10h33
Losvitch se regarde dans le miroir de la salle de bain. Ses cheveux ébouriffés se dressent sur le côté de sa tête. Il n'a presque pas dormi cette nuit. Le jeune homme crache son dentifrice, rince sa bouche et revient vers son dressing. Il choisit un jean large, simple et enfile la chemise réglementaire. Heureusement que Notari a évolué depuis le siècle dernier ; il aurait détesté devoir porter des skinny bleu. L'adolescent attrape un peigne, passe un coup ou deux, s'asperge de parfum et juge qu'il est fin prêt. Il retournera dans sa chambre après les discours des premières années et des nouveaux.
- « Salut, bien dormi ? »
Jay attend dans la cuisine avec un verre d'eau à la main. Ses cheveux bruns sont encore mouillés, signe qu'il doit les avoir lavés ce matin.
- « Ça va, ouais. »
Losvitch tangue d'épuisement. Il était parti, puis était revenu vers une heure et demie du matin dans les cuisines. Il avait pensé pouvoir remplir ses neuf heures de sommeil, mais un contretemps était survenu. Elle était survenue, se corrige-t-il.
- « Salut toi ! »
Tom apparait derrière lui. Il remarque sa fatigue d'un coup d'œil.
- « Tu as l'air crevé ! »
Tom Brown est son meilleur pote depuis la primaire. Ils se confient l'un à l'autre depuis des années. Aucun détail ne lui échappe.
- « Viens, on y va ! »
Il l'entraine dans le couloir. Les deux garçons marchent quelques mètres le temps de s'éloigner des autres. Une fois qu'ils sont à part, il commence à l'attaquer de questions.
- « Tu es rentré à quatre heures du mat hier ! Qu'est-ce que tu foutais ? »
- « J'étais à la cuisine commune pourquoi ? »
Tom le regarde avec intensité. On aurait dit qu'il pouvait lire dans la tête de son ami : J'ai rencontré la nouvelle, elle est canon, mais très chiante et on a discuté pendant deux heures et c'est pour ça que je suis aussi fatigué.
- « J'ai fait la connaissance d'Eillana. C'est une gosse de riche agaçante qui vient d'arriver cette année. »
Losvitch détourne le regard en voyant les yeux de Tom devenir rond comme des billes. En dix-sept ans de vie, le jeune homme n'a jamais eu une seule copine (il en a refusé beaucoup par ailleurs) et ne parle jamais d'aucune fille.
- « Une nouvelle hein ? »
- « Oui. »
- « Vous avez parlé tout ce temps ? »
- « Je n'ai fait que la documenter sur le fonctionnement de Notari puisqu'Aline et ses amies n'on pas pris la peine de le faire. »
- « C'est celle que les gars de l'équipe ont vu dans le couloir ? »
- « Oui. »
Tom sourit.
- « Arrête. »
- « Quoi, je n'ai rien dit ! »
Mais Losvitch voie parfaitement son sourire en coin.
Le dôme est plein à craquer. Tous les étudiants, de deuxième à neuvième années, sont réunis sur les sièges. Devant : la scène ; imposante structure au sol de bois lustré et aux grands rideaux noirs, leur fait face. Losvitch se remémore à quel point il était stressé de faire son discours de présentation.Les nouveaux et les premières années y passeront tous un par un. C'est le moment qui définit leur place dans la hiérarchie, c'est l'instant où il faut montrer la meilleure facette de soi-même au risque d'être la risée de l'établissement. C'est aussi le moment où la moitié renonce à tout effort et se met à sangloter arrivé devant la foule.
- « Excusez-moi, excusez-moi ! »
Madame Estrasir est plantée devant l'assemblée, ses chaussures, plus haute que jamais, s'enfoncent dans le sol.
- « Bonjour à tous, je suis très heureuse de démarrer cette nouvelle année à Notari ! »
Le silence se fait, jusqu'à ce que les spectateurs se rendent compte que la directrice attendait une réponse à sa brève intervention. Des applaudissements de convenance retentissent alors.
- « Pour commencer accueillons les élèves du cursus un ! »Losvitch regarde ses amis s'agiter autour de lui. Tout le monde est intéressé par les nouvelles têtes. Il sait déjà que l'équipe de football, un peu plus bas, est concentrée pour repérer de potentiel membre (et les nouvelles filles accessoirement).
