Ainsi, plongé dans la contemplation de mon gruau, je ne fis plus attention, ni à leur discussion, ni à leur départ alors que je me retrouvai désormais seul à la table de la taverne. Tant mieux, en un sens, cela me permit au moins de profiter du calme absolu qui pouvait y régner. De quoi me reposer encore un peu plus avant que le "pire" n'arrive.
— Vous regrettez déjà vos domestiques ? entendis-je derrière moi, m'obligeant à me retourner, les sourcils froncés.- Vous venez m'annoncer que le gruau n'était que l'entrée de votre affreuse soupe ? soupirai-je, peu à même d'accepter aujourd'hui ce genre de plaisanterie.— Voyons, Prince El...— Elian, coupai-je sèchement. Je vais finir par me mettre un panneau autour du cou.Seth secoua la tête, légèrement amusé. Pourtant qu'y avait-il à rire ? La question se posait alors que j'avais l'impression que ma nouvelle vie pesait lourdement sur mes épaules. Après tout, qu'allais-je faire désormais et comment allais-je vivre lorsque mes ressources seraient épuisées ? Mes parents allaient-ils m'envoyer de quoi vivre ? Nous n'avions pas parlé de cela, de ce genre de détails et la colère de mon père m'empêchait d'imaginer qu'il puisse m'aider alors...— Ne bougez pas, Elian, souffla Seth s'asseyant à mes côtés.Sa main sur mon bras m'obligea à pivoter vers lui.— Qu'est-ce que vous...Mon laçage. Je l'avais visiblement tellement raté qu'il s'était senti le besoin de le refaire alors que je détournai le regard, gêné. Si je ne savais même pas faire cela, je ne survivrai jamais ici.— Le Capitaine de votre Garde nous a dit que vous seriez ici pour nous surveiller, reprit le paysan en continuant de lacer ma chemise. Mais les gars et moi, on a pensé que vous préféreriez peut-être faire autre chose de vos journées. Histoire de pas vous ennuyer en attendant qu'elles passent vu qu'on compte pas franchement faire de vagues pour le moment.Faire autre chose ? Que pouvaient-ils bien avoir pensé à donner à faire à quatre soldats de la Garde Royale lorsque leur chef ne savait même pas lacer une chemise correctement ?— Tom a déjà acheté Adriel avec des légumes et son potager personnel. Phillip est avec Travis parce qu'il voulait voir les archives du village je crois et Myles aide aux écuries. Reste donc vous et c'est moi qu'on envoie.Terminant de me rhabiller, il m'observa, plissant légèrement les yeux, avant qu'un sourire satisfait n'allonge ses lèvres.— Je comptais vous emmener dans les champs. Mais je crois qu'on va déjà commencer par vous faire visiter jusqu'à ce que vous soyez assez grand pour vous habiller seul, ricana-t-il alors.Il n'échappa évidemment pas à mon regard assassin alors que je me relevai, bien décidé à lui prouver que... Enfin non ! Je n'avais rien à lui prouver !— Allons y, ordonnai-je plutôt sèchement, bien plus réveillé que je ne l'avais été.Ma réaction sembla le faire rire alors qu'il m'arrachait un grognement de mécontentement. Rien n'allait m'être épargné, je commençai à le craindre.— Je ferais mieux de seulement vous surveiller, grommelai-je alors qu'il me rejoignait pour me faire signe de le suivre.Mais là où j'imaginais qu'il allait me rétorquer je ne savais quoi sur la surveillance dont il allait être victime... Seth se tut. Je désirai pourtant savoir où il m'emmenait. Quitte à me faire tuer, autant savoir où. Mais rien. Il se contenta de marcher à travers les rues du village, salué par nombre d'habitants. Et cela dura encore et encore jusqu'à ce que ce silence ne commence à m'agacer.— Pourrais-je au moins savoir où vous désirez me perdre ? m'enquis-je brusquement.À nouveau, je n'obtins aucune réponse. À la place, l'homme s'arrêta devant une maison où il me demanda d'attendre. Mais attendre quoi ? Je ne le suis pas vraiment, ou seulement qu'il venait de revenir les bras chargés de pain pour reprendre sa route sous mon regard interdit. Allait-il réellement ne rien me dire jusqu'à être arrivé au bout du pays ?! J'exagérai peut-être, certes, mais son entêtement m'agaçait.Et notre trajet dura alors. Encore. Quoique sûrement bien moins que ce dont j'eus l'impression, certes. Et ce fut pourtant déjà bien trop long pour que mes nerfs ne soient pas mis à rude épreuve. D'autant que nous étions en train de sortir du village.
