Un vent d'effarement soufflait sur les différents acteurs de la conversation. Le chef du clan et ses conseillers s'échangèrent un regard dubitatif.
Sora redoubla d'efforts pour refouler le sourire satisfait qui chatouillait les plis de ses lèvres. Il fallut compter plusieurs seconde pour que, parmi les quatre hommes aux auras d'importance et d'influence le fixant avec des yeux ronds, l'un d'eux se manifeste.
Le seul conseiller à ne pas lui avoir adressé la parole, que Sora se souvenait s'appeler Genji, fut celui qui prononça la question qui planait dans les esprits de chacun :
- Jeune maître Sora, loin de moi l'idée de mettre en doute vos paroles, mais comprenez-vous ce que vous nous avancez ?
Le plus jeune du groupe le balaya une seconde de bas en haut. Aucune animosité n'émanait du conseiller – ou du moins, s'il en éprouvait pour Sora, le masquait-il très bien sous un masque impassible. L'homme, qui baladait lentement ses doigts sur son menton, semblait ne s'animer que de curiosité. Sora lui répondit avec plus de calme que lors de son échange avec Senku.
- Je le comprends parfaitement.
Oh oui, Sora le comprenait. Nul besoin de l'interroger sur ce sujet, il le comprenait mieux que quiconque.
Ce crochet du droit rondement bien placé, Sora y avait songé à maintes reprises durant les jours interminables et jonchés de douleur qu'il avait passés dans la cave.
Depuis son entrée dans l'enceinte de ses murs, les dés avaient été jetés. S'il voulait mettre toutes les cartes de son côté, il était impératif qu'il devienne encore plus odieux que ce qu'il n'était en temps normal. Il fallait que le petit pion insignifiant qu'il était devienne aussi intimidant qu'une reine sur le plateau et domine dans son intégralité l'échiquier.
- Et j'estime que vous me devez au moins le bénéfice du doute après m'avoir effacé du clan pendant toutes ces années.
'Second crochet du droit.'
Sora jouait son meilleur coup de bluff, celui qui le faisait passer pour plus intimidant que ce qu'il n'était réellement.
L'adolescent serra ses mains gantées, ignorant la douleur qui en émanait. Elle était la preuve qu'il ne pouvait plus faire marche arrière, qu'il avait définitivement dépassé le point de non-retour.
- C'est pourquoi, Oyabun, et vous, conseillers du clan, moi, Sora Ryūno, fils illégitime du chef, vous propose un marché.
Le ton solennel emprunté par sa progéniture fit dresser un sourcil intrigué sur le front du chef de clan, tandis qu'à ses côtés, les membres présents s'échangeaient des regards lourds de sens, presque prudents.
- Un marché ?
Sora acquiesça à la question de Hizashi.
- Un marché, en effet. Un contrat qui exposerait les revendications de chacun et qui nous serait bénéfique tant à l'un qu'à l'autre.
Un court silence s'ensuivit ces mots. Sora était si nerveux qu'il n'aurait pas été étonnant qu'il soit sur le point d'entrer en combustion spontanée. La seule chose qui le retenait de s'enfuir à toutes jambes ou de s'écraser sous les regards intenses des hommes présents dans la pièce s'avérait être la douleur fulgurante qui lui transperçait les côtes et le plexus.
- Parle, acquiesça après Hizashi, après avoir, d'interminables secondes durant, étudié la proposition du plus âgés de ses fils.
- Avant cela… se risqua à nouveau Sora.
Les mains devenues froides et l'estomac jouant à imaginer des pirouettes encore jamais réalisées par les meilleurs athlètes, l'adolescent se força à déglutir pour dissiper la boule de nerfs qui s'était coincée dans le fond de sa gorge. Sora avait pris tellement de risques dans le courant de cette discussion qu'il n'était même plus certain d'encore connaître la définition exacte de ce mot. N'était-ce pas tout simplement de la témérité, ce qu'il s'apprêtait à faire ?
'Sans doute.', fut-il dans l'obligation d'admettre. 'Mais soit ça passe, soit c'est moi qui casse.'
- Oyabun, j'ai certaines revendications dans ce contrat, et j'espère que vous les accepterez.
'Ou du moins que vous en tiendrez compte, ce serait déjà pas mal.', ajouta Sora, en pensées. Mais le bluff ne fonctionnait que s'il était rondement mené.
- Entendu, convint le chef du clan. Nous verrons cela quand j'aurai pris connaissance de celles-ci.
Le chef du clan se tourna vers son garde du corps personnel pour l'interpeler, mais une voix grasse fit irruption dans la conversation.
- Toi qui viens à peine de débarquer, pensez-tu sincèrement que tu as l'étoffe d'un futur chef ?! Tu ne tiens même pas sur tes jambes !