Depuis l'une des rangées les plus perchées, il admire la vue plongeante qu'il a sur le reste de la salle. Hall s'est installé juste derrière lui, près de Tess. Aline est assise à sa droite, le bras de Jay autour de ses épaules ; et Tom à côté de lui, maintient Joy assise sur ses genoux. Une place vide attend du côté de la blonde. Le sac à main jaune qui se trouve dessus signifie réservé.
- « Bonjour à tous, je m'appelle... Je m'appelle... Fabiola. » une petite brune au carré avec des lunettes fuchsia a pris possession du micro. Ses lèvres tremblent et elle tripote les pans de sa robe de discours. « J'espère qu'on passera une bonne année ensemble. »Fabiola fait tomber le micro par terre, ce qui entraine un bruit aigu et assourdissant. Elle s'échappe de la scène, les larmes aux yeux.
- « Pauvre petite. » soupire ironiquement Aline.
Tess et elle échangent un regard rieur.
- « Salut, moi c'est Cole, je viens de Sra. J'aime le sport et faire la fête. J'espère m'intégrer ici ! »
Il quitte la scène après son discours-éclair sous les applaudissements enthousiastes des filles du troisième rang, et va rejoindre l'équipe de football.
- « Veuillez accueillir Georgina... »
Une longue heure s'écoule avant que les premières années ne soient toutes passés. Les présentations ont alterné entre catastrophe et réussite ; le stress est tellement fort chez certain que Losvitch peut apercevoir des gouttes de sueurs s'égouttées sur le front des étudiants du cursus un.Joy, qui dort paisiblement contre l'épaule de Tom, se réveille en sursaut lorsqu'elle entend le prénom Eillana. Losvitch tourne sa tête vers l'estrade où se trouve le micro. Eillana vient d'arriver sur scène. Ses cheveux ruissèlent sur sa robe noire de discours, ses yeux bleus brillants n'énoncent aucune peur. Elle sait très bien ce qu'elle fait. Elle est accueillie par quelques sifflements et des claps dynamiques.
- « Je vous présente mademoiselle... »
- « Je crois que je vais y arriver. »
La foule rit lorsque la jeune fille attrape le micro.
- « Oui, donc je pense que vous l'avez compris, moi c'est Eillana. Je suis en deuxième année et je suis heureuse d'être ici. Je pense que je vais ralentir le rythme de mes paroles... » elle lance un sourire ivoire aux spectateurs qui relancent les applaudissements. « J'aime courir, cuisiner, la chimie, faire la fête et sortir avec mes potes. Invitez-moi à boire ! J'espère qu'on sera amis et merci de m'avoir écouté ! »
Elle esquisse une révérence.
- « Je peux être ton ami ! »
- « Moi aussi ! »
- « Je peux t'inviter !? »
Eillana affiche une moue faussement humble tandis que la foule scande son nom. Lors de son ascension dans les escaliers, les gens applaudissent comme si elle venait de gagner une médaille aux championnats du monde. Ridicule. Losvitch s'enfonce dans son dossier. C'est très facile de se faire aimé quand on ressemble à un ange et qu'on est assez intelligent pour en tirer profitArrivée en haut, Eillana se pose sur la place vide. Toutes les têtes pivotent vers elle.
- « Moi c'est Jay ! »
- « Hall !
- « Tom ! »
- « Eillana. Heureuse de faire votre connaissance ! »
Ses lèvres sont étirées en un sourire infaillible qui aurait déstabilisé n'importe qui.
- « Losvitch. »
Il lui tend froidement la main, tentant de garder un maximum de sérieux. Elle la serre fermement avec une pointe de malice dans les yeux. Tom lui balance un coup de coude.
- « Votre attention s'il vous plait. » Les étudiants se tournent vers Madame Estrasir qui a repris la parole. « Je tiens à rappeler que la dégradation de matériel est un délit que nous ne tolérons pas ici. Il y a eu un signalement m'apprenant qu'une tasse a été brisé dans la cuisine du troisième étage ! »
Eillana se tourne instinctivement vers le garçon. Il pointe son doigt sur elle tandis que la directrice continue son sermon plombant. Aline suit du regard leurs visages avec une expression peu amusée.
- « Qu'est-ce qu'il y a ? » demande Jay en caressant sa joue.
- « Rien. »Pourtant, un éclair de jalousie était passé dans ses yeux.
