permis, à la cellule de dégrisement et à l'opprobre familial et judiciaire... 

Mais Miracle ! ou presque... vu la mauvaise volonté que je mets à souffler dans l'appareil... il ne fonctionne pas. Les quatre agents de police, plutôt débonnaires à cette heure tardive m'emmènent directement au poste, où nous trouverons me disent-ils, une machine en état de mesurer mon taux d'alcoolémie... Nous laissons alors ma voiture, une vieille Fiat pourrie, au bord de l'autoroute dans la nuit triste et froide...

Dans le fourgon, tout en essayant de fuir les regards directs, je sociabilise sur le ton de la plaisanterie... Autant que possible, je tente de soutenir une conversation normale... sans en faire trop ce qui, compte tenu de mon état, n'est pas gagné... 

Arrivés au poste où je suis sûr de passer la nuit, les flics toujours aussi prévenants me posent devant une énorme machine qui me paraît infaillible et dans laquelle je vais devoir souffler. Je m'exécute... toujours persuadé d'avoir de toutes façons à la fin, à enlever mes lacets... je tente discrètement la méthode classique, d'aspiration d'air sain par le nez, avant de le souffler par la bouche, et là... la machine fonctionne, le chiffre de 0,76 s'affiche... ignorant sa signification exacte je regarde d'un air interrogateur le flic à côté de moi... il s'exclame brusquement et me reproche d'avoir menti, d'avoir nié que j'ai trop bu... je fais profil bas, garde le silence... et le CRS s'éloigne vers ses collègues...

Quelques instants plus tard il revient dans la pièce... moi, j'attendais stoïque la sentence, prêt à présenter mes poignets... pourtant le flic m'annonce qu'ils m'appellent un taxi si je règle immédiatement 90 euros... en liquide... et sans même me retirer mon permis de conduire ! je retins ma surprise ! Trop content d'échapper à une nuit en cabane, j'accepte immédiatement et avec la meilleure volonté du monde ! À peine le temps de passer au distributeur, et de remettre la somme convenue aux agents, un taxi m'attend pour rentrer chez moi... ouf... Je dois avoir un ange gardien...

Le lendemain, je revins à ce poste de police de la route et récupérai mes clefs de bagnole et mon permis. Le chef des flics, blanchi sous le harnais de son uniforme me sermonna étrangement, non pas sur l'alcool, mais sur l'état lamentable de mon permis de conduire... il fallait que je m'en fasse faire un nouveau... plastifié au format carte de visite. Derrière lui, un jeune motard me fit signe de m'en foutre... Assurément, je les trouvais très sympas ces CRS ! Je leur souris et les remerciai franchement et j'allai dans la foulée récupérer ma voiture mise à l'écart chez un dépanneur. Grâce à ma chère petite sœur Marie que j'avais obligée à me conduire, j'avais apporté une seconde roue de secours. Je changeai les deux pneus et rentrai à vitesse réduite à la maison, je respirais de nouveau. C'était terminé. Cette histoire m'avait quand même coûté près de cinq cents balles, mais heureusement sans séquelles physiques ni administratives... je sentais que la voiture était foutue... la direction déconnait... de toute façon, je voulais en changer... c'était l'occase... 

Je passai, autant que faire se peut, cette péripétie sous silence... Heureusement mes parents étaient partis dans le Sud... mais j'étais quand même un tantinet ébranlé par l'événement. Je décidai alors de réagir, de sortir de cette léthargie festive qui commençait à bien entamer mon nouveau capital... Il fallait que je fasse ce que j'avais dit, arrêter de picoler, de faire la fête... Voyager quoi merde ! C'était quand même bien pour cela que j'avais vendu ma baraque... 

Bien décidé à partir, je passai les journées suivantes sur des sites de billets d'avion, à chercher une destination lointaine pour oublier mes tracas autoroutiers... Tiens pourquoi pas Saint-Martin, ou Cuba ou bien l'île de La Réunion, le soleil et la mer, la destination rêvée pour oublier l'hiver... En fait rien ne me branchait vraiment, je crois que je n'avais pas envie de partir seul.

Emmener une fille ? On n'emmène pas de saucisse à Francfort ou une rose sur la Loire, comme dit l'autre dans les films… J'allais pas partir dans un endroit paradisiaque sans avoir la possibilité de goûter aux beautés locales, hors de question... il ne me restait plus qu'à partir avec un pote...

Le soir même, j'avais une soirée, l'anniversaire d'un pote, un breton, Pierre dit Pedro, un vieux copain du rugby du Stade Français. C'était le moment parfait pour lui faire un beau cadeau et d'ailleurs n'avait-il pas un de ses amis installé à La Réunion ? Édouard dit Doudou, moniteur de parapente à la sauce hippie attardé qui nous avait, lors de ses passages à Paris, plusieurs fois proposé de venir le voir dans son île...

Ça m'avait paru une bonne idée, trois semaines à se dorer la pilule, dans l'Océan Indien, un programme de rêve... Entre terre et mer, volcans et lagons, parapente, farniente et rhum à volonté ! 

Allez, c'était décidé ! J'achetai dans la seconde qui suivit deux billets d'avion... Mon premier gros achat, trois mois après avoir changé ma carte bleue de base en une belle carte Gold Premier de jeune quadra successful... fierté mal placée ou pas quel pied d'avoir une carte de crédit qui marche à volonté ! 

Le soir même, j'offrais le billet à mon pote. Il était sur le cul. Il avait l'air à la fois hyper surpris et ravi... on se connaissait pourtant déjà depuis plus de vingt ans mais il était scotché que je puisse lui offrir un si gros cadeau et il en rêvait depuis longtemps de partir voir Doudou, dans les îles... Ils étaient potes d'enfance, de Bretagne, où Doudou s'amusait déjà à sauter d'un pont encordé et une planche de surf aux pieds... avant de surfer en plein milieu du courant violent de la marée, bref, un casse-cou instable, père de trois gamins de trois mères différentes et devenu sur le tard prof de parapente mais sympathique au demeurant.

Dès le lendemain, nous l'appelons. Il nous offre tout de suite de nous héberger dans sa case, comme l'on appelle les maisons là-bas. Il nous la laissera d'ailleurs d'autant plus facilement, qu'il habite depuis un moment chez sa nouvelle copine... 

C'était parfait, nous étions à J-10, juste le temps de préparer le départ. La Réunion, c'est la France, donc pas besoin de passeport ou de visa. Pedro, toujours perfectionniste, se démenait pour préparer ses affaires, nouvelles chaussures, nouveau maillot de bain, un véritable athlète d'un quintal en devenir... il prévoyait aussi toutes sortes d'activités, bien décidé à ce que ces trois semaines de vacances, lui fassent perdre une bonne quinzaine de ses kilos superflus... 

Le jour du départ, nous nous retrouvons à Orly, prêts à embarquer pour l'aventure. Nous sommes heureux de quitter Paris en ce mois de février froid et gris, pour rejoindre dans quelques heures, l'hémisphère austral qui lui, ne me demandez pas pourquoi, est au début de l'été.

Quelques minutes avant le décollage, nous étions encore au bistrot à nous réjouir de passer trois semaines à bien rigoler mais avec aussi cette légère appréhension du départ...

Il faut dire que l'Édouard n'était, paraît-il, pas toujours très fiable... et faisait même parfois à peu près n'importe quoi... Pedro me raconta qu'un jour il l'avait rejoint au ski... mais Doudou l'avait planté à la dernière minute, pour rejoindre une nana quelconque dans un autre bled... à deux cents bornes de là... et avait alors largué Pedro comme un con le jour même de son anniversaire... Ça faisait déjà bien quatre ou cinq ans, mais Pedro en était encore malade... fallait le comprendre... voir son pote se tirer pour une greluche alors que lui avait fait cinq cents bornes pour venir le voir... De toute évidence, il nous fallait éviter à tout prix les conneries de ce genre, de nous engueuler.