« Peut-être parce que je viens d'être séquestré pendant plusieurs jours, non, petit caniche ? », voulu lui rétorquer sur un ton acerbe Sora, mais l'intervention d'un autre homme, son grand-père, plus précisément, qui n'avait jusqu'à présent pas pris part à la discussion, l'en dissuada. Paraissant jubiler anormalement de la situation, le vieil homme à la balafre se pencha vers lui en croisant ses bras puissants sur son torse :
- Quelle garantie nous donnes-tu sur la sincérité de tes actes et que tu ne nous tourneras pas le dos une fois venu pour toi le moment de prouver ton droit à la succession ?
Sora fut un instant décontenancé par cette soudaine question. Entendait-il par-là qu'il souhaitait que Sora lui prouve qu'il était digne avant de se lancer dans cette histoire ?
En ce moment, Sora ne savait même pas combien de temps il serait encore capable de tenir debout sur ces jambes, une telle question philosophique ne lui avait pas, ne serait-ce qu'une seule fois, traversé l'esprit.
L'adolescent dût toutefois récupérer contenance en un battement de cil, ces les regards appuyés des hautes pointures du clan étaient rivés sur lui.
- La même que celle que vous me donnez de respecter votre part à vous. Tant que le contrat n'est pas écrit ni signé, tout est dit, rien n'est acté.
L'étonnement le gagna cependant quand un rire tonitruant s'échappa du plus âgé des occupants de la pièce. L'adolescent inclina la tête, ne comprenant pas ce qu'il avait bien pu dire de si drôle.
- Un contrat oral de convenance ! Je vois qu'il a pensé à tout ! Ça me plait bien ! pouffa le balafré, en frappant à répétition son genou du plat de sa paume.
- Il fallait oser s'y risquer, approuva Genji. Surtout avec le chef d'un clan de yakuzas.
Un contrat oral de convenance.
Lorsqu'il avait compris la situation dans laquelle il était embourbé, l'adolescent avait pensé à d'abord passer par la voie orale pour ériger le contrat. Puisque rien n'assurait aux deux parties que l'autre respecterait ses propres termes, chacune augmenterait de vigilance et serait tentée de respecter sa propre part du marché le temps que les termes de l'échange équivalent soient peaufinés.
Là où cela coinçait, c'était dans le fait de risquer la tentative auprès d'un yakuza. Toutefois, si on en croyait les mots écrits à l'encre de chine sur le grand parchemin déroulé en hauteur le long d'un des pans de papiers, les Ryūno avaient des principes qu'ils tenaient en estime. Ce fut un coup de poker mué par de l'insolence, de l'arrogance et peut-être même de l'inconscience, mais son instinct ne lui avait pas fait défaut : ce coup de poker lui avait donné la main sur le jeu.
La psychologie inversée recelait des avantages dont le jeune homme ne se priverait pas d'user.
- Hizashi, je reste garant des revenus mensuels de Sora, annonça l'ancien chef du clan, un rictus amusé déformant son visage patibulaire.
- Faites comme bon vous semble, père, soupira presque l'oyabun, la mine peu convaincue par la tournure des événements.
Les yeux cernés, le chef du clan enfonça les mains dans les manches amples de son kimono.
- Toshiro.
À l'entente de son prénom, le garde du corps se redressa comme un « i ». Sora ne put se contenir de penser à un soldat surentraîné attendant les ordres de son supérieur. La suite de la phrase du chef manqua de décrocher la mâchoire de l'adolescent.
- Monte la garde, mon fils va s'installer parmi nous.
- À vos ordres.
Le garde du corps fit une révérence des plus militaire avant de se poster à côté de la porte.
- Fils, prends place.
Sincèrement, Sora aurait voulu décliner l'invitation – est-ce que l'on pouvait encore appeler cela une invitation quand elle était énoncée sous la forme d'un ordre muet ? – mais le sourire jovial de son grand-père et la manière avec laquelle il indiquait joyeusement la place à côté de la sienne l'en dissuadèrent. En dépit de sa dégaine inquiétante de grizzli barbu, Sora savait que c'était sa manière de l'inciter à s'asseoir à ses côtés.
- Oyabun ! objecta Senku.
Sora l'aurait bien imité s'il n'était pas déjà en train de gaspiller toute son énergie à tenter de marcher dignement sans boiter. Inutile de préciser que sa tentative ne fut pas aussi fructueuse que ce qu'il avait voulu laisser paraître.
- Nous en avons fini pour aujourd'hui, Senku, l'avertit Hizashi. Je sais que j'avais agréé de vous accorder le même temps de parole à tous, mais un problème bien plus important vient de se présenter. Je n'ai trop le choix que de le prioriser.
À la mention du qualificatif de « problème » pour parler de cette discussion, Sora dût se mordre la lèvre inférieure pour étouffer le sourire qui menaçait de germer sur ses lèvres. Ce mot avait un il ne savait quoi de profondément satisfaisant dans la bouche de son paternel.