* * *
Eillana frotte ses mains avec le savon de sa chambre plusieurs fois d'affilées. Le micro qu'elle avait tenu était devenu moite après le passage des premières années et ses mains puent la transpiration. Elle retire sa tenue de discours qui pèse sur son dos et la balance de l'autre côté de son lit.Eillana se regarde dans la glace en tournant sur elle-même. Le miroir reflète la jolie jupe grise à carreaux de l'uniforme et le haut satiné dos nus qu'elle porte. Un blazer court en cuir est déposé sur ses épaules, sans qu'elle en ait enfilé les manches. Cette tenue l'aiderait mieux à se fondre dans la masse que cette énorme robe qu'elle portait tout à l'heure. Elle enfourne ses clés et son téléphone dans son sac à main et sort de la chambre.
Le réfectoire est un espace immense disposant de deux étages distincts. Le sol est fait de carrelage blanc et la presque totalité des murs de la cafète sont vitrés. De grandes tables entourées de banquettes capitonnées sont répartis dans l'espace et le self côté porte déborde de mets. La hauteur sous plafond doit au moins faire dix mètres et le tout réunis au moins deux cents mètres carrés. L'architecte qui a conçu cette cantine doit être très doué.
La table du nouveau groupe d'amis d'Eillana est placée près d'une vitre horizontale. Cet emplacement a été choisi de sorte que tout le monde puisse les voir, sans vraiment entendre ce qu'ils disent. Les admirer rectifie intérieurement la jeune fille en se remémorant les histoires de hiérarchie de Losvitch.L'adolescente tient fermement son plateau. Son verre plein à ras bord tangue dangereusement sur le plastique. Malgré tout, elle tente tant bien que mal de garder un pas confiant, mais ses talons cristallins lui tuent les pieds et la maintiennent dans une position étroite.
- « Eillana ! » la hèle Aline depuis la baquette.
L'adolescente s'installe entre Joy et une blonde vénissienne qui porte les couleurs des cheerleaders. Ils forment un groupe de douze, attroupé autour des plateaux.La conversation va bon train durant la première partie du déjeuner. Eillana est assaillie de questions et devient le centre du monde -ce qui fait grincer des dents Aline.
- « Salut. »
Un silence pesant s'installe à l'arrivée d'une étudiante un peu ronde aux cheveux de jais. Une lueur hésitante traverse ses yeux gris lorsqu'ils glissent sur la nouvelle du groupe.
- « Salut. » murmure en écho Tess.
Joy fait mine d'ouvrir la bouche, mais se ravise.
- « Qu'est-ce que tu fais ici ? »
Aline se dresse sur ses jambes d'un mouvements vif, attirant l'attention sur leur table.
- « Tu n'as plus ta place à notre table au cas où tu l'aurais oublié. »
- « Laisse tomber. » murmure Jay pour la détendre en attrapant le bras de sa copine.
La cheerleader assise près d'Eillana commence à filmer. Dans la cafétéria, tous les visages sont tournés vers eux. Même ceux du deuxième étage se sont rapprochés des balcons.
- « Je crois que je vais y aller. »
- « Non, reste ! »Aline lui barre la route. Les bras croisés, elle la toise de bas en haut.
- « Les vacances ne t'ont pas réussi apparemment. »
- « J'y vais. » La brune la regarde faire quelques mètres avant de lui faire un croche-patte. La fille se ramasse par terre.
- « Aline, arrête ça ! » Losvitch serre les poings sur sa chaise. Eillana voit à quel point il brûle d'envie d'expédier cette peste à l'autre bout du monde.
- « Sale trainée ! Tu me trahis et après tu as le culot de venir dire salut ?! Oses revenir... »
Eillana se lève précipitamment. Elle va s'agenouiller près de l'inconnue et l'aide à se remettre debout.
- « Mais ça va pas ? »
- « Ne t'en mêles pas. Ce n'est que ton deuxième jour ici alors évite de nuire à ton image. »- « Je n'en ai rien à faire de mon image.
- "C'est plutôt toi qui devrais avoir du mal à regarder la tienne dans le miroir. »
Aline laisse échapper un petit rire.
- « Tu te sens supérieure à aider Miss Dumpling ? »
Des pouffements retentissent dans la salle à l'énonciation de ce surnom.
- « Tu te crois supérieure à jouer les reines des abeilles autoproclamées ? Suis-moi, je vais te prêter une chemise de rechange. »
Eillana fait mine de partir.