21 heures et des brouettes, nous décollons... le vol de 12 ou 13 heures, se déroule sans problèmes, l'avion, en ce mois de février n'est pas totalement bondé et j'avais réservé des sièges au fond à l'écart de la foule des passagers...

Entre les mini-bouteilles de bordeaux, ma cigarette électronique, la lecture du manuel de mon nouvel appareil photo, le guide de La Réunion, et l'écran interactif flambant neuf du siège long-courrier, j'avais de quoi combler pas mal de temps et mon appréhension de la longueur du vol fut vite dissipée... 

Grâce au pinard à volonté, les douze premières heures passèrent en un clin d'œil et je passai la dernière, le lendemain matin, le nez collé au hublot, un peu saoul et mélancolique, à admirer pour la première fois, au travers des nuées célestes ce vaste et mystérieux océan Indien dont les reflets azurés semblaient s'unir au ciel céruléen... Ça y était mon coco, encore bourré ou pas, t'es bel et bien parti !

II

 Nous atterrissons enfin sur l'île Bourbon, l'ancien nom royal de La Réunion et je découvre en descendant sur la piste et en même temps qu'une chaleur écrasante le nom de l'aéroport : Roland-Garros. Ça me rappela bêtement la porte de Saint-Cloud pourtant à 12.000 kilomètres de là. J'ignorais que ce célèbre aviateur, rugbyman et tennisman des années folles, héros du Stade Français et de la Première Guerre mondiale était né ici. D'ailleurs tout ici rappelle la France, la langue, la signalisation, les pub, les uniformes… bonjour le dépaysement ! Mais juste après avoir récupéré nos bagages nous sortons sans attendre et sans même passer par la douane, de la zone d'arrivée. Vive la France d'Outre-mer…

Édouard nous accueille à bras ouverts dans le grand hall de l'aéroport. Il a pris son après-midi et la voiture de sa nouvelle copine, pour venir gentiment nous chercher. Après de chaudes mais viriles effusions, nous convenons de concert de partir au premier bistrot venu, boire quelques verres, histoire de fêter dignement ces joyeuses retrouvailles...

Passer de 5 à 35 degrés en l'espace d'une nuit à picoler à 10 000 mètres d'altitude nous laisse quand même un tantinet amorphes… Même à l'ombre dans la voiture l'air chaud nous étouffe, mais une fois au bar et dès la première gorgée de bière avalée, les rires reviennent et peu après la troisième ou quatrième tournée, nous reprenons bien ragaillardis, la route à destination de Saint-Leu, là où habite Doudou.

Entre la chaleur moite qui engourdit nos corps et la bière nos sens, cette transition un peu brutale entre Paris et sa grisaille et cet écrin vert et bleu écrasé de soleil produit sur nous peu à peu une sensation irréelle et sidérante. 

Après quelques kilomètres, sur une route à mi-hauteur des montagnes; l'île est toute en pentes et n'est qu'un gigantesque volcan sorti tout droit de l'eau; un décor paradisiaque défile sous nos yeux. 

Nous restons sans voix et admirons émerveillés tout au long du trajet, sous un ciel magnifique piqué de seulement quelques nuages blancs, une terre à la végétation tropicale et une mer aux lagons turquoises sur un fond d'océan omniprésent et démesuré…

Peu après, nous arrivons au lieu-dit des Colimaçons, à la fameuse case à Doudou, au bout d'un chemin creux. Nous nous garons en contrebas de la baraque, à laquelle on accède par un sentier montant et boueux, long d'une dizaine de mètres. 

Doudou grimpe le premier en disparaissant entre deux rangées d'une végétation luxuriante laissée à l'abandon. Nous le suivons en écartant prudemment ces feuillages exotiques avant de le rejoindre sur une terrasse couverte de tôle ondulée… 

Une grande table ronde occupe l'essentiel de l'espace, recouverte d'une toile cirée jaune sale, ornée de petites îles de la Réunion dessinées. Deux mauvaises chaises et un fauteuil en osier bancal, complètent ce pauvre tableau. Mais ce qui rattrape le tout, c'est entre deux palmiers, la vue plongeante sur l'océan à quelques centaines de mètres à peine.

La maison elle-même, enfin… la case, ce nom est en effet bien plus approprié, sans portes ni fenêtres, est construite en bois, sans doute de récupération et ne comporte à part l'électricité, aucun équipement moderne. 

Sur un des côtés de la terrasse, sous un grand volet de bois remonté un long plan de travail s'étendait et ouvrait sur la cuisine constituée d'un vieux frigo rouillé et d'un évier encombré de vaisselle sale.

En arrière de cette « cuisine » Doudou nous désigna les couchages possibles, le sien, en hauteur et un lit d'appoint... presque à même le sol, un véritable grabat d'à peine quinze centimètres de haut. Le tout au milieu de sacs de parapentes et d'un fouillis de cordes, de bouts de toiles, de débris en tous genre... bref, un bordel sans nom dans une putain de cabane ouverte à tous les vents !

La salle de bain seconde et dernière pièce au fond de la case, était comme le reste et le propriétaire de l'endroit... tout simplement défoncée. Du faux plafond au plancher, tout était ouvert sur la végétation extérieure. Les murs lézardés laissaient des branches entières pénétrer à l'intérieur... Un lavabo encrassé sous un miroir cassé, un chiotte écœurant et une baignoire rouillée hors d'âge, tous disloqués, semblaient vouloir fuir cet enfer vert… un véritable bidonville en pleine jungle…

Le silence et un gros doute vinrent planer haut-dessus de nous, dans quelle galère nous étions-nous embarqués ? Nous ne nous attendions pas à un appartement modèle, nous connaissions notre ami, mais quand même... à ce point ! Malgré tout, nous posons nos sacs, le rhum «Charrette» déjà sur la table et la vue magique sur l'océan nous décida. 

Je laissai à Pedro, le lit double en hauteur, par bonté d'âme et sans doute par un sentiment de culpabilité de l'avoir embarqué là-dedans et de l'obliger à dormir dans un taudis pareil. C'était mon idée, c'était à moi d'assumer les inconvénients. Je me contenterai donc du lit de fortune qui s'offrait à mes pieds.

Nous faisons maintenant connaissance des habitants de la maison, une chatte, pleine mais efflanquée se repose sur le fauteuil branlant de la terrasse, son poil hésite entre le gris sale et le beige douteux… Un autre chat, plus jeune mais de la même couleur, mâle celui-là, se balade entre nos jambes et s'affale près du premier, sur le dos, les pattes en l'air. On les dirait siamois, c'était son fils nous renseigna Édouard… 

Les autres résidents, et c'est là que j'ai quand même vraiment failli repartir direct vers le premier hôtel venu, étaient au choix d'énormes araignées velues de l'envergure d'une main, des cafards gros comme le pouce, des scolopendres noirs et brillants de vingt centimètres de long et toute une colonie de différents insectes volants, grouillants, répugnants, à faire fuir tout citadin normalement constitué... 

Bien qu'arachnophobe, je me résolus à faire contre mauvaise fortune bon cœur et tout en maudissant Doudou pour son niveau déplorable de tolérance à l'inconfort... je prenais en compte sa générosité de nous recevoir, de nous mettre gracieusement sa "maison" à disposition pendant trois semaines...

Alors que nous goutions au rhum, assis sur la terrasse, que j'oubliais à peine ces monstres disgracieux, les derniers convives se présentèrent : les moustiques. Nous nous donnons des baffes à tour de bras sur les mollets, mais en vain, et comme nous ne sommes vaccinés contre rien, ni la malaria, ni la dengue ou le chikungu-machin-truc, nous fonçons sur la seule chose que nous ayons prévu, nos sprays anti-moustiques…

Nous laissons nos verres et nos affaires et partons faire quelques courses à Saint-Leu. Doudou nous fait faire le tour de ce village côtier. Une rue principale, une promenade en bord de mer et c'est tout... Vers dix-sept heures, le soleil descend déjà à l'horizon et nous allons alors rapidement faire le plein d'alcool et de bouffe au supermarché du coin, juste avant la nuit.