La nouvelle ne parut pas convenir au dénommé Senku, qui rabattit la tête dans ses épaules robustes.
- Quelle assurance avez-vous que les paroles de cet enfant ne sont pas que du vent ?
- Le fait que je me sois précipité ici alors que je suis censé récupérer dans mes quartiers, peut-être ? s'exaspéra Sora, dans un murmure qui fut audible par tous.
- Senku, insista derechef le chef du clan, comme pour camoufler la remarque acerbe de son premier né, tu pourras objecter avec mes décisions autant que tu le voudras lors de la prochaine réunion du clan, je t'écouterai et considèrerai tes opinions. Mais pour l'heure, il est préférable que tu reprennes la route du retour. J'ai affaires à converser avec mon fils.
La figure bourrue du conseiller s'obscurcit. Ses mains dépourvues d'auriculaires se scellèrent en poings crispés par-dessus ses genoux, et dans le silence de la pièce, tous purent entendre un « Très bien ! » agressif tonner, avant que Senku ne se lève et quitte la pièce dans un salut très bref manquant cruellement de conviction.
Avant qu'il ne fasse plus entendre parler de lui, Senku prit néanmoins la peine de lancer par-dessus son épaule :
- Je reste dans l'attente de votre convocation, mais je ne suis pas certain que mes frères d'armes en feront de même.
- N'aie crainte, le rassura l'oyabun. Cela ne saurait tarder.
Les lattes de bois craquelèrent sous le poids lourd de l'homme le temps de sa traversée du couloir, jusqu'à ne plus se faire entendre au bout de longues secondes.
- Vous êtes sûr que c'était une bonne idée de le laisser s'en aller ? s'enquit Sora, une fois installé à la droite de son grand-père qui arborait un sourire un peu simplet ; à la place même qu'occupait jusqu'à présent Senku.
Une large main s'abattit soudain avec la force d'une patte d'ours entre ses deux omoplates. Le souffle coupé, Sora bascula tête la première en avant.
- Il s'en remettra !
Recroquevillé sur lui-même sur le tatami, Sora vit que celui qui venait de lui décrocher la colonne vertébrale n'était nul autre que son grand-père. Ce dernier riait à gorge déployée.
Sora s'efforça désespérément de retrouver le poumon qui venait de se perdre il ne savait trop où dans la pièce. Il devait apposer une infime rectification à ce qu'il avait pensé de la dégaine de son grand-père jusqu'à lors : l'utilisation du mot « grizzli » pour parler du vieil homme ne lui rendait définitivement pas justice. Après avoir encaissé une telle tape dans le dos, Sora avait revu son jugement : son grand-père lui évoquait davantage un char d'assaut qu'un animal sauvage.
- Maître Shigeru, s'affligea le dernier conseiller présent, sur le ton du reproche. Votre petit-fils est en convalescence, mesurez votre force, je vous prie.
- Oh. Désolé, petit.
Sora attrapa la main salvatrice que lui tendit Genji et le remercia du bout des lèvres.
Hizashi attendit que Sora eut fini de se remettre du choc pour reprendre le fil de la discussion.
- Fils, j'ai bien compris que tu souhaitais prouver ta valeur-
- Je vous succèderai à la tête du clan, Oyabun, trancha Sora, qui esquissa un grand sourire malgré ses lèvres douloureuses.
- Nous pourrions au moins lui permettre d'essayer, Oyabun, suggéra avec calme Genji, en envoyant un micro sourire en direction du seul adolescent dans la pièce. Il reste votre fils, il n'en a certes jamais voulu jusqu'à présent mais il possède tout autant le droit d'hériter du clan que le Jeune maître Kaito.
Recevoir l'aide du conseiller fut si inattendu que la bouche de Sora manqua de se décrocher sous le choc. Il s'était préparé à davantage de refus que ce à quoi il se confrontait.
- Il est vrai. Tu as raison, Genji, soupira longuement Hizashi.
Genji se tourna vers l'adolescent.
- Jeune maître Sora. Veuillez excusez ma question soudaine, mais pourquoi souhaitez-vous autant cette place de chef du clan ?
L'expression jusqu'à présent neutre de Sora s'assombrit.
- Car j'en ai plus qu'assez.
Ouais, Sora en avait plus qu'assez de ne rien dire, de se taire en espérant couler des jours paisibles, de ne jamais faire parler de lui pour espérer être libéré de ses entraves, de demeurer inexistant aux yeux de sa propre famille. Il en avait assez qu'on l'oublie par simple peur d'une guerre intestine de clan.
Si ce clan avait décrété que son existence valait une guerre, tel le dragon des tempêtes, il les faucherait tous de leurs destriers.