- « Pars et plus jamais tu ne repointeras tes fesses devant moi. Tu penses que j'ai été trompé par ton petit jeu d'innocente ? Qu'est-ce que je sais de toi mis à part que tu adores jouer les mystérieuses en restant silencieuse sur ta famille. Je n'avais jamais vu quelqu'un aussi déstabilisée de recevoir un message de son pè... »
Tess se couvre la bouche de sa main. Les étudiants présents ont le souffle coupé. Cette gifle était partie toute seule. Pas très forte, mais assez bruyante et enragée pour que la marque rouge de la main d'Eillana soit visible sur le visage d'Aline.
- « Fais attention à toi. Tu devrais avoir peur de ce que JE peux te faire et pas l'inverse. »
- « Espèce de... »
Eillana la fait valser à l'aide de sa jambe. Aline s'effondre de toute sa largeur sur la nourriture renversée du plateau de l'inconnue.
- « Oups. » murmure Eillana avec un sourire en coin.
La salle reste silencieuse environ trente secondes avant que tout le monde ne soit secoué d'un grand éclat de rire. Aline renifle, regarde autour d'elle, cherchant désespérément du soutien mais n'en trouve chez personne. Tess détourne le regard et celui de Jay s'emplit de perplexité. C'est un dilemme pour lui : aider sa copine ou rester assis à ne rien faire ? Il n'a pas le temps de se lever que celle-ci s'échappe de la salle en trottinant aussi vite que lui permettent ses bottines, suivies des moqueries des autres.
- « Viens ! »
L'horloge émet un tic-tac pesant. Barricadée derrière les murs rose-bonbon des toilettes des filles, Eillana s'attèle minutieusement à nettoyer l'égratignure de l'étudiante en face d'elle. La blessure n'est pas trop grave mais le verre avait tout de même laissé une entaille conséquente sur son bras.
- « Merci. » l'inconnue lève les yeux vers son interlocutrice. « Pour tout à l'heure. »
Son sourire est sincère.
- « De rien... quel est ton nom ? »
- « Aurelle. »
Son visage réverbère la lumière du grand miroir. Ses traits sont bien dessinés, on devine qu'elle avait dut être jolie. Avant que ces yeux clairs ne se ternissent, avant que son teint ne prenne cette couleur grise et morose qu'il possède aujourd'hui. La sonnerie retentit comme un réveil matin qui lui rappelle que sa journée n'est toujours pas finie.
- « Je dois y aller. » fait l'étudiante en se levant précipitamment. « Merci pour tout encore une fois !»
Aurelle lui adresse un dernier regard et prend la porte. Eillana ignore tout de ce qui avait bien put arriver avant, mais elle est quasiment sûre qu'Aline en est la cause.
14h12
Le plan de l'établissement que Mme Estrasir lui a refilé n'est pas très clair. Eillana se résigne à demander à un groupe de troisième année qui est planté près de la fenêtre du couloir. Ces derniers l'accueillent avec un grand sourire.
- « Excusez-moi je cherche la salle 132 ? »
- « Tu es la nouvelle non ? »
- « Euh... non... enfin oui. »
Un garçon grand à la chevelure rousse lance de petits applaudissements.
- « On t'a vu à la cafète et franchement ça fait du bien d'avoir quelqu'un comme toi ici ! »
La jeune fille est un peu gênée.
- « Euh... merci ! »
- « La salle 132 est au bout de l'allée à gauche. » intervient une autre troisième année.
L'adolescente les salue d'un sourire et s'échappe aussi vite que ses jambes lui permettent.
La cheerleader ayant filmé la scène s'appelle Vickeyna Miller. Mais tout le monde l'appelle Vick. Elle est la propriétaire du vlog de Notari, une plateforme initialement dédiée à faire transmettre des informations sur les cours aux élèves. Tout le monde avait trouvé ça plutôt ennuyeux ; donc Vick a eu la brillante idée de crée NN&G : NOTARI NEWS & GOSSIPS ( Notari, nouvelles et ragots). Et cette chaine-là n'a rien à voir avec le travail !
Eillana checke son téléphone. La vidéo de l'incident de la cantine avait été publiée quelques minutes plus tard après la fuite d'Aline -Vickenya a trouvé bon de rajouter quelques bruitages en arrière-plan,- et le clip compte déjà deux milles vues, soit la quasi-totalité des élèves. Les commentaires et les réactions fusent à toute vitesse.
LOUNA2 a commenté : des mois que tout le monde veut faire taire cette fille ! =)=)=)=) !
MATH83327 a commenté : vive la fin de la monarchie !