De retour sur la terrasse, la première soirée est tranquille, les moustiques se sont calmés et Doudou a fait venir sa copine infirmière et ses copines… pas top…

Les présentations faites, le soleil couché et l'apéro bien bien entamé, nous décidons d'aller dîner tous ensemble, dans un resto de bord de mer, les pieds dans le sable, exactement comme dans mon rêve chez le notaire...

Dans la moiteur du soir, une fois le repas de poisson grillé terminé, les lumières multicolores du restaurant de plage allumées, la musique discrète, le ressac de la mer sur le rivage, la fatigue du voyage et surtout, tout le rhum avalé m'enveloppent dans une douce torpeur. Je me sens bien, enfin…

Le lendemain matin et malgré l'alcool de la veille, nous nous réveillons frais et dispo, motivés à bloc. Notre première mission de la matinée est de louer une voiture, pour rendre à Doudou sa liberté, qu'il n'ait plus à nous trimballer partout en permanence. 

Nous en trouvons une rapidement grâce à un de ses potes... une vieille guimbarde sans clim, mais suffisante pour nous balader sur l'île... Le contrat conclu, nous rejoignons Doudou sur son lieu de travail, le terrain de décollage des parapentes dans les hauts de Saint-Leu à 800 mètres d'altitude. De là, le panorama sur l'océan est grandiose... Nous observons les préparatifs des parapentistes, les départs se succèdent…

Voir tous ces gens s'élancer dans le vide simplement soutenus par quelques mètres carrés de tissu... m'attire et me repousse à la fois. D'un côté le vertige mais de l'autre l'envol dans un décor paradisiaque. Doudou me demande si j'ai envie d'essayer... j'accepte bien sûr mais non sans quelque inquiétude…

Je le regarde étendre sa voile au sol, mettre en ordre les suspentes... il a l'air de savoir ce qu'il fait, il était bien officiellement moniteur après tout, mais d'un coup je me remémore ses exploits, et je le revois à Paris... trois ou quatre ans auparavant, engoncé dans un corset. Il sortait de 3 mois d'hosto car il s'était crashé en parapente à un concours d'acrobatie quelques mois plus tôt. Il avait raté un looping... mais fort heureusement au-dessus de l'eau. Sa colonne vertébrale avait morflée, mais il avait eu de la chance, la moelle épinière avait été épargnée... 

Moyennement rassuré, je m'équipe quand même... un harnais, un casque et je suis paré. Il m'explique la procédure et courons à peine quelques mètres dans la pente et décollons d'un coup... et là calé dans mon siège, c'est le bonheur... une sensation longtemps rêvée depuis l'enfance, ressentir enfin ce que les oiseaux font chaque jour, voler, planer, en plein ciel, doucement et en silence. Je voyais la terre, les gens les maisons et les jardins de haut et bientôt les plages, les palmiers, le lagon, le récif, l'océan et même me sembla-t-il à l'horizon, la courbure de la terre… 

Cette machine volante par son absence de moteur et de bruit est réellement prodigieuse de simplicité, d'ingéniosité et finalement pleine de poésie. Ce sentiment de liberté totale dans les trois dimensions est unique, une expérience ultime… à la Jonathan Livingston... ce goéland allant toujours plus haut, seul... là où semble résider la vraie liberté, le bonheur simple d'aller où on veut quand on veut, à l'écart de la foule, un peu ce que je vivais depuis mon départ de Paris, libéré des factures et des impôts, de ces putains de chaînes du monde dit civilisé... 

Peu après, nous atterrissons au bord de mer, sans problème, beaucoup moins violemment que je l'imaginais, juste comme si l'on descendait d'un métro encore en marche. Je remercie Doudou et je n'ai qu'une envie, c'est de recommencer. C'est trop court, à peine quinze à vingt minutes de vol... Nous rangeons la voile et retrouvons Pedro descendu à l'atterrissage, la prochaine fois ce sera son tour... 

Le moral est au beau fixe et nous sommes ravis de cette première matinée, Doudou nous propose de voler à nouveau dans l'après-midi. Nous mangeons rapidement à Saint-Leu dans un petit resto du coin où tout est à base de poisson et de jus de fruits frais. Les patrons sont des métropolitains récemment établis, des z'oreilles, comme on les appelle ici. Nous sympathisons.

Après déjeuner, Doudou nous annonce avoir trouvé ce que nous lui avions demandé dès notre arrivée… Super, le Dieu des rastas est avec nous… Nous partons alors à la rencontre du fournisseur. Après une bonne trotte en voiture en pleine campagne, nous arrivons au milieu de... rien, à mi-pente du volcan, on est toujours à mi-pente sur cette île et dans un labyrinthe de routes qui toutes semblables, où la végétation mange tout le relief. 

Doudou trouve enfin le lieu du rendez-vous et se gare. Il passe un coup de fil et peu après un gars, sorti de nulle part, arrive jusqu'à nous. Il déballe d'un vieux papier journal, des branches vertes séchées, que je reconnais immédiatement comme de l'herbe locale, du zamal comme on l'appelle par ici. Nous achetons le tout. Le gars, un bon créole du coin, pas bavard, fait la gueule mais empoche le fric, nous salue rapidement et disparaît en un instant dans les herbes géantes.

Nous roulons aussitôt après, face à la mer, un bon gros joint de trois feuilles, pur... Ça nous change du shit parisien. La claque ! Assis à contempler le panorama, nous nous passons le joint à tour de rôle, nous rions pour un rien, l'effet de l'herbe est bien le même partout mais pas souvent en ayant l'océan sous les yeux...

Complètement stones, nous refaisons un tarpé pendant que Doudou inspecte les alentours... il connaît un décollage pas loin, nous y allons et découvrons une piste d'envol déserte mais matérialisée par un gros tissu bleu posé à même la pente, qui permet de courir pour décoller sans trébucher. 

Doudou propose à Pedro de voler à son tour en tandem. Il ne sait pas exactement où se poser à l'arrivée, mais pense pouvoir quand même trouver un spot pour l'atterrissage... Pedro accepte. Moi, je dois prendre la voiture et tâcher de les retrouver en contrebas entre les marais et le rivage... Je n'ai pas encore conduit sur place et ne connais rien du coin. Ça va être un bon jeu de pistes, super...

Ils se préparent, étendent la voile, se harnachent et décollent... plus ou moins légèrement. Les cent kilos de Pedro faisant dangereusement tanguer l'ensemble. 

Je les regarde quelques minutes voler au-dessus des ravines... Devant eux, toujours l'océan… cette omniprésente et colossale masse d'eau salée, débutant par le lagon, la barrière de corail et puis au-delà, des vagues à perte de vue, une mer démesurée en perpétuel mouvement, où à l'horizon, des massifs entiers de nuages semblent s'y noyer.

Je pars et suis vite complètement paumé. Ces routes étroites et sinueuses aux profonds bas-côtés font peur... Je roule lentement et malgré les deux ou trois indications de Doudou je me perds encore... Je tourne et retourne, demande mon chemin et arrive enfin dans la commune convenue et je trouve enfin la zone où doudou pensait atterrir. J'ouvre la fenêtre pour essayer de les repérer quand soudain j'entends un éclat de voix que je connais bien, caractéristique du Pedro pas content. Je fais demi-tour et Doudou apparaît. Je m'arrête…

Il m'explique en hâte qu'ils se sont plantés à l'atterrissage, que Pedro est immobilisé, un pied en vrac. Je descends et suis Édouard. Nous passons le talus et nous nous engageons sur un sentier très pierreux. Nous retrouvons Pedro assis au bord d'un champ, hurlant comme un putois et insultant copieusement son pilote de ligne... 