- Ma servante et mon garde du corps ont été malmenés à cause de mon incapacité à me défendre, à cause du fait que je n'ai aucune influence. Alors j'ai décidé que j'en avais assez d'encaisser. Depuis que j'ai reçu des coups, j'ai décidé de les rendre.
Ses paroles avaient jeté un froid sur l'assemblée. Sora aurait voulu profiter davantage de ce petit effet, cependant, Hizashi, l'air profondément mal à l'aise, ne lui en offrit pas l'opportunité.
- Quelles sont les conditions dont tu parlais précédemment, fils ?
Sora fut incapable de masquer la profonde inspiration dont il eut besoin pour commencer à parler. Ce n'était pas le moment pour ses nerfs de lâcher.
'Encore un peu. Juste un peu.'
- Je ne souhaite pas habiter à la maison principale.
- Que veux-tu dire ?, questionna Hizashi, avec perplexité.
- Ma maison est la résidence secondaire. Je souhaiterais y vivre. Voilà ma première condition.
D'autant plus nerveux par rapport à ce qui s'apprêtait à suivre, Sora prit une profonde goulée d'air.
- La seconde est que… à l'image de toutes les factions présentes dans ce clan, j'aimerais que vous me donniez l'autorisation de fonder la mienne. Je ne compte pas prendre les subordonnés des uns ou des autres, je souhaite trouver mes supporters par moi-même. Telles sont mes deux conditions, Oyabun.
S'il voulait une chance de survivre dans cet endroit, il avait besoin de personnes de confiance, capables de protéger ses arrières.
- Et que nous offrez-vous en échange si nous acceptons ces deux requêtes ? questionna Genji, de sa voix si calme et apaisée. Si vous avez parlé de marché, c'est que vous y avez réfléchi, n'est-ce pas, Jeune maître ?
- Mais souviens-toi, Sora, stipula ensuite son grand-père, dont le sourire ne cessait de s'élargir au fil de la discussion. Ce doit être un échange équivalent. Deux requêtes, deux contreparties.
Conscient de sa posture actuelle dans cette demeure, Sora acquiesça lentement. Ce que venait de spécifier le conseiller de son père n'était pas tout à fait exact. Il n'avait pas véritablement réfléchi à cette partie du marché. Il avait simplement employé le terme de « contrat » pour espérer piquer leur curiosité. Or…
Dorénavant qu'il y était, il ne pouvait songer qu'à deux contreparties de taille.
- Je…, commença-t-il, en relevant ses iris azurées du sol, qu'il n'avait pas réalisé regarder depuis si longtemps, pour affronter le regard pénétrant de son père. Ayant été au cœur de ce gang durant mon enlèvement, j'ai parfois pu entendre des morceaux de leurs discussions. C'est pourquoi je vous procurerai toutes les informations utiles que j'ai pu emmagasiner durant ces quelques jours.
Hizashi opina sans plus tarder, visiblement satisfait de cette première contrepartie.
- Qu'en est-il de la deuxième ?
La gorge affreusement sèche et la langue pâteuse, Sora se prépara mentalement à lancer son dernier coup de poker.
- Ma seconde contrepartie est que… J'ai eu vent de l'anniversaire récent de mon jeune frère, je sais être son aîné de quelques mois. Entrer dans le processus de succession avant lui ne me semblerait pas équitable, en particulier si l'on tient compte du fait que mon existence vient d'être découverte. C'est pour cette raison que je propose de commencer le processus de succession en même temps pour nous deux.
Cette fois, Sora avait posé ses dernières cartes, qu'il espérait gagnantes. Le coup de bluff s'arrêtait là, il était à court d'idée, complètement à sec. Si cela ne fonctionnait pas, il était fichu.
- Fils, reprit enfin Hizashi, après s'être concerté du regard avec ses conseillers, j'ai bien entendu tes conditions, et je pense pouvoir accéder à une de tes requêtes.
- Mais pas à toutes, comprit l'adolescent, qui s'évertuait à se concentrer malgré le brasier qui bouillonnait dans ses côtes.
Hizashi acquiesça.
- Mais pas à toutes, en effet. Le fait que tu aies réfléchi à la position de ton frère est respectable, c'est pourquoi, pour te prouver notre gratitude, ton grand-père continuera de t'assurer des fonds réguliers. Subvenir à tes besoins n'a jamais cessé d'être dans mes projets, c'est un parti pris qui m'incombe et que nous respecterons. En revanche, je ne peux pas te laisser retourner dans la maison secondaire, les risques sont trop nombreux.
Les sourcils de Sora se froncèrent, arborant du mécontentement.
- Parce que les autres savent où je me trouve ?
En faisant référence aux « autres », Sora avait fait référence à toutes les pointures du clan qui l'avaient et l'auraient à l'avenir dans le collimateur. Il n'avait pas d'indice quant à leur nombre, mais en se référant aux termes employés par Senku, qui avaient parlé de « frères d'armes » en usant du pluriel, ils devaient être au moins un petit groupe.
