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Chapitre 8 : Enlèvement (7)

Les neurones dans du coton, Sora battit péniblement des cils. Un son lent, plaintif, crissant, venait de l'extirper de ses songes ; le son caractéristique d'une porte qui raclait le sol de béton et se refermait dans un claquement sec.

À force de l'avoir entendu à répétition au cours des heures durant lesquelles Irina et lui avaient été retenus en otages dans cette cave froide, il pouvait déterminer son origine ; la porte de l'entrée de la cave venait de se refermer. Le subalterne du gang chargé de les surveiller s'en était allé.

Sora se força à déglutir, la salive lui manquait cruellement. Le goût du fer planait sur sa langue pâteuse, son palais, glissait dans sa gorge.

Oh. Ça lui revenait.

Il s'était écroulé. À nouveau. Ou bien avait-il perdu connaissance ? Il n'aurait su l'affirmer. Il avait grand mal à réfléchir. Pour être tout à fait honnête, après avoir été leur sac de frappe pour un temps indéterminé, il ne parvenait plus à faire la différence entre le sommeil et l'inconscience. Sans oublier que les élancements dans ses mains anesthésiaient le fil logique de ses pensées.

Une quinte de toux rauque s'