Je comprends au milieu des plaintes que Doudou, alourdi par Pedro, n'est pas arrivé à atteindre l'atterrissage voulu. Il a alors décidé de se poser sur le premier terrain venu... mauvaise pioche. Lors de la manœuvre, Pedro, à l'avant du parapente, a durement touché un muret dissimulé par un champ de cannes, avec son pied droit. Résultat, il se tord de douleur par terre.

Nous le portons à la voiture... à chaque fois qu'il pose son pied il beugle. Une fois allongé à l'arrière de la caisse, il récupère un brin. J'essaye de faire de l'humour mais ça ne passe pas du tout... Merde, ça ne doit pas être qu'une simple entorse... 

Doudou, penaud, se fait discret... dès qu'il tente de l'ouvrir, il reçoit une bordée d'injures. Pedro exige d'aller immédiatement aux urgences, point barre./ Nous y allons sans plus de discussions...

Saint-Paul, l'hôpital, les urgences. Immédiatement pris en charge par le personnel soignant, nous laissons Pedro disparaître sur un fauteuil roulant,. Nous attendons. Une heure passe, Doudou culpabilise... il dit avoir une assurance professionnelle qu'il fera jouer... On verra bien...

Je pensais qu'on en aurait pas pour très longtemps, juste le temps de lui faire une radio et de lui bander le pied... Nous poireautons toujours… et ça déjà deux heures... On se demande, avec Doudou, ce qu'ils peuvent bien lui faire…

Un toubib arrive enfin et nous explique que le pied de Pedro ne l'inquiète pas, qu'il doit juste avoir le pied fêlé ou une grosse entorse. Ce serait plutôt sa tension qui lui ferait peur... il le trouve bien agité le patient, tu m'étonnes ! Faut pas l'bousculer le Pedro qui en bave, il a dû leur en balancer des sévères aux blouses blanches... 

Je tente d'expliquer au médecin que nous venons d'arriver, qu'on a légèrement picolé, qu'on souffre un peu plus de la chaleur que la moyenne. C'est moi qui le rassure en fait… Dubitatif... il tourne les talons et revient peu après avec un aide-soignant poussant Pedro dans une chaise roulante...

Sa jambe, du genou au bout du pied est entièrement plâtrée, je suis effaré... il ne s'agit plus d'une simple entorse, mais d'os du pied fêlés... Pedro ne dit plus rien... comme assommé. 

Nous sortons, Doudou pousse le fauteuil en silence. Nous posons Pedro toujours muet à l'avant de la voiture. Doudou gêné, s'assied à l'arrière et reste coi. Je prends le volant dans cette lourde ambiance... 

Je m'arrête à la première pharmacie. Pedro en ressort avec deux sacs pleins de médocs et une paire de béquilles et rentrons aussi sec à la maison.

Soudainement une pluie chaude, hyper forte, tropicale… tombe à grosses gouttes tout le reste de l'après-midi. Des ruisseaux se forment autour de la case. La piste en terre en contrebas de la case est inondée et l'eau descend en torrent vers la route principale... La voiture pourtant bien garée, bouge et manque de partir... Quelle île de merde...

Après un dîner bien arrosé, nous tentons de nous remettre de nos émotions. Bien échauffé, autant par le rhum que par les antibios, Pedro passe la soirée à refaire le match, ou plutôt le vol... à décrire l'arrivée ou plutôt le crash... à hurler contre Doudou, l'abruti volant, le pilote du dimanche... N'y étant pour rien, je compte les points et je me marre…

Le pauvre, incapable d'en placer une, s'enfuit assez vite après le dîner... chassé quasiment de chez lui par un Pedro diminué, mais en verve... Doudou parti, la bouteille de rhum vidée, Pedro grogne encore, se lève, titube, donne des coups de béquilles à tout ce qu'il rencontre et va se coucher, tant bien que mal... 

Je reste sur la terrasse, dans une demi-obscurité. L'instant est bon... la pluie s'est arrêtée. À cette heure, sur les pentes, après l'orage, une petite brise souffle agréablement. J'écoute les bruits nocturnes et mystérieux de cette île, j'ai l'impression d'être là depuis longtemps alors que ce n'était que le soir du premier jour. Le voyage avait commencé, bien mal...

III

 Le lendemain gueule de bois... Je me lève tard, Pedro est déjà debout et a préparé le café. Je le rejoins sur la terrasse et m'informe de l'état de son pied. Il a encore mal malgré le plâtre et ses pilules. C'est mauvais signe. Son pied et les vacances sont foutues... il ne récupèrera pas avant la fin des trois semaines. Finies les randonnées, la visite des volcans, nos projets de remise en forme... Rentrer à Paris immédiatement est compliqué, je n'ai pas pris l'assurance permettant de changer les dates des billets de retour et surtout je n'en ai aucune envie.

Nous décidons d'un commun accord de rester jusqu'à la fin du séjour ou bien il rentrera si vraiment son état devait empirer... Grâce aux médocs il ne souffre plus trop le martyre et optimistes, nous pensons que ça ira en s'améliorant...

Doudou me téléphone, il n'ose plus venir et il a raison. Pedro ne tarit plus d'insultes à son propos... Nous convenons de nous rappeler en fin de journée.

Désormais limités dans nos activités, j'arrive quand même à convaincre Pedro de passer l'après-midi à la plage.. Je l'aide à aller de la terrasse jusqu'à la bagnole, sur la dizaine de mètre de pente glissante qui les sépare... Il s'appuie d'une main sur une de ses béquilles et de l'autre sur mon épaule. Nous descendons laborieusement à la voiture…

Arrivés sur la plage, je me gare le plus près possible du rivage pour qu'il ait le moins de distance à faire sur le sable. Il descend avec difficulté de la voiture en s'aidant de ses béquilles. Je prends ses affaires et je pars devant chercher un coin accessible. Je trouve la plage déserte et pose les affaires au pied d'un palmier... Je retourne à la caisse et croise Pedro à mi-chemin, il sue et avance comme un petit vieux, je l'aide, il rumine... C'est pas gagné… Et dire que je vais devoir faire ça pendant trois semaines...

Nous arrivons enfin près du rivage... je le laisse à l'ombre d'un palmier et pose ma serviette à côté mais au soleil. Je rentre peu après dans l'eau pour la première fois depuis mon arrivée. Elle est chaude, dans les trente degrés sans doute... pas rafraîchissante du tout en fait, un vrai bouillon de culture…

Je nage néanmoins avec plaisir. Bien qu'à l'intérieur du lagon, l'idée de la présence possible d'un requin égaré, entré par erreur par une passe, ne me quitte pas, il paraît que ça arrive… Je regarde sans cesse autour de moi... j'ai un masque de plongée et dans l'eau troublée sans cesse par le fort courant lagunaire j'arrive tout de même à observer un magnifique ballet de poissons étranges et multicolores. C'est féerique... quelle diversité d'espèces, quel foisonnement de vie insoupçonné sous la surface de cette eau bouillante !

La barrière de corail qui forme ce lagon est à peine à quelques dizaines de mètres du rivage... je tente de m'en approcher le plus possible. Du fait de la houle, plus forte près du récif, je m'écorche aux coraux. La profondeur du lagon n'excède pas deux mètres, on se croirait dans une piscine à vagues au fond tapissé de lames de rasoir… Il paraît d'ailleurs que cette barrière disparaît rapidement... Il ne reste plus que 2 % du littoral où l'on peut encore se baigner protégé par ce récif sans risquer de se faire bouffer…

Je sors de l'eau et retourne vers Pedro. Allongé sur la plage, il observe immobile la flotte, muet derrière ses verres fumés... bonjour l'ambiance... Je roule un spliff et me plonge dans la bio de Keith Richards...