- Précisément, acquiesça Hizashi. Si tu as conscience de ce problème, la question ne se pose plus. Personne ne peut prévoir ce qui pourrait t'arriver maintenant que les autres branches du clan ont appris ton existence.
Sora aurait bien grogné de frustration. Il savait que négocier ne serait pas un pari gagné d'avance, mais il avait jugé que ses recommandations étaient suffisamment réglementaires et fairplays pour ne rencontrer aucune difficulté lors de leur discussion.
- Je ne souhaite pas rester à la maison principale. Je pensais avoir été concis quand je vous ai exposé mes conditions.
- Et je ne peux te laisser retourner à la maison secondaire. Si tu restes à la maison principale, ta sécurité sera assurée. Tu seras entouré des meilleurs gardes du corps. Personne ne cherchera à te nuire.
- Il y a méprise, Oyabun, je ne demande pas à être protégé, je veux juste qu'on me donne la liberté que je n'ai jamais eu. Si vous me retenez ici, j'estimerai que vous ne respectez pas votre part du contrat et les négociations cesseront.
- Fils.
- Sora.
« Fils » par-ci, « Fils » par-là, l'adolescent commençait à sincèrement en avoir par-dessus la tête. Rien ne l'agaçait d'emblée que la mauvaise foi et les comportements hypocrites. Ce fut ce qui le poussa à se montrer très clair.
- Mon prénom est Sora. Je ne suis ni « fils », ni « l'héritier illégitime », Oyabun, mais Sora Ryūno.
- Sora, souffla Hizashi, ayant l'air d'encaisser le coup, ses doigts pinçant l'arrête de son nez. Si je te renvoie à la maison secondaire, je dois augmenter les effectifs de ta protection. Or, cela m'est compliqué à faire à l'heure actuelle.
- Parce que vous suspectez un de vos subordonnés d'être une taupe ?
La question de Sora souleva une seconde vague de visages interdits chez les hommes de la pièce. À contrario, la seule émotion qui se manifestait sur la figure finaude du jeune héritier n'était que de la neutralité, comme si sa question n'était pas plus intéressante que l'annonce de la pluie à la chaîne météo du matin.
- Vous pensiez vraiment que je ne m'en douterais pas ?
Evidemment que Sora le savait, ce n'était pas bien difficile à deviner. Si son existence avait été gardée si secrète, comment ce gang avait-il pu avoir l'information sur sa localisation ? La réponse était toute trouvée : ils l'avaient eu par quelqu'un étant au courant de son existence, et donc faisant partie des plus proches sujets du chef.
Sora suspectait même que la personne qui tirait les ficèles de son enlèvement était quelqu'un de la faction soutenant le fils légitime.
Un détail l'avait énormément chiffonné tout ce temps : comment avaient-ils su l'adresse de la maison secondaire ? Les Ryūno possédaient bon nombres de bâtiments à leur nom, alors par quels moyens avaient-ils eu vent que Sora habitait là ?
Il était évident que quelqu'un, une personne que l'on aurait tendance à croire, avait dû leur faire croire que cette information était vraie. Par ce cheminement de réflexion, il ne pouvait y avoir comme candidat idéal qu'une personne qui serait suffisamment proche du chef pour avoir sa confiance et être dans la confidence.
Qui correspondrait mieux à cette description si ce n'était une personne haut-gradée soutenant en secret la faction de l'héritier légitime ?
Hizashi affaissa les épaules.
- Si tu as pu arriver à cette conclusion, tu peux comprendre ma réticence à te laisser retourner à la maison secondaire. Je ne peux t'offrir d'endroit plus sûr que les murs de la maison principale.
Un des sourcils de Sora tressauta imperceptiblement.
- Je peux la comprendre sans pour autant l'accepter. Ces murs dont vous parlez, Oyabun, sont des murs qui ne m'ont jamais accueilli comme un véritable foyer l'aurait fait. La preuve est que vous avez licencié ma servante, qui m'a pourtant servi toutes ces années sans faillir, et qui a été autant malmenée que moi tandis qu'elle se débattait comme une lionne pour me porter secours.
Sora ne voulait guère d'un endroit pareil comme seule porte de sortie.
- Tadashi avait pour mission de veiller sur toi et elle a failli à son devoir, il est donc normal que j'applique des sanctions. C'est mon devoir de chef de punir qui ne respecte pas les règles de ce clan.