Eillana lève les yeux au ciel. Des dizaines d'autres messages continuent d'être envoyés. La plus grande partie insultent Aline et lui dise de redescendre sur terre, mais d'autre en revanche relance une vieille référence.
STOP4DT a commenté : mdr, miss dumpling qui s'en souviens ?
- Moi !
- Moi aussi !
Miss dumpling ? Cette année promet d'être pleine de surprise. Eillana quitte son portable du regard, le fourre dans son sac et ouvre lentement la porte de la salle 132.
La pièce est petite par rapport au reste du bâtiment. Des chaises en bois sont assemblées quatre par quatre sur des îlots de bureaux anciens. Une vieille dame rabougrie au bonnet bleu fronce les sourcils à son entrée.
- « Vous êtes en retard, mademoiselle. Mademoiselle ? »
- « Eillana. Excusez-moi je ne trouvais pas la classe. »
- « Asseyez-vous. »
L'adolescente serre les dents et va s'installer à côté d'un jeune homme roux aux cheveux bouclés mi-long. Ses yeux valsent du manuel d'histoire à son cahier. La personne en face d'elle ressemble à un farfadet endormi. Son regard dans le vague, il somnole, ouvrant les yeux de temps à autre pour vérifier l'heure qu'il est.
- « Simon Bellor ! » la vieille dame se met à trottiner jusqu'à son élève.
Elle lui assène une petite tape avec sa règle de bois.
- « Vous êtes en troisième année mais votre niveau en histoire et en géographie est trop bas pour que vous assistiez au cours de votre niveau. Je vous conseille de ne pas trop dormir si vous ne voulez pas rater vos trimestres. Encore ! »
La classe se met à rire. Simon bat des paupières quelques secondes avant de se réveiller complètement.
- « La bataille de Gram Merry fut gagné en 1874... »
Il se rendort aussitôt.
- « Mon dieu... »
La professeure le regarde plonger à nouveau dans le sommeil.
- « Page 327, exercices 22 à 29."
Eillana lève les yeux vers le garçon roux. Il ne semble pas lui prêter attention, trop occupé à écrire à une vitesse fulgurante. L'adolescente ouvre son manuel et commence les exercices.
L'histoire fait partie de ses matières favorites avec la chimie et la science magique. A ELidia, le surnaturel est plutôt fréquent. Les humains ne possèdent aucun pouvoirs mais les plantes et la plupart des objets qui les entourent sont dotés de caractéristiques que l'on peut dire magique. Etudier les sortes de pouvoir, exploiter des données pour deviner leurs forces et leurs faiblesses est l'activité qu'elle préfère. Eillana caresse anxieusement ses mains. Elle non plus n'est pas magique, mais parfois ce qu'elle sait faire de ses mains la rend anxieuse. Voir effrayée.
- « Est-ce que tu pourrais arrêter cet insupportable bruit de frottement ? »Son voisin continue de rédiger à toute vitesse mais son expression crispée indique que c'est lui qui a fait la remarque.
- « Excuse-moi ? » elle soupire effrontément et continue de se frotter les paumes.
- « Arrête je t'ai dit. »
Eillana lui enlève son cahier. S'il voulait qu'elle arrête, qu'il lui dise en face et pas en l'évitant ! Il redresse son regard profond. L'adolescente se sent soudain électrique. La panique monte dans son ventre, comprime son estomac et son cœur.- « Tu vas bien ? »Madame Steyphon se tourne vers la scène.
- « Owen Owel's pouvez-vous me dire ce qu'il se passe, vous perturbez le cours avec votre vacarme ! »
Un nouveau coup de chaud se dissipe en elle. Eillana se sent asphyxié. Son état empire lorsqu'elle distingue la fausse jambe du garçon.
- « Mademoiselle, qu'y-a-t-il ? »
La jeune fille se tourne avec difficulté vers Madame Steyphon.
- « Je ne me sens pas bien... »
Elle se lève et quitte la salle.
* * *
Aline tombe une nouvelle fois à l'écran. Tom glousse avant de revenir en arrière dans la vidéo.- « Arrête-ça ! » son ami lui arrache le téléphone des mains.Losvitch réprime un éclat de rire. L'humiliation d'Aline affecte plus Jay que sa copine elle-même...Lui, se sent plutôt d'humeur rieuse, un sourire satisfait dans le coin de ses lèvres. Aline, il la connait depuis qu'elle a trois ans. Il l'a vu grandir, il a vu son esprit se ternir à cause de ses principes de fille à papa pourrie gâtée, qui comble l'absence d'attention de ses parents par celui des personnes qu'elle fréquente. Cette nécessité d'être aimée avait fini par la ronger et son besoin d'amour a été remplacé par un besoin de pouvoir.
