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Chapitre 2

ANDREW

Je reste là, assis à ma table, bouche bée, estomaqué par ce qu'il vient de me balancer. J'ai besoin de quelques secondes pour reprendre mes esprits. Mais quelle mouche l'a piqué ?

Pourquoi est-il en colère contre moi et qu'est-ce que c'est que cette histoire de B.A. ? Je réfléchis quelques instants. Il s'est levé pour aller aux toilettes et en est ressorti furieux contre moi. Mais pourquoi ? D'un coup, me revient en mémoire avoir vu deux commis de cuisine en être sortis juste avant lui, en ricanant. Je me lève sans réfléchir et me dirige droit vers les cuisines pour tenter d'en savoir plus.

— Monsieur Mackenzie, m'interpelle le chef, surpris par ma présence. Il y a un problème ? Que puis-je faire pour vous ?

— J'ai eu un souci en salle et je voudrais parler à deux de vos commis qui sont allés aux toilettes il y a quelques minutes. Ces deux-là, dis-je en montrant du doigt les deux jeunes garçons qui s'affairent autour de l'énorme plan de travail.

— Bien sûr, monsieur. Approchez tous les deux, leur demande-t-il. Monsieur Mackenzie voudrait vous parler.

Les deux jeunes se regardent d'un air surpris, mais s'avancent sans rechigner.

— Vous êtes allé aux toilettes un peu plus tôt, n'est-ce pas ? Que s'est-il passé là-bas ?

Les deux jeunes semblent surpris par ma question.

— Comment ça ? Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, répond l'un d'entre eux. Nous étions seuls aux lavabos.

— Mon invité était, lui aussi, dans les toilettes en même temps que vous et lorsqu'il en est sorti, il était furieux et a quitté le restaurant en disant qu'il n'était pas une B.A., alors je répète ma question. Que s'est-il passé ?

L'expression sur leurs visages change tout d'un coup. Ils se jettent un regard et paraissent mal à l'aise.

— Nous... eh bien, nous avons parlé du clodo, avoue le plus jeune en se balançant d'un pied sur l'autre.

— Comment ? Et en quoi cela vous concernait-il ?

— Laisser un clochard entrer dans un restaurant de ce standing risque de faire du tort à la maison, lance l'autre sans se démonter. Vous avez vu comment les clients le regardaient.

— Non, mais je rêve là ! Crachai-je énerver, de quel droit vous permettez-vous de juger un client sur son aspect ?

— Eh bien, on n'a qu'à voir ça avec le patron et vous verrez qu'il pensera exactement comme nous. Et puis, c'est très bien qu'il soit parti d'ici ! Insiste-t-il.

Je n'en reviens pas de son audace, sans compter qu'il ne semble pas savoir à qui il parle cet idiot !

— Les garçons, lance le chef cuisinier en se plaçant devant eux, je reconnais que vous venez d'être embauchés, mais la politique de la maison ne permet pas ce genre de préjugés ! Et le patron, c'est lui !

La tronche des deux loustics ! Je manque d'éclater de rire en les voyant changer de couleur. Mais j'ai plutôt envie de les prendre par la peau du cul et les jeter dehors.

— Très bien, vous avez fait fuir mon invité en l'insultant, donc, vous allez me faire le plaisir de dégager vous aussi. Prenez vos affaires et passez au bureau comptabilité qui vous fera le solde de tout compte. Et je ne veux plus jamais vous voir par ici compris ? Désolé Charles, dis-je en m'adressant au chef, je sais que le service sera rude avec deux personnes en moins à midi, mais hors de question d'employer des jeunes avec cette mentalité-là !

— Je comprends monsieur, me répond le cuisinier. Je vous prie de m'excuser en leur nom, parce que j'ai l'impression qu'ils ne regrettent rien de ce qu'ils ont dit !

Je hoche la tête et fais demi-tour en lançant aux deux abrutis un regard incendiaire. Je m'installe à ma table attitrée et commande mon déjeuner. Même si l'appétit a foutu le camp, je termine mon plat du bout des lèvres, passablement contrarié. Je me lève, bien décidé à aller retrouver le jeune homme et m'excuser à la place de ces deux cons. Peut-être est-il toujours devant le magasin où il fait habituellement la manche. Je suis encore troublé par la colère qu'il a montrée à mon égard, mais surtout par la tristesse et la déception que j'ai vues dans ses yeux. Ces deux imbéciles l'ont humilié et cela me fait également souffrir. J'ai horreur que l'on se moque des autres sans chercher à comprendre pourquoi ils se retrouvent dans des situations souvent dramatiques.

Je suis intrigué pour ne pas dire attiré par ce jeune homme. Je l'ai vu pour la première fois dix jours auparavant, assis sur le sol devant ce même magasin. Il avait un air si triste que j'en ai eu le cœur serré. Ses vêtements semblaient encore propres, sa coupe de cheveux potable et était bien rasé. Il m'a paru bien jeune, mais aussi, tellement séduisant.

Que fait un gosse comme lui dehors à faire la manche ? La seule idée qui me trotte dans la tête est de le retrouver, et de m'excuser pour le comportement stupide de mes employés.

Je parcours la rue dans tous les sens, me demandant s'il ne s'est pas installé un peu plus loin. Rien. Il n'est pas revenu à sa place habituelle ni ailleurs. Je reviens sur mes pas, soupire et m'appuie contre le mur du restaurant, décidé à attendre quelques minutes le temps de fumer une cigarette. Le gérant du magasin devant lequel il était installé arrive ouvrir le store pour l'après-midi. Je m'approche pour le saluer.