Le poids d'une large main sur son épaule, la même main qui tantôt s'était écrasée contre sa colonne vertébrale, manqua de faire sursauter Sora. Le jeune héritier du clan, qui s'apprêtait à rétorquer à l'oyabun avec véhémence, se rétracta et porta une expression mi étourdie mi interrogatrice sur son grand-père. Sans qu'il ne puisse lui poser la question sur la raison de ce geste, cependant, Genji intervint dans la discussion :
- Jeune maître Sora, nous comprenons votre envie de retourner à vos vieilles habitudes. Cela dit, le jour de votre enlèvement, la maison secondaire a subi bien des dégâts qui demanderont du temps à être remis en état. Nous devons nous assurer que la demeure puisse vous accueillir en bonne et due forme.
Le susnommé considéra longuement l'information, avant de demander avec prudence :
- Alors, si j'accepte de rester à la maison principale le temps des réparations, vous me laisserez y retourner ?
Sora savait qu'il était pour ainsi dire pas en position de supériorité pour forcer plus que ce qu'il n'était raisonnable.
En ce moment-même, son importance dans le clan était évaluée et remise en question par tous les hommes présents dans la pièce, toutefois il refusait de flancher à la première difficulté venue. Il ne plierait pas genou ni ne courberait l'échine. Il ne l'avait que trop fait durant toutes ces années. Sa liberté et celle des siens était en jeu ; il la défendrait bec et ongles.
- Hizashi, fit soudain la voix portante de Shigeru, surprenant tout le monde. Laisse-moi m'occuper de Sora. S'il veut retourner à la maison secondaire, qu'il en soit ainsi. Je ne pense pas que nous sommes en position de lui en tenir rigueur. Tout ce qui importe véritablement, c'est que Kaito puisse lui aussi proclamer son droit à la succession en même temps que Sora. Quant à sa protection, poursuivit le vieil homme, avant de se faire couper par son petit-fils.
- Je n'ai pas besoin de vos gardes du corps. Je m'en trouverai un.
- La question n'est pas à prendre à la légère, Jeune maître, contra Genji, sur le ton du reproche. Toshiro et ses hommes font partie de l'élite du clan, aucun garde du corps lambda ne sera aussi efficace et vivace en cas de problème qu'eux.
- Je vous l'ai dit, je choisirai mes hommes moi-même. User de la garde rapprochée de l'Oyabun n'éveillerait que plus les soupçons des personnes de l'extérieur, qui seraient prompt à prôner le favoritisme.
- C'est envisageable, il est vrai, convint le conseiller. Malgré cela, si nous voulons respecter notre part du marché, votre sécurité nous est primordiale.
Sora se renfrogna.
- Dans ce cas, je n'ai qu'à trouver un garde du corps qui réponde à vos critères.
- C'est une option, effectivement, accepta finalement Hizashi, après y avoir porté attention. Mais jusqu'à ce que tu trouves ton garde du corps personnel, tu disposeras toujours d'une garde rapprochée. Je laisse à ton grand-père les rênes des opérations.
- Ça me convient.
- Puisque nous ne pouvons vous octroyer qu'une seule de vos demandes, avez-vous une autre requête ?
Sora ne s'attendait pas à ce que Genji lui propose d'émettre une autre requête pour équilibrer la balance. Il était déjà suffisamment soulagé qu'on lui ait permis de fonder sa propre faction dont la teneur serait reconnue par les différentes pointures du clan, qu'il n'avait pas considéré cette possibilité.
- Euh… fit-il, sans trop savoir quoi dire, clairement pris au dépourvu.
Il s'accorda un instant de réflexion. Que lui manquait-il ? Maintenant qu'il disposait de l'assurance de sa liberté d'actions, il ne lui restait rien d'autres à combler… mis à part…
- Je souhaiterais qu'on m'autorise à inspecter la maison secondaire avant que les travaux ne commencent.
Des indices. Sora avait besoin d'indices, d'informations, de n'importe quelle piste pouvant le mener à la découverte de la tête pensante derrière son enlèvement.
- Entendu, approuva sans délais Hizashi.
- Cette condition me semble en effet raisonnable, acquiesça à son tour Genji, qui avait ébauché l'ombre d'un sourire en coin.
- De plus, surenchérit le chef du clan, en évitant de s'attarder sur l'air suffisant de son paternel, qui ne s'amusait que bien trop de son dialogue avec son fils. Tel qu'il a été dit, tu résideras dans la maison principale et prendras part aux rassemblements qui auront lieu dans les prochains mois.
Hizashi ne s'attarda pas sur l'air peu enchanté de son fils, qui décidément regrettait déjà d'avoir à assister à des réunions bondées de monde pour espérer qu'on le prenne au sérieux, et continua d'apposer ses conditions les unes à la suite des autres.
- Il m'est désormais impossible de te garder à l'écart des membres les plus importants du clan. Il est préférable que tous connaissent ton visage, entendent tes paroles et tirent leurs propres conclusions. Tu demeures un héritier que j'ai officiellement reconnu, tous les yeux seront portés vers toi. Il en va de ton devoir de respecter tes obligations maintenant qu'il m'est impossible de te préserver de celles-ci. Les retarder à plus tard ne serait qu'une circonstance aggravante supplémentaire.