— Je vais vraiment finir par croire que vous avez décidé de faire de moi un poucet, soufflai-je presque dépité.— Pauvre de vous, Mon Prince, s'amusa-t-il enfin en réponse.Une réponse qui n'en fut pas une car c'est de nouveau dans le silence qu'il me mena jusqu'à une maison éloignée. — Mais rassurez-vous. Nous arriverons avant la fin de l'année, finit-il enfin par reprendre sous mon regard interloqué en poussant la porte. Entrez, je n'en ai pas pour très longtemps et nous irons aux champs après.C'était là un premier indice, et ce fut d'ailleurs le seul que j'obtins : les champs. N'était-ce d'ailleurs pas là qu'il ne voulait pas m'emmener tant que je ne savais pas m'habill... Mes pensées se stoppèrent alors que je me rendais compte de mon imbécilité. Du second degré. Cet idiot s'était seulement moqué de moi. Soit. Au moins n'étais-je plus dans le flou. Mais ce fut malgré tout dépité par ma stupidité autant que par sa sournoiserie que j'entrai à sa suite pour découvrir ce que je n'avais jamais réellement côtoyé. Passant la porte d'entrée, il m'entraina directement dans une pièce dont la taille m'étonna face au nombre de personnes présentes. Quatre personnes et un berceau se tenaient en effet près d'un feu central. Tous ou presque me sourirent alors, me laissant m'avancer dans ce qui semblait être leur lieu d'habitation.Non. C'était le lieu d'habitation de Seth qui embrassa une femme sur la joue, caressant le visage du nourrisson endormi dans son lit. Contournant le berceau, il salua alors un jeune garçon d'une main sur la tête ainsi que deux autres personnes assises autour de la table. Je me sentais difficilement à l'aise, à vrai dire. Tant ces sourires que ces visages amicaux me gênaient alors que mon sourire crispé valait toutes les salutations que je pouvais leur offrir. Cela n'empêcha pourtant pas la plus vieille des femmes de s'approcher de moi pour m'attirer vers la table.
— Bienvenue ! me salua-t-elle dans un large sourire. Asseyez-vous ! Seth nous a prévenus de votre arrivée et de la raison de votre présence !Poussé à table, je m'y installai, perdu.— Je vais vous servir un bol de gruau, ne bougez pas !— Je...— Alors c'est vous, le sauveur de sale gamin ? sembla s'amuser le vieil homme, m'obligeant à détourner les yeux de la femme.— C'est que...— Papa ! gronda Seth, descendant d'une échelle. J'ai déposé le pain au grenier. Et je suis pas un "sale gamin". Plutôt un professeur de vie. Surtout si je dois réussir à le rendre utile.— Mais...— Seth, Isaias. S'il vous plait, soupira la vieille femme, coupant heureusement cette discussion, en déposant un bol face à moi. Mangez, Prince Eli...— Elian. S'il vous plait. Juste Elian.Me souriant, elle hocha doucement la tête avant de se réinstaller de l'autre côté sous les rires de Seth et de l'autre homme. Son père, donc ? Clignant des yeux, mon regard passa sur chaque personne présente dans la pièce.— Vous êtes la mère de Seth ? repris-je un peu timidement en direction de la femme la plus âgée.— Oui ! répondit l'homme à sa place. Nous sommes Elaina et Isaias Parsons. C'est un honneur de vous rencontrer, Monsieur Elian...— Juste Elian, répétai-je en grimaçant sans qu'il ne s'interrompe pour autant.— ... et de savoir que vous désirez nous aider pour les champs et les bêtes. Avec la naissance d'Isaac, on peut difficilement compter sur Sophia.La jeune femme esquissa un léger sourire, replongeant son attention sur le nourrisson.— Hé ! Mais moi je vous aide ! rétorqua le plus jeune garçon, prenant la parole pour la première fois.Ses mains sur la taille et son torse bombé ne laissait que peu de doutes... Il était le frère de Seth et il était visiblement aussi sûr de lui que ne l'était son aîné.— C'est vrai ! Mais tu n'as même pas encore la force d'une femme, alors on en reparlera dans trois ou quatre ans ! souffla Seth en le décoiffant dans un rire faisant râler le garçon.Restait donc à définir ce qu'était la jeune femme. Si je n'avais pas réellement hésitée sur les trois autres, cette fois, le doute subsista. Elle ne ressemblait ni à Madame, ni à Monsieur Parsons. Enfin... Ses cheveux blonds pouvaient se rapprochaient de celui du jeune fils du couple mais son visage n'était en rien identique aux autres. Ses yeux gris-bleus et son air doux n'étaient certainement en rien ceux d'un Parsons.Ce fut finalement le geste de Seth qui chassa le doute. Le bébé se mit à pleurer, comme tous les bébés, certainement. Mais le paysan, lui, vint le prendre dans ses bras, son regard laissant apparaître une tendresse qu'il était impossible à feindre.
Comment avais-je pu douter ? Cela me conforta au moins dans mon choix. Oui. J'avais bien fait. J'avais bien fait de prendre la défense de ces hommes, de ces fils et de ces pères. Ni eux ni leur famille n'auraient mérité le sort qui leur avait été réservé à Linemell.