— Bonjour, pardon de vous accoster comme ça, lui dis-je, mais il y a quelques jours, j'ai vu un jeune homme qui fait la manche devant chez vous. Vous sauriez où je peux le trouver.

— Pourquoi ? Il vous a importuné ?

— Non, non, ce n'est pas ça, réponds-je en secouant les mains. Je voudrais le retrouver pour m'excuser au contraire.

— Vous excusez ? Me demande-t-il en haussant les sourcils. Eh bien, il vient ici depuis dix ou quinze jours, je crois qu'il s'abrite sous un pont avec d'autres SDF, mais je ne saurai pas vous dire lequel, désolé.

— Ça ne fait rien. Il ne doit pas être bien loin s'il vient ici tous les jours faire la manche dans le quartier, merci pour votre aide.

Je reprends ma place contre le mur et éteins le mégot sous ma chaussure, en attendant que mon chauffeur auquel j'ai fait un signe démarre la voiture. Je m'installe sur la banquette arrière, pensant qu'il ne sert à rien de m'attarder.

Je pose ma veste sur le dossier d'une chaise en arrivant chez moi et me laisse tomber dans le sofa. Mais bon sang, je suis complètement obnubilé par ce jeune qui ne quitte pas mes pensées. Je l'ai repéré au premier regard il y a quelques jours. Voir des gens à la rue me rend triste, mais percevoir, même de loin, la détresse d'une personne aussi jeune m'a vraiment secoué. J'ai saisi la première occasion pour tenter un rapprochement en déposant un billet dans son gobelet. Mais quand il a levé le regard vers moi, le trouble m'a envahi. Je suis tombé sur les yeux du bleu le plus intense que j'ai vu dans ma vie. Des orbes emplis de tristesse et j'ai eu l'impression de recevoir un coup de poing dans l'estomac.

— Monsieur va bien ?

Je sursaute en entendant la voix de mon majordome qui se tient en face de moi.

— Oui Grant, ça va, réponds-je. Ne vous inquiétez pas. Pourriez-vous m'apporter un café, je dois passer un coup de fil urgent.

Je le laisse sortir du salon pour prendre mon téléphone et appeler mon ami qui décroche aussitôt.

— Salut, Patrick, c'est Andrew.

— Hé Andrew, ça fait longtemps mon vieux ! Je suis heureux de t'entendre, que deviens-tu ? Toujours au pays des cowboys ?

— Oui, toujours pareil, la routine, tu sais. Je suis à Paris depuis trois semaines. Là, je t'appelle parce que j'ai besoin de tes services. Je voudrais te confier un petit boulot de recherche si tu as le temps.

— J'ai toujours le temps pour mes amis, je t'écoute...

Patrick et moi sommes amis depuis longtemps, en fait depuis l'enfance. Nous nous sommes connus en classe de CE2. Nos chemins se sont séparés pendant quelques années, lorsque je suis parti gérer l'affaire familiale au Texas à l'âge dix-huit ans, suite au décès de mon père. Mais nous sommes toujours restés en contact.

— Voilà, j'ai besoin que tu retrouves une personne, mais je préférerais que tu passes chez moi pour en parler, OK ? En plus, ce sera une occasion de nous revoir, tu m'as manqué !

— J'avoue que ça me fait plaisir de te revoir aussi Andrew. Je peux passer ce soir vers vingt-et-une heures, ça te va ?

— Super, je t'attends ce soir alors, à tout à l'heure.

Deux semaines se sont écoulées depuis mon appel à mon ami, sans rien apporter de nouveau, aucune trace du jeune homme. Patrick m'a recontacté à plusieurs reprises, me demandant s'il devait continuer à chercher.

Comment peut-on disparaître comme ça ? Personne ne l'a revu aux alentours du restaurant ces derniers jours ou dans les quartiers avoisinants. Peut-être est-il sorti de la rue ? Ou bien... non ! Ne commençons pas à penser au pire. Probablement est-il tout simplement parti faire la manche ailleurs.

Mais je suis convaincu que la raison est tout autre. Mon instinct me le dit et je ne suis pas rassuré du tout. Mais me tourmenter avec ça, ne sert à rien. Certainement que le destin ne souhaite pas que nous nous connaissions.

Le téléphone sonne et mon majordome entre dans le salon.

— Monsieur, un appel pour vous, c'est votre ami Patrick.

— Merci, Grant, je vais prendre l'appel ici.

Je prends le combiné qu'il me tend, en pestant, me rendant compte que je n'ai pas allumé mon mobile depuis ce matin.

— Allô Patrick, j'allais justement t'appeler pour te dire de laisser tomber tes recherches, ça ne sert à rien de...

— Précisément, je t'appelle pour ça, j'ai retrouvé ton type, Andrew.

— Tu l'as retrouvé ? Où ça ?

— Oui, je l'ai trouvé et il m'a donné du fil à retordre le bougre ! Je suis à côté de lui, mais tu devrais venir tout de suite, il ne va pas bien du tout. Il est dans un état pitoyable et semble très malade.

Le sang déserte mon visage.

— Malade ? Répétai-je.

— Oui. Rejoins-moi vite sinon j'appelle les pompiers, je t'envoie les coordonnées par SMS.

— J'arrive immédiatement.