Sora dut mordre sur sa chique pour éviter de jurer. Bordel.
Il avait soupçonné un scénario du genre, mais pas à si grande échelle. Combien étaient-ils dans ce fichu clan ?
Il ravala sa salive, puis acquiesça d'un mouvement crispé du chef.
- Très bien, faisons comme ça.
L'adolescent salua sans dire un mot l'assemblée, avant de se diriger vers la porte. Il avait remis les points sur les « i » et les barres sur les « t », il pouvait déguerpir de cet endroit.
En s'avançant d'une démarche boitillante vers l'entrée de la pièce, il s'arrêta et fit brusquement une volteface à cent quatre-vingt degrés. Ses yeux azurés brossèrent l'assemblée avant que l'adolescent ne s'exprime avec grand détachement :
- J'allais oublier ! Maintenant que vous avez renvoyé ma servante, je vais l'embaucher moi-même, et au risque de vous offusquer, cette ligne du contrat n'est pas réfutable. Sur ce, si vous voulez bien m'excuser.
Ceci dit, il sortit de la pièce. Le troisième crochet du droit qu'il avait prévu avait lui aussi fait mouche.
Il était l'heure pour lui d'aller s'évanouir dans sa chambre.
Le chef et ses acolytes purent entendre derrière la paroi le jeune adolescent glisser, mécontent, à Toshiro : « Merci de m'avoir conduit. Inutile de me raccompagner, je connais le chemin. Le contrat ne prendra effet que quand je me réveillerai. ».
Plus un son ni un bruit ne fut percevable une fois que ses pas eurent fini de s'éloigner.
~ x.X.x ~
Il fallut attendre le départ de Genji Asano, le père de Toshiro, pour que Hizashi soit enfin en mesure de souffler. Baignée dans une absence de bruit, la pièce s'était lentement assombrie dès le début de soirée. Bientôt, il serait l'heure d'allumer les lumières.
Le chef du clan Ryūno laissa passer un soupir entre ses lèvres, une de ses paumes de mains vint lécher de bas en haut, avec la lenteur de l'épuisement psychologique, son visage cerné.
Les yeux rivés sur le jardin japonais qui embellissait la demeure, Hizashi tourna la tête vers le second occupant des lieux, l'homme qui l'avait précédé à la tête de ce clan et qui avait, de son temps, porté les Ryūno à leur âge d'or, son père, Shigeru Ryūno.
- Il m'a appelé « Oyabun ».
Les mots s'étaient formés d'eux-mêmes. Hizashi mit une seconde à réaliser qu'il était celui à les avoir prononcés, ainsi qu'à comprendre que cela était la raison à l'origine de son peu de concentration durant les entretiens du jour. Ce constat, ces mots qu'il avait mis un temps peut-être trop important à accepter, s'était comme mué d'une force extérieure à la sienne.
À ses côtés, son père se contentait de siroter sa tasse de thé vert qu'une servante avait apporté. Le seul signe qui affirmait qu'il l'écoutait avec attention son successeur était son seul œil brillant vissé sur lui.
- La dernière fois que l'on s'était vu, il m'avait encore appelé « père ». Mais aujourd'hui, il n'a rien prononcé d'autre que « Oyabun ».
- Il s'adressait au chef du clan, fit remarquer Shigeru, après une gorgée brûlante de thé. Dans ce genre de situation, il est important de mettre en avant le titre avant le lien de parenté, tout simplement. Il a eu raison sur ce point, ne penses-tu pas ?
Le visage de l'actuel chef de clan s'assombrit aux mots de son père. Ce dernier aperçut ce changement et haussa un sourcil.
- Que trouves-tu de si choquant à cela, Hizashi ?
- Le fait que jamais cela ne m'avait traversé l'esprit, père.
Comme pour le forcer à vider son sac, Shigeru dévala une autre goulée de sa boisson fumante et reporta son œil luisant sur lui.
- Le jour où il est arrivé, souffla Hizashi, qui avait l'air si pâle en cet instant, après avoir été dans l'obligation de supporter la même rengaine de différents membres importants du clan depuis la matinée. Le jour où cet enfant a passé le pas de la porte, dans vos bras, je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer à quel point il ne me ressemblait pas, il n'avait que les traits de sa mère. Peut-être est-ce ma punition pour avoir été aussi distant avec lui ?
Comprenant que son père n'était pas décidé à lui répondre, Hizashi laissa siffler une brise fraîche aux odeurs du printemps avant de dire :
- Père, suis-je vraiment le parent qu'il fallait à cet enfant ? Le jour de l'arrivée au monde de Kaito, mon univers entier s'est mis à tourner autour de son bien-être.