En fin d'après-midi, Doudou, sa copine infirmière et ses amies nous rejoignent sur la plage... C'est la première fois depuis la veille qu'ils revoit Pedro. Malgré la chaleur et grâce à la présence des filles, l'ambiance est à la détente. Doudou marche quand même sur des œufs avec Pedro. Il lui parle d'histoires d'assurance, dit qu'il essaiera de récupérer du fric pour payer un retour anticipé, ou les soins etc... Pedro l'écoute à peine... sans doute intérieurement excédé par ces paroles mielleuses qu'il sait d'avance sans avenir…

Les filles tentent aussi de désamorcer le conflit potentiel. Elles compatissent habilement à son malheur... Essayent de le persuader que cet accident n'est la faute de personne, que c'est juste la fatalité... Pedro se décontracte finalement, satisfait que les filles s'intéressent à lui.

Vers 18 heures, le soir tombe. Ici, cette expression prend tout son sens... il tombe véritablement, brusquement, d'un seul coup. Après un bref crépuscule, d'à peine quinze minutes, nous passons d'un ciel encore clair à la nuit noire.

Et dans ce laps de temps si court, se joue chaque soir à l'horizon, plein ouest, au beau milieu de l'océan un spectacle magnifique. Le coucher du soleil... Le ciel change de teinte, du bleu azur au rouge flamboyant, en passant par toute une gamme d'orangé; pour finir par le fameux dernier rayon, soi-disant vert mais que personnellement je n'a jamais vu; avant de virer en quelques secondes au noir total... 

Nous dînons encore tous ensemble et rentrons peu après tranquillement à la case... Pedro semble avoir oublié toute velléité de retour immédiat et vouloir, malgré sa blessure, profiter de son séjour. Soulagé que l'atmosphère se soit détendue entre les deux Bretons, j'envisage plus sereinement les jours à venir...

Le lendemain, un peu plus frais que la veille et surtout plus enthousiastes après une journée sans heurts... nous passons en revue les activités accessibles sur l'île pour une personne avec des béquilles... rien de bien passionnant par rapport aux randonnées que nous imaginions au début... visite d'une réserve de tortues, l'aquarium de Saint-Gilles, un jardin botanique, le parc de crocodile du coin…

Le tour de l'île en voiture ou monter voir les volcans restait néanmoins envisageable. Le piton des Neiges, qui culmine à trois mille mètres d'altitude et à pied c'était foutu... mais le Piton de la fournaise en voiture, ça c'était encore possible. Voir, même de loin à quoi ressemble un cratère en activité… ça valait quand même le coup.

Nous occupons donc les semaines suivantes à faire ces visites... Les aquariums bien que récents nous laissent indifférents... Nous n'avons pas fait 12 000 kilomètres pour nous extasier devant des poissons enfermés derrière des vitrines... 

Le tour de l'île est plus sympa... surtout la partie Est, la moins touristique mais la plus exposée aux alizées, il y pleut presque quotidiennement. Il y a aussi les coulées de lave refroidies, encore fumantes de la dernière éruption. Elles traversent la route principale et descendent d'un trait du volcan jusqu'à la mer, sur plus de deux mille mètres de dénivelé... C'est un spectacle assez unique en son genre.

Nous terminons généralement nos journées avec Doudou et ses copines, à Saint-Leu, en bord de mer, où traditionnellement les habitants se retrouvent à l'heure du coucher de soleil... autour d'un verre et de quelques bouchons, spécialité locale, sorte de raviolis vapeur apéritifs... 

Un soir, nous allons assister à un concert à Saint-Denis. Manque de bol, nous tombons en pleine émeute... Pour rejoindre la salle, nous sommes obligés de slalomer entre des poubelles en feu et les manifestants... Les CRS cantonnés dans un coin ne bougent pas. Nous sommes bien en France… Décidément, cette île paradisiaque est bien étrange…

Un autre jour, nous montons enfin voir ce fameux volcan, le piton de la Fournaise et pour le coup, c'est un lieu assez unique au monde. On ne s'attend pas à rencontrer un tel massif minéral, si élevé, plus de 2600 mètres, sur une île minuscule aux températures tropicales et perdue au beau milieu de l'océan...

Pour y accéder, nous prenons la route de Saint-Pierre... le plus important des villages du sud de l'île... Nous commençons par le littoral, au niveau de la mer, puis nous montons vers la plaine des Cafres... les Cafres, du nom des premiers esclaves échappés des plantations coloniales, se réfugiaient ici, dans cette haute plaine isolée et déjà à 1500 mètres d'altitude. 

La végétation prend dans la montée un tout autre aspect, celui de la moyenne montagne, les palmiers cèdent la place aux feuillus puis aux sapins, les cases de bric et de broc du bord de mer, à des maisons proprettes en pierre et aux toits pentus, semblables à des chalets suisses. Le contraste est saisissant... des vaches dans des champs verdoyants, des fromageries, des forêts… Illusion déstabilisante d'avoir été télé-transportés dans les Alpes. 

Nous arrivons enfin à l'entrée de la plaine des sables qui précède le volcan. La plaine des sables est une caldera, chaudron en portugais, qui s'explique par sa forme : un fond plat circulaire entouré de hautes falaises. Il s'agit en fait d'un ancien volcan effondré sur lui-même. Il n'y a pas vraiment de sable, mais de la terre rouge et des pierres noires. Aucune véritable végétation. Nous traversons ce décor à la fois lunaire et martien pour atteindre le cratère actif de l'autre côté, au lieu dit du pas de Bellecombe. 

Arrivés et garés au plus près, nous gagnons le bord de l'enclos volcanique. Nous sommes maintenant à 2300 mètres d'altitude, C'est immense, mais il fait froid et il pleut. Sous cette bruine nous avons l'impression maintenant d'être en plein hiver. 

Nous ne pouvons que deviner les cônes volcaniques actifs au loin, cachés dans la brume. Un escalier sculpté au flanc même du cratère principal, descend au fond du volcan. Impossible pour nous de crapahuter là-dedans. De toute façon, je n'en ai pas trop envie non plus... Heureusement, à quelques pas de là, près du parking, un bon vieil hôtel-restaurant bien de chez nous, style années trente, nous tend les bras. nous allons nous y réchauffer aussi sec…

Les jours se succédèrent ainsi. Visites, plage, resto… Les journées étaient rythmées aussi par des pluies de mousson qui s'abattaient sans prévenir pendant une heure ou deux, douches chaudes, lourdes et parfois même… dévastatrices.

On avait sympathisé aussi avec Carlo, un mec de Bordeaux, un taximan joueur de guitare... Nous passions pas mal de soirées ensemble à refaire le monde sur la terrasse de la case, au rhum, zamal et chansons populaires... Carlo était venu seul pour trois semaines comme nous et louait une chambre pas loin. Il nous tenait assez bien compagnie et m'aidait à tempérer Pedro et ses incessantes récriminations…

Son pied ne s'arrangeait d'ailleurs pas... malgré le plâtre, les médocs et même le kiné chez qui il était allé se faire manipuler deux ou trois fois... Il restait maintenant de plus en plus souvent à la case... Il pouvait prendre à tout moment un billet de retour pour Paris, mais nous comptions encore et lui le premier, sur un rétablissement au moins partiel de son pied avant la fin du séjour...

Je commençais aussi à en avoir un peu ma claque, de faire le chauffeur, l'auxiliaire de vie de Monsieur,… Je devais l'accompagner à la pharmacie, chez le docteur, presque tous les jours, le laisser descendre devant les restos, me garer, revenir, le reprendre, pour qu'il n'ait pas trop de chemin à faire en béquilles et pareil à la plage. Ce n'était plus des vacances et encore moins le voyage que j'avais imaginé...