Malgré tout, elle n'a que ce qu'elle mérite.
- « On peut parler d'autre chose ? »
La question de Jay sonne comme une supplication. Lui aussi aime son image (moins qu'Aline) et il sait très bien que l'incident de ce midi aurait des répercussions. Après toutes ces années, Losvitch se demande encore ce qu'il peut bien trouver à cette fille prétentieuse.
- « Faut reconnaitre qu'elle l'a cherché. » surenchérit Tom. « Aurelle est pas très clean mais au point de l'humilier... »
- « Si ça avait été Joy tu ne parlerais pas autant. »
Le jeune homme rit. Mais ses membres sont crispés. C'est le point qu'il ne faut pas aborder avec lui. Joy avait été présente à chaque instant de sa dépression. Chaque fois que Losvitch venait le voir dans sa chambre d'hôpital, elle était aussi à son chevet.
- « Joy et Aline sont incomparables. Aline est une riche bécasse élitiste et Joy une fille réglo qui reconnait ses erreurs. »
- « Riche bécasse élitiste. » récite Jay avec sarcasme « Me vends pas que ta copine est née dans un milieu modeste ou qu'elle ne fait pas attention à ce que les autres pensent d'elle, je te croirait pas. »Losvitch sent la tension monter.
- « Ok... Et si on changeait de sujet ? Chacun ses choix. On ne vous a pas appris ça en cours de bienséance ? » tente-t-il avec le plus d'humour dont il peut faire preuve actuellement.
- « Certains choix sont plus logiques que d'autres. »
Les avis des deux garçons sont aussi intangibles que le roc.
Un grand fracas retentit. Les regards des trois étudiants se tournent vers l'origine du bruit. Eillana vient de valdinguer sur le sol. Sa respiration saccadée entrecoupée de sanglots, elle suffoque bruyamment, les mains dans ses cheveux. Le contenu de son sac renversé laisse apparaître ses clés, son téléphone et sa fiche d'emploi du temps. Losvitch s'agenouille et touche le front brûlant d'Eillana. Il est paniqué. Cette scène, il l'a déjà vécue quelques années auparavant, avec une autre. Le jeune homme tente désespérément de la faire réagir mais impossible : elle est recroquevillée dans un état transitionnel.
- « Elle n'a pas cours de quatorze à quinze heures ? »
- « Si. » confirme Jay en dépliant le papier, « Avec madame Steyphon. »
- « Tu peux te lever ? »
Le chuchotement de Losvitch à son oreille sort l'adolescente de son état second. Elle s'arrête de hoqueter, sans respirer correctement pour autant.
- « IL faut l'emmener à l'infirmerie. »
Tom soulève un bras, Losvitch l'autre et ils la mettent debout.
- « Je vais dire à madame Steyphon qu'elle a fait une crise d'angoisse. Allez-y sans moi. »
Jay leur fait un signe de la main et le groupe se sépare.
* * *
Un vent glacial s'infiltre par la fenêtre. L'infirmerie ressemble à un inquiétant vieil hôpital. Les lits sont recouverts de draps blancs et poussiéreux. Les murs clairs donnent une forte impression de vide, leurs papier peint rongés par le temps. La pièce sent le gel hydroalcoolique et cette odeur de talc et de javel que l'on retrouve chez le médecin. Une musique de fond presque inaudible est jouée sur un vieux gramophone rétro. Un homme aux yeux ternis de fatigue accueille les malades à l'entrée. La plupart restent cinq minutes, les autres sont renvoyés au bout de trente secondes.Il y a quatre responsables de l'infirmerie qui se relayent jour et nuit ; ces quatre personnes changent tous les mois. La plupart sont stagiaires, d'autres sont juste attirés par une perspective de salaire plus haut que dans les autres écoles ; mais finissent par repartir. Seul une n'a jamais quittée son poste depuis des années.