La voix d'ordinaire si assurée et monocorde du second du nom avait tressailli. Pour un homme aussi rigide, ce court changement dans l'intonation de sa voix en disait long sur les émotions violentes qui se bousculaient dans son for intérieur.
- Or, cet enfant… Cet enfant, si différent de moi… Je n'ai jamais su comment l'approcher, ni comment me comporter avec lui.
Hizashi s'accorda encore quelques secondes de réflexion avant d'avouer du bout des lèvres :
- Aujourd'hui, cet enfant m'a donné la sensation d'être mon exact opposé.
Il y avait cela, oui, qui l'avait dérangé lors de l'entrevue avec Sora. Or, autre chose s'était divulgué à lui, aujourd'hui, lorsqu'il avait croisé ce regard si intense que lui, Hizashi, n'avait jamais pu avoir à son âge et même par la suite.
- Aujourd'hui, père… Cet enfant vous ressemblait davantage que ce qu'il ne me ressemblera jamais. Cet enfant, son caractère et sa manie de défier les autres… Il les tient tous les deux de vous.
En ce jour, Hizashi avait compris ce qui l'avait éloigné de cet enfant dès le début : à l'instar de son père, Shigeru, Sora ressemblait à une force de la nature que lui, Hizashi, n'avait jamais pu devenir. Ses yeux azurs étaient aussi cinglants et pénétrants que le tonnerre s'écrasant sur la plaine.
Shigeru ne prit pas la peine de fournir de réponse immédiatement. Il porta d'abord sa tasse à ses lèvres, ensuite la déposa devant lui. À défaut d'un mot de réconfort auquel on pourrait s'attendre d'un parent, sa réponse ne combla le vide d'aucune des questions muettes posées par son fils.
- Hizashi, je t'ai toujours soutenu dans chacune de tes décisions. Je sais que tu as les qualités qu'il faut pour maintenir ce clan au sommet, je n'aurais jamais laissé ma place à un incompétent. Mais il t'arrive d'être trop laxiste. Un chef se doit d'être juste dans ses décisions et d'assumer ses actes s'il veut gagner le respect de ses sujets. Si tu veux te racheter auprès de qui tu as fait du tords, je te donne ce conseil en tant qu'ancien chef, il serait temps que tu ressers la vis.
Contrairement à ce à quoi on pourrait s'attendre d'un parent dans la norme, qui aurait fait ce qui était en son pouvoir pour remonter le moral de sa descendance dans des temps difficiles, Shigeru Ryūno n'avait jamais hésité à se montrer sévère, parfois cassant quand il estimait que la situation l'exigeait.
Hizashi avait grandi dans ce cadre de vie mêlant à la fois la violence, la mort et la sévérité, le tout saupoudré de règles soutenant en piliers porteurs les fondements du clan. Shigeru, son père, était un homme complexe qu'il fallait savoir cerner pour espérer gagner son respect.
Les qualités et les défauts n'étaient que poussière aux yeux de cette légende vivante du monde yakuzas, ce qui importait réellement étaient les valeurs colportées par l'individu.
- Hizashi, reprit le vieil homme à la balafre. Aurais-tu oublié la devise de ce clan, qui a fait notre renommée fut un temps et qui demeure notre plus grande fierté ?
À l'unisson des deux voix caverneuses, la devise qui avait porté le clan depuis ses fondations fut récitée tel un mantra :
- Le dragon ne craint pas le ciel de tempête, il le gouverne.
Shigeru s'esclaffa d'un rire rauque et puissant.
- Tu vois que tu t'en souviens !
- Comment l'oublier quand elle est inscrite sur chacun des murs de cette bâtisse, et que vous ne cessiez de me la répéter à la moindre occasion lorsque je n'étais encore qu'un enfant ?
- Il faut battre le fer d'un katana pendant qu'il est encore chaud, la lame n'en sera que de meilleure qualité !
L'homme engloutit le fond de sa tasse de thé en une gorgée et quitta sa position assise. Ses pieds l'amenèrent devant la porte menant au couloir. La silhouette de muscles de l'ancien chef se dessina en ombres chinoises contre le pan de papier, et tandis que le précédant chef du clan Ryūno ouvrait puis refermait la porte coulissante derrière lui, Hizashi l'entendit dire d'une voix ne laissant planer aucun soupçon de doute sur ses convictions :
- Souviens-toi, Hizashi. Je ne tolèrerai aucun écart de la part des mauvaises langues. Quoi qu'on puisse en dire, et quoi que tu puisses en penser, Sora est mon petit-fils, au même titre que Kaito.
Hizashi ne quitta la porte du regard que quand une faible brise aux effluves fleuries s'insinua dans la pièce par la porte menant au jardin. Le message de son prédécesseur était clair : du ménage dans les rangs s'imposait.