On n'allait même pas en boîte... Heureusement qu'une des copines de Doudou m'avait tapé dans l'œil... Nina. Sur l'affaire depuis un petit moment, il me semblait bien avoir marqué quelques points et un soir... bingo, roulage de patins à la belle étoile... 

Elle était grande, brune, mince, voire franchement sèche, prof de danse... Vaguement compliquée dans sa tête aussi, mais sa présence, le jeu subtil de la séduction auquel nous nous adonnions, rendait mon séjour plus conforme à mes vœux...

Un soir où nous avions dîné tous ensemble et étions rentrés Pedro et moi à la case vers minuit. Je reçus un texto de Nina qui me proposait pour la première fois clairement de la rejoindre nuitamment chez elle...

Ni une ni deux, je me rhabille et saute dans la voiture. En pleine nuit, sur cette route des Colimaçons si sinueuse, je descends vers la belle, trop heureux de lâcher mon pote, les cafards et les araignées pour une nuit plus... confortable...

Guilleret, j'enchaine les virages en épingle à cheveux, la route en compte une dizaine avant de rejoindre la voie rapide mais au cinquième virage... je rétrograde, freine au dernier moment, pour tourner sec sur la gauche... mais la voiture ne réponds pas. Elle glisse sur des gravillons... Je freine à mort, frein à main compris… mais la caisse de location ne ralentit pas et part tout droit dans le fossé qui s'ouvre devant moi... La voiture bascule au ralenti dans le trou... Je me retrouve sur le toit, à l'envers, accroché par ma ceinture de sécurité. Premier tonneau de ma vie, second accident de l'année, mais je n'ai rien… décidément… Je dois vraiment avoir un ange gardien...

Me voilà, à une heure du matin, à ramper dans un fossé humide pour m'éloigner de la voiture. De retour sur la route, déserte à cette heure-là... je constate que je ne peux rien faire... je suis planté... Seul point positif, j'ai mon téléphone... J'appelle Doudou dans l'espoir qu'il puisse venir me chercher... 

Il ne dort pas, ouf... sauvé ! Trente minutes plus tard... Il arrive à moto... nous ne pouvons rien faire à cette heure-là et nous laissons la voiture dans le fossé. Il me ramène chez Nina. J'arrive sale et en sueur et avec une heure de retard... Elle m'accueille néanmoins gentiment... 

Le lendemain matin elle m'emmène sur les lieux de l'accident... J'avais dès le matin prévenu la boite de location de voitures. La grue est déjà là, à repêcher la caisse... Je discute avec le loueur. Les gendarmes l'ont appelé tôt ce matin furieux de ne pas m'avoir chopé la veille. Je leur ai échappé, c'est déjà ça... La grue emporte la voiture et le loueur, mon chèque de caution... 

J'aurais pu négocier, entre les pneus lisses et l'état général de la bagnole j'avais de quoi... mais je n'avais vraiment pas envie de me prendre la tête avec tout ça... Dans l'après-midi j'irai louer une autre caisse, rien à foutre de toutes ces conneries... 

Quelques jours après nouvelle bagnole de loc', je reprends confiance... Seule ombre au tableau... toujours la même, le Pedro qui se plaint constamment... Son pied lui fait toujours aussi mal et il commence à péter les plombs. Il faut dire que le Breton supporte mal la chaleur... surtout quand il fait cent kilos et sous 40 degrés et 90% d'humidité...

Depuis que je suis avec Nina, je suis aussi moins souvent avec lui... Il refuse désormais de venir avec nous lorsque nous faisons des balades... Il reste à la case à ressasser sa haine contre son pote. le Breton est assez rancunier, l'atmosphère s'alourdit... comme le temps... des pluies diluviennes se succèdent... Heureusement, nous sommes dans les derniers jours du séjour et nous rentrons à Paris dans peu de temps…

Mais je n'ai aucune envie de rentrer, en fait... Je n'ai pas assez profité de ces vacances avec ce boulet sur les bras. Et puis à Paris, il fait toujours un temps pourri... et j'ai bien envie de continuer à rester au chaud, moi…

J'essaye d'égayer les derniers jours, de maintenir un semblant d'entente et nous arrivons à embarquer Pedro en voiture pour une visite au village de Saint-Pierre... avec Doudou sa copine, Nina et moi... Mauvaise idée... 

Doudou ne s'est pas garé assez près du centre-ville... Pedro l'engueule... et Doudou fini par lui répondre... il en a lui aussi sa claque de devoir s'excuser en permanence, de faire le canard. Il est Breton aussi quand même l'apprenti parapentiste...

De ce jour date la brouille définitive entre les deux potes... Pedro ne veut plus le revoir et ne parle que de rentrer en France... Moi je tente de faire tampon mais la rupture est consommée, il n'y a plus rien à faire... Chacun campe sur ses positions... Le mieux est donc d'en finir, le plus rapidement possible...

Nous sommes maintenant à 48 heures du retour et Pedro a déjà préparé son sac. Bonjour l'ambiance... Je lui dis que je n'ai aucune envie de rentrer, mais que je vais quand même repartir avec lui, l'accompagner pour le retour... 

Il me dit que non, ce n'est pas la peine, qu'une fois à Paris, il s'arrangera pour que son frangin vienne le chercher et que je peux rester si je veux... Dont acte. nous convenons de faire comme ça.

La veille du départ arrive, nous passons la dernière soirée ensemble. Le rhum aidant, Pedro ressasse encore et encore ses griefs contre son Édouard… Je ne sais plus pourquoi exactement mais sans doute parce que je cherche à défendre Doudou, Pedro commence à me chercher aussi... et se met à me reprocher de l'avoir délaissé pour Nina... 

Une véritable scène de jalousie, je n'ai aucune envie de rentrer dans ses délires grotesques. Je le laisse gueuler et vais me coucher... je m'endors en l'ignorant pendant qu'il continue de maugréer...

Le lendemain matin c'est le grand jour. Il est 9 heures du mat' et l'avion ne décolle qu'à 20 heures. Nous avons largement le temps, mais Pedro, bagages bouclés, exige que je l'emmène immédiatement sur place.

Je lui fais remarquer qu'il va poireauter toute la journée mais me répond qu'il préfère ça à rester une heure de plus dans la baraque crasseuse de son désormais ex-ami d'enfance... Moi, mal réveillé mais plutôt soulagé de me débarrasser de lui après sa scène d'hier soir, j'acquiesce sans problème et l'embarque direction l'aéroport...

Il y a bien une heure de route mais le silence s'installe... Lui ne desserre pas les dents et moi toujours un peu dans les brumes de l'alcool, je me concentre sur la conduite sur ces routes en épingles à la con, avant de rejoindre la route des Tamarins, la voie rapide vers Saint-Denis...

C'est marrant mais cette route si belle entre terre et mer sous un ciel limpide me paraissait prendre un tour diabolique. Elle passait du statut de paradis à une sorte d'enfer à ciel ouvert... En tout cas pour Pedro c'était clair... il ne re-fouterai jamais plus les pieds sur cette île...

Cela faisait donc trois semaines que nous étions là... trois semaines étranges. Je finirais vraiment par croire à la superstition locale qui raconte que sur cette île volcanique et influencé par des ondes telluriques, le karma évoluerait plus vite qu'ailleurs, en bien ou en mal... 

Nous arrivons à l'aéroport. Je m'arrête au dépose-minute. Nous descendons et toujours sans un mot je retire la valise de Pedro du coffre, il me rejoint et reste lui aussi muet. Je lui tends la main mais il refuse de me la serrer... je remonte alors dans ma putain de caisse de location et me barre direct. Je le plante là comme un con... Moi aussi je peux faire la gueule. Merde... surtout le lendemain d'une cuite...

En revenant, je me sens plus léger, libre. Je culpabilise bien un peu et hésite à revenir à l'aéroport mais il est à peine midi et il a six ou sept heures devant lui avant l'embarquement. Il aura bien le temps de réfléchir à tout ça... ça l'occupera. Drôle de fin… putain d'île...