Eillana cligne plusieurs fois des paupières pour s'habituer à la pénombre. Ses doigts finissent par trouver l'interrupteur de la vielle lampe à huile de son chevet. Une lumière faiblarde se diffuse. L'adolescente se regarde dans le reflet de son téléphone. Ses cheveux sont bouffis en couronne autour de sa tête et une trace de rouge à lèvres, qu'elle essuie avec le dos de la main, traine sur sa joue. Elle quitte son matelas mou, ses bras tout engourdis de fatigue. Ses chaussures, son sac et son gilet sont accrochés sur un ceintre. La jeune fille ouvre le rideau qui la cache du reste de l'infirmerie et tombe nez à nez avec la fenêtre ouverte. Dehors, le ciel encre est taché de nuages mauves ; les lumières du hall brillent encore sous l'épais brouillard.
- « Vous vous sentez-mieux mademoiselle O'nray ? »
Son cœur fait un bond dans sa poitrine. O'nray... La silhouette fantomatique de l'infirmière se découpe dans l'angle de la pièce, sa peau diaphane accrochant le peu de luminosité de l'endroit. Rien que le fait de savoir qu'elle avait dormie dans la même pièce que cette dame lui donne la chair de poule.
- « Ou... Oui. » bégaye-t-elle en guise de réponse.
- « Parafait. »L'inconnue sourit. Son sourire est effrayant. Ses canines acérées la font déglutir.
- « Je crois que je vais y aller. »
Eillana récupère ses affaires à reculons vers la sortie. L'infirmière continue d'avancer vers elle, sans se détacher de son expression joyeusement terrifiante. C'est comme si elle ne touchait pas le sol.
- « Vous êtes sûre ? »
La jeune fille sent des larmes lui monter aux yeux lorsqu'elle réalise que l'occupante de la pièce allait lui ouvrir. Elle se mord l'intérieur de la joue aussi fort qu'elle peut pour éviter de frissonner lorsqu'elle passe la porte.
- « Au revoir ! » son ton est musical.
Eillana ne réfléchit pas longtemps : dès qu'elle est dans le couloir, elle prend ses jambes à son cou.
- « On était tellement inquiète pour toi ! »Joy et Tess l'enlacent affectueusement. Les coussins du lit de la chambre d'Eillana forme une muraille près de son édredon. L'adolescente réenfonce discrètement la photo sous la couette.
- « Tu vas bien ? »
- « Oui. »
- « Sûre ? »
- « Absolument sûre. »
Joy affiche un sourire énigmatique.
- « Puisque tu es rétabli, parlons de quelque chose de plus joyeux... »
Elle échange un regard appuyé avec Tess.
- « Prête pour les sélections ? »
La jeune fille reste perplexe. Avec tous les évènements, elle a totalement oublié les sélections de Notari.
- « Oui... évidemment ! »
Heureusement qu'elle a bossé les chorégraphies pendant les vacances.
- « Génial. De toute façon tu seras prise. Tu es devenue célèbre avec ton coup d'état à la cantine. On serait ravie de t'avoir dans l'équipe ! »
Ses applaudissements enthousiastes lui vrillent les tympans.
- « JOY ! Il faut qu'on parle ! » Aline ouvre violemment la porte ; elle marque une brève pause en voyant que la propriétaire des lieux est de retour, mais sa stupeur est vite remplacée par la colère. « Toi, dehors ! »
- « Excuse-moi ? »
L'adolescente retient sa respiration, prête à lui remettre une claque.
- « Sors, juste deux minutes. » Joy pose sa main sur la sienne. « S'il te plait. »
Eillana serre les poings mais cède. Elle se ravise de toute tentative d'attaque et se contente d'échanger un regard brûlant en passant devant sa Némésis.
- « Je vais la tuer ! Non mais pour qui elle se prend ? » s'écrie Aline lorsque sa rivale est hors de son périmètre.
- « Aline... »
- « Non, je refuse de me calmer ! Cette espèce de... c'est elle qui a demandé à publier la vidéo. J'en suis sûre. »
- « Arrête. Elle ne connait même pas Vickenya. Tout ça finira par passer très vite. »
- « Non, je m'en fou que ça passe. Tout le monde se moque de moi ! Tu sais combien de temps j'ai investi à construire mon image parfaite ? » Elle appuie sur ce mot avec un coup de pied rageur dans le sol.