— Mons... Elian, mangez ! me rappela la mère de Seth, souriante, me sortant de mes penséesEt malgré le désir de Seth de nous rendre aux champs, ce dernier me laissa manger. A la place, il s'occupa de son fils avec une patience qui m'étonnait presque au vu du personnage. Je le dévisageai d'ailleurs plus d'une fois, l'observant bercer et parler au nourrisson avant qu'il ne le tende à sa mère dès lors que mon bol fut terminé.— Nous rentrerons à la tombée de la nuit, décréta-t-il alors, attrapant le panier tendu par sa mère.— Essayez de retrouver le mouton qui s'est échappé hier si vous pouvez et n'oubliez pas de manger, rappela-t-elle alors que nous passions le pas de la porte. Et veillez à rester sur le sentier ! Ton père a vu des traces de marcassins !J'esquissai un sourire. Cette bienveillance m'était inconnue et pourtant, déjà, je la trouvai apaisante. Mais là où cet arrêt m'avait fait du bien, la route me fit, elle grimacer rapidement. Le silence. Seth, à nouveau, se tut, nous faisant avancer sur les chemins de terre. Pourquoi ne parlait-il pas ? Etait-il muet ? Non, bien sûr que non. Mais je commençais à me poser la question.— Je vous impressionne ? demandai-je soudain, réellement curieux.Seth s'arrêta net, figé sur place avant de se tourner vers moi l'air surpris. M'observant de haut en bas, je crus un instant qu'il allait répondre. En vain, car il se mit plutôt à rire et ce du fond du coeur. Il se mit à rire aux éclats. Et cela dura, presqu'autant que le silence d'ailleurs. Finissant quelque peu vexé, je tentai bien de me détourner mais en vain. D'abord parce que je ne savais pas où nous étions et je ne pouvais donc pas partir de la sorte, ensuite car son rire portait bien trop pour que je puisse ne plus l'entendre. Alors je restai, le fusillant du regard jusqu'à ce qu'il ne cesse son fou rire.— Oh pardon, articula-t-il enfin. Vraiment pardon, je ne m'attendais pas à ça !— Ça, je l'avais bien compris, grommelai-je.— Soyez pas vexé ! s'exclama-t-il en secouant la tête. Enfin cela dit, si vous pensez vraiment que vous m'impressionnez, si, vous pouvez être vexé parce que ça l'est vraiment pas.— Alors pourquoi est-ce que vous restez muet ?! m'agaçai-je alors.Silence. Ma question sur son silence entraîna un silence. C'était à n'en plus finir ! J'allais finir par le tuer.— Je ne sais pas quoi dire, répondit-il alors soudain.— Ne dites rien, alors grognai-je pour toute réponse.Puisqu'il ne savait pas quoi me répondre, autant qu'il ne réponde pas. Surtout si c'était pour se moquer pendant des heures.— Non ! s'exclama le jeune homme. Je ne sais vraiment pas quoi vous dire ! J'ai l'habitude de marcher seul, déjà, et je doute avoir assez de discussion pour faire la causette à un prince. D'autant que je ne sais même pas faire "la causette". Je laisse ça à Sophia et ma mère. Elles seront plus douées que moi pour vous parler ce soir, promis.Cette fois, je fus celui qui resta idiot. Venais-je réellement de l'entendre dire cela ? Pour qui ou pour quoi prenait-il la noblesse avec ses idées de "causette" ?— Je vous rassure, soupirai-je finalement, une fois mes idées reprises. Ce n'est pas parce que certains ont un titre qu'ils sont capables de discuter. Je crois n'avoir jamais eu la moindre discussion avec mon père ou ma mère. Quant à mon frère...Je me tus, l'espace d'un instant, le nez en l'air. Mon frère était un vaste sujet qui me peinait un peu trop en ce moment.— Le temps semble avoir atrophié cette capacité à discuter, repris-je alors.— Vous avez un frère ?— Oui. Tobias. Il a trois ans de plus que moi. Il est une véritable fierté pour mes parents comparé à la déception que je suis.Reprenant notre marche, notre discussion avait, elle, continué alors que je me confiai pour la première fois à quelqu'un. Et puis Seth me confirma aussi l'existence de son jeune frère, Felix, né alors que ses parents n'imaginaient plus jamais pouvoir avoir d'enfants. Cela expliqua effectivement l'écart d'âge important puisque le garçonnet n'avait que neuf ans. Un garçon intelligent, amusant, fonceur... Son frère ne manqua pas de compliments à son encontre, m'arrachant autant de rires que de sourires à ses mots. C'était attendrissant, à vrai dire, que de l'entendre parler de la sorte. Sa famille semblait être une chose bien plus importante pour lui que la mienne l'était pour moi. C'en était presque étrange de pouvoir se rendre compte des liens forts qui pouvaient exister entre des personnes, comme une découverte d'une chose dont je n'avais même pas idée.Et enfin, je ne vis pas le temps passer ni même le reste de notre trajet à vrai dire. Le silence avait fait place à une discussion qui m'avait entraîné avec le plus grand des plaisirs, parlant de lui, de sa famille mais aussi de la mienne, des liens inexistants entre ses membres jusqu'à quelques anecdotes sur le Roi qui semblèrent l'amuser plus que de raison. Et cela avait duré jusqu'à ce qu'il ne nous arrête en haut d'une colline que j'aurais presque voulu interminable mais dont le sommet m'arracha une exclamation de ravissement. Nous étions enfin arrivés.