IV

 Je rentre aux Colimaçons. Enfin seul ! Enfin seul mais toujours avec les araignées, les cafards géants, les moustiques, les deux chats et les trois ou quatre chatons... oui des chatons. La chatte a mis bas la semaine dernière, cachée dernière des tas de sacs de parapentes au fond de la case. 

J'ai d'ailleurs passé pas mal de temps à défendre ses petits face à une sorte de belette qui tentait sans cesse de rentrer dans la maison pour les bouffer. Je la chassais à coup de balai plusieurs fois par jour. 

J'avais l'impression d'être une sorte de Robinson Crusoé fou, seul, au milieu de toutes ces bêtes, balai à la main, à tenter de faire régner un semblant d'ordre. À lutter contre cette nature envahissante. J'ai aussi dû couper plusieurs fois les plantes qui poussaient à vue d'œil, qui envahissaient la terrasse et m'empêchaient parfois carrément d'accéder à la maison. 

Quant aux animaux, c'était encore pire... Un coup c'était la belette qui se pointait, un coup c'était une grosse araignée sur le frigo ou juste une autre encore plus grosse au-dessus de mon lit... Quand elles ne vous tombaient pas dessus, avec un bruit sec, directement du plafond sur la table ou sur l'épaule... Je devenais dingue... 

À force de fréquenter ces infects insectes, ma répulsion naturelle pourtant diminuait... une sorte de syndrome de Stockholm sans doute. Le fait de photographier ces bestioles, de près, de très près, de leur parler pour qu'ils prennent la pose, je devenais zen, dingue peut-être mais plus calme et à la fin je les aurais presque caressés...

Il faut dire qu'il y a aussi de magnifiques spécimens... comme ces araignées géantes, jaunes et noires, qui tissent des toiles de soie dorée... ou ces lézards verts fluo, les geckos qui se pointent à toute heure, mais qui la nuit tombée, immobiles, prennent à la lueur des lampes une fluorescence extraordinaire.

Je reçus quelques jours plus tard un texto de Pedro rentré à Paris, adressé à Doudou et à moi. Il nous apprenait que les os de son pied n'étaient pas fêlés, mais cassés... quels cons ces toubibs de Saint-Paul... Pedro maudissait tout le monde, moi y compris et me traitait même de connard…

Pour Doudou, je n'étais pas surpris. Il faut dire que Pedro lui avait laissé un beau souvenir, bien explicite dans la salle de bain de la case. Sur le mur au-dessus du miroir, il avait écrit au dentifrice... E N C U L É en grosses lettres majuscules. Le dentifrice avait durci mais le message était resté et était bien arrivé à son destinataire... J'étais mort de rire, j'ai laissé Doudou l'effacer... 

Je comprenais la colère de Pedro, il allait sans doute devoir être opéré et en avoir pour quelques mois de rééducation. Mais moi, après tout, je n'y étais pour pas grand-chose, ni dans l'accident, ni dans le mauvais diagnostic du toubib. Tout ce que j'avais fait, c'était d'offrir à mon pote, un voyage paradisiaque chez un de ses amis d'enfance ! Et ça me retombait dessus ! 

De toute façon, il était trop tard pour recoller les morceaux... Le lait était renversé et j'avais renoncé à mon billet de retour. Je n'allais certainement pas rentrer maintenant pour tenter de rattraper ce fiasco. Et puis j'avais encore envie de chaleur et de soleil...

Mes parents se manifestèrent aussi ces jours-là... Mon père me demandait de trouver un notaire à La Réunion, pour établir et conclure une donation qu'il voulait nous faire de la maison de famille du sud de la France... Étrange... Pourquoi faire ça maintenant ?

J'en sortais à peine moi de chez le notaire et me voilà déjà obligé d'y retourner. Je déteste ça. En fin de compte, j'en trouvai un à Saint-Paul. et je fis ce qu'on me demandait de faire, ça m'occupa bien deux matinées mais je me demandais quand même pourquoi mon Père nous donnait à mes frangins et moi cette maison maintenant...

Les jours suivants se passèrent encore à faire la fête et je connaissais maintenant pas mal de gens… J'étais aussi bronzé que les autres et je commençais à bien m'intégrer.

Un soir, je me retrouve sur la plage, pour une soirée improvisée, une sorte de 'rave party' sauvage... la sono, le barbecue, les bières, la musique à fond... et le zamal… Mais on me mit en garde car la gendarmerie passait souvent contrôler et mettre fin à la fiesta en cas de tapage nocturne... 

Une fille tatouée et percing dans le nez, chante la répression dont la jeunesse réunionnaise est censée faire l'objet... La pauvre fille, pourtant bien blanche, se plaint d'être stigmatisée par une métropole colonialiste toute puissante... Elle se plaint mais habite pourtant dans ce qui ressemble le plus au paradis sur terre ! Et j'ai appris qu'un tiers de la population de l'île n'en fout pas une grâce aux allocations diverses et variées que leur octroie, généreusement, la France...

Je pensais alors sous les palmiers et les étoiles inconnues de cet hémisphère sud, en écoutant ces rebelles assistés, que je les enverrais bien moi, en banlieue nord de Paris, passer l'hiver, pour les aider à comparer les situations... Gémir n'est pas de mise aux Marquises... à La Réunion non plus…

On ne peut quand même pas oublier les aides au développement local, l'argent qui vient continuellement d'Europe sans lequel cette île n'aurait jamais connu un tel essor touristique. 

Mais le fait qu'il y existe exactement les mêmes lois, les mêmes contraintes qu'en métropole, confine ici à l'absurde, comme cette interdiction sur cette île perdue au milieu de l'océan de faire des fêtes sur la plage ou la présence de radars aussi nombreux qu'en France... c'est lourd, très lourd... On ne met pas autant de distance entre son pays et soi-même pour retrouver à l'arrivée exactement la même vie, les mêmes lois et contraintes qu'au départ.

J'avais rencontré aussi d'autres locaux assez folklo... Des moniteurs de parapentes atrabilaires, de braves érémistes à moitié clodo, un fabricant de spiruline, sympathique, mais bipolaire, persuadé de devenir milliardaire avec sa production de cachets verts...

La spiruline est un produit énergétique local, à base d'algue... un soi-disant remède omnipotent... un élixir de jeunesse disait-il ! Mais le mec était quand même bien parano, mort de trouille que de grands labos pharmaceutiques ne s'emparent de sa trouvaille et fassent du pognon avant lui... un dingue complotiste quoi, comme il en fleurit de plus en plus ce ce moment... 

En somme, je rencontrai tout ce que l'Outre-mer, peut compter de marginaux, de feignasses, d'épaves sociales en tous genres, venus comme dit la chanson, subir une misère, moins dure au soleil... Une précarité d'autant moins dure sous le généreux astre social français... 

Dans tout ce beau monde, je trouvai aussi un dentiste un peu à la ramasse, qui faisait entre deux cuites quelques remplacements à droite, à gauche, chez des confrères de l'île... On sympathisa... 

Contrairement à tous les paumés du coin, tous touchés par la maladie des îles... l'îlienne indolence... la paresse tropicale... Simon, lui, bossait et on se croisait de plus en plus souvent, le soir, dans les bars de Saint-Leu. 

Surtout depuis qu'on avait vu ensemble, un soir, un match des Six Nations au bistrot... Le rugby est une grande famille... Ça rapproche... Il était taillé pour le rugby à la papa d'ailleurs le dentiste... Pas très grand, mais râblé, puissant, il avait un cou de sanglier et il devait peser dans les cent kilos lui aussi... Avec ça une trogne à faire peur... Une grosse barbe bien fournie mangeait son visage rond, éclairé par deux yeux noirs, agités, fiévreux même, mais toujours vifs et perçants...