- « Et alors, tu penses que tu vas en mourir ? Laisse couler et je t'assure que tout redeviendra comme avant. Il faut juste que tu laisses Aurelle en paix. »
- « Ne prononce même pas le nom de cette fille. J'aurais dû la laisser continuer son manège, la laisser nous manipuler, qu'elle vole ma vie, ma propriété ? »
Aline reprend son souffle avant de déclarer, telle un général de guerre :
- « Notari, c'est une bataille. Une bataille qui dure neuf ans mais une bataille. Je n'ai fait que... »
- « Pourrir sa vie ? » Joy complète sa phrase d'une voix grondante. Elle a perdu tout son calme. « Tu lui a pourrit la vie, Aline. C'est ce que tu fais toujours. Tu t'es vengé, et comme une imbécile je t'ai suivie. Comme à chaque fois. » lui dit-elle avec émotion. « Tout le monde en a assez de toi, quand est-ce que tu vas le comprendre ? »
Un silence sépulcral tombe sur la pièce.
- « Viens Tess, on y va. Puisque Joy à décider de faire sa diplomate... »
Eillana, l'oreille collée à la porte, entend les pas d'Aline se rapprocher.
- « Non. » Sa voix tremblante vire en une plainte rauque. Tess est au bord des larmes. « Je t'aime beaucoup mais j'en ai assez. Assez de me laisser marcher sur les pieds comme ça. »- « Si tu es dans cette chambre avec nous c'est grâce à moi. Souviens-t-en. »
- « Je t'ai toujours écoutée, je t'ai toujours suivie dans tes idées sans réfléchir. C'est de ça dont tu devrais te souvenir. J'ai eu quoi en récompense moi ? »
- « Je ne t'y ai jamais forcé. »
- « Non, c'est vrai. Mais je ne voulais pas risquer de finir comme Miss Dumpling. »
Aline explose de rire. Elle rit, pendant presque une minute sans forcer sur son estomac plié en deux ou ses larmes. Comme si la remarque de Tess était sincèrement drôle.
- « J'adore cette journée, franchement ! Entre la nouvelle qui sape mon autorité devant tout le monde et notre petite dispute, je vais avoir mal au ventre en allant me coucher. Sérieusement, » fit-elle d'un ton suffisant, « Arrêtes de jouer les gentilles. C'est toi qui as... »
- « Dégage. »
L'adolescente se rattrape de justesse. La porte s'est ouverte. Joy l'a ouverte d'un geste violent. Bien que l'ordre ne lui soit pas destiné, c'est Tess qui sort la première.
- « Dehors. Et ne repose plus jamais les pieds ici. »
Dans un autre contexte, Eillana aurait rappelé qu'il s'agit de sa chambre mais elle trouve plus sage de se taire.
Aline déglutit devant le regard haineux de sa colocataire. Une petite once de pitié brille dans ses pupilles. En son for intérieur, la blonde pense sûrement au fait qu'Aline doit être sacrément désespérée pour la dégoûter à ce point.La brune se décide à prendre la porte, les yeux baissés, mais toujours avec arrogance.
- « Je te détruirais pour ce que tu as fait. Quoi qu'il m'en coûte. » chuchote-t-elle avant de s'en aller.
Eillana la gratifie d'un regard hautain.
- « Je la hais. » Joy frappe d'un puissant coup de poing le mur. « Je la hais, » répète-t-elle en boucle. « Je la hais, je la hais, JE LA HAIS ! »
Elle enchaine les ruades sur l'étagère. Son énervement prend de court son amie.
Le bois de l'armoire se teinte de sang au fur et à mesure qu'elle continue de frapper.
- « Arrête. »
Eillana lui prend délicatement les poignets et l'entraine dans sa salle de bain. L'eau froide coule sur les plaies de Joy tandis que le lavabo se couvre d'écarlate.
- « Désolé pour tout ça. »
L'animosité de sa voix se mue en fragilité. Les mains d'Eillana se posent sur celle de la blonde. Soudain, un feu clair enflamme leurs doigts entremêlés. Ce pouvoir, elle le tient de Leïla, sa mère.
- « Qu'est-ce que c'est que ça... »
- « Ne bouge plus. »
Joy obéit et laisse la chaleur se répandre : une douce sensation de picotement la traverse jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de sa douleur.
- « Il est tard. Je pense qu'on devrait aller se coucher non ? »
- « Tu as raison. »
Un peu déboussolé, Joy regagne le couloir du studio.
- « Bonne nuit ! » lance Eillana en verrouillant la poignée.
- « Bonne... »
Les mots de la blonde meurent dans sa gorge.
- « Comment c'est possible ? »
Le temps s'est inversé sur ses doigts gonflés. Ils sont aussi lisses qu'avant, de même que ses paumes blanches. Il y a une petite marque, une croix imprégnée dans sa peau. Une toute petite inscription dans le beige de ses mains. Une sorte de promesse que cette année serait différente des autres