Il était quand même bien roots, l'arracheur de dents... Il m'expliqua qu'il n'avait plus un rond... Il avait arrêté de bosser pendant un an et reprenait tout à zéro. Il cherchait d'autres remplacements... en attendant... il dormait dans sa voiture de loc...

J'étais désormais seul à la case et je lui proposai de venir dormir là-bas, s'il voulait... Pedro parti j'avais un lit de libre. Il serait toujours mieux sur ce pieu que dans sa caisse... Il accepta. 

Un matin, Doudou passa à la case alors que Simon était encore là... J'expliquai à Doudou sa présence, qu'il n'avait pas d'autre choix, que j'assumais, pas de problème... que je me portais garant de lui... qu'il n'y aurait pas d'embrouilles...

De toute façon, à part les énormes sacs à parapentes... pour le moins difficiles à subtiliser... il n'y avait vraiment rien à voler chez lui... Et puis Simon devait rentrer à Madagascar, voir sa famille à la fin du mois... C'était juste l'affaire de quelques jours... pas plus... 

Le soir même, Doudou revint et me fit une scène... Il me dit que je n'avais pas à ramener un inconnu chez lui, un vrai paumé d'après lui, que j'aurais pu lui demander avant... Bref... C'est sûr... C'était chez lui et il n'avait pas tort sur la forme... Mais vraiment sur le fond, je ne voyais vraiment pas le problème. Sa case était pourrie du sol au plafond, ouverte à tous les vents avec rien à piquer ou presque... Il n'y avait vraiment aucun risque à ramener qui que ce soit ici... Doudou ne voulut rien entendre et partit fâché... 

J'en avais rien à cirer et cela fit bien rire Simon que j'invitai de nouveau à squatter avec moi, le soir même à la case... Puisque Doudou dormait toujours chez son infirmière, il ne le saurait pas... Qu'est-ce que ça pouvait bien lui foutre... 

Mais il dut s'en douter... et me le fit bien payer... Quelques jours après, il me fit comprendre qu'il avait besoin d'argent... À partir de ce moment, j'essayai de l'éviter, sachant qu'il voulait me prendre du pognon... 

Un soir que j'arrivais à la case, je le vis de loin sur la terrasse. Il était là... Il m'attendait... pour de l'argent... Je le savais... Il m'avait laissé un message téléphonique à ce sujet... Je repartis discrètement, avant qu'il ne me m'aperçût...

Je revins le soir tard... pensant qu'il serait rentré dîner chez sa copine... Mais non, il était encore là... L'enfoiré... Cette fois, je n'avais plus le choix... je me garai et montai à sa rencontre...

C'était bien ça... il me demandait du fric... Alors qu'il nous avait proposé sa case gratuitement, pendant trois semaines, à Pedro et moi, il me demandait maintenant 400 euros de dédommagement, pour être resté quinze jours de plus... Pedro avait eu de l'intuition... Non content d'avoir bousillé nos vacances et mon amitié avec mon meilleur pote, ce con voulait en plus me taxer du pognon...

Je n'y croyais pas... quel aplomb ! Quel manque de savoir-vivre, quel enc... quoi... prêt à toutes les bassesses... Quelle sous-merde c'était... Me demander du pognon, alors que sa case ne consomme rien, pas d'internet, pas de télé, pas de chauffage... Juste deux ampoules et un frigo ! 

En plus, je les avais invités plusieurs fois au restaurant, lui et sa gonzesse... J'avais payé des coups à tout le monde... à Pedro aussi bien sûr... et à tous leurs amis... pour le remercier justement de son hospitalité... Quelle enflure ce mec !

J'aurais dû me méfier d'un type qui ose toucher le RSA et qui travaille dans le même temps tous les jours au black... Dans une semi-légalité, il fait voler des touristes en parapente, il les fait payer en liquide et déclare la moitié à la fin... En plus, il squatte en permanence chez sa brave infirmière... Quel parasite ce mec !

Et le comble de l'inconstance... il m'a avoué un soir avoir tracté et milité pour l'extrême droite dans sa première jeunesse et maintenant voter pour l'extrême gauche ! D'un extrême à l'autre ! Si ce n'est pas une preuve de connerie ça ! C'est le parcours exemplaire d'un extrême con ce gars-là ! 

On était toujours sur la terrasse, assis à la table, je me demandais comment j'allais lui refuser son chèque... voir ce qu'il allait faire... s'il allait carrément me cogner et me jeter dehors, me forcer à partir...

Bien sûr, il savait que j'étais blindé... j'avais évidemment raconté ma vie... et il en profitait, le salaud ! Je n'avais qu'une envie, c'était de lui foutre ma main sur la gueule... J'étais plus balaise que lui... et ce n'était pas un problème... ni physique ni moral... mais je me retins tout de même. Je n'avais pas envie de me battre contre ce con... j'étais trop détendu pour ça... et puis taper sur un pote, c'est déjà pas vraiment brillant quand on est jeune, mais c'est carrément pathétique à plus de quarante ans... 

Tant pis pour moi... Je lui fis son chèque et il déguerpit aussi sec... comme un voleur... de chez lui... Cet empaffé avait eu ce qu'il voulait, mais ce qu'il ignorait... c'est qu'il avait perdu un pote... J'étais bien décidé à ne plus jamais revoir ce profiteur inculte et sans scrupules...

Le lendemain, j'étais prêt à partir de chez lui. Ça faisait maintenant plus d'un mois que j'étais là... Il fallait que je me barre... J'avais un copain, Vincent, en Australie et j'hésitais à le rejoindre... mais il ne répondait à mes mails que tous les dix jours... Je sentais bien que ça allait être la bonne galère si j'essayais de le rejoindre sur place... 

Je n'avais vraiment pas envie de rentrer en France... je ne savais pas du tout où aller... en Inde ou ailleurs... ou... simplement sur l'île Maurice... juste à côté... Je m'en foutais... mais loin de La Réunion...

Je retrouvai le soir, Simon au bar... il écouta mes histoires d'avec l'autre emmanché... Il était bien de mon avis... ce Doudou... était bel et bien un salaud... et nous allions bientôt être deux sans domicile fixe...

Et c'est là qu'il l'eut, l'Simon, l'idée de génie... l'idée de la suite... Et si j'allais avec lui à Madagascar ? Il m'hébergerait chez lui me dit-il... C'était juste à une heure d'avion, ce n'était pas cher et j'avais un guide tout trouvé, Simon lui-même...

Ça avait plutôt l'air de bien se goupiller cette histoire... Et pourquoi pas ? Mais je n'avais aucun vaccin, rien prévu... Simon me répondit de sa forte voix qu'il habitait là-bas depuis dix ans, et qu'il n'avait jamais rien attrapé :

- Les vaccins ? Ça ne sert à rien, oublie garçon !

Le seul détail de la manœuvre était que comme il n'avait toujours pas un flèche, le Simon, il fallait que je lui paye le billet pour Madagascar... en plus du mien... Pas à une connerie près, j'ai envie de le suivre sur l'île rouge... alors banco... je lui fais confiance... allons-y !

Notre décision prise... nous allons à l'agence de voyages prendre les deux billets... nous faisons une dernière fiesta locale, avant de décoller le lendemain pour Tananarive... Mon road trip prenait une nouvelle direction...

Je ne dis au revoir ni à Doudou ni à personne d'ailleurs... trop content de lui laisser sa maison pourrie. Les seuls que je regretterai seront les chats et les chatons... que vont-ils devenir avec l'autre imbécile comme maître... et la belette qui veut les bouffer... Vraiment, je les plains... Mais je suis trop content de quitter enfin cette putain d'île qui ne m'a apporté que des ennuis...

 Nous prenons, le matin du vol, toutes nos affaires avant de rendre la voiture directement à l'aéroport et je monte dans l'avion, trop heureux de dire, si rapidement et sans plus de cérémonie... Adieu à cette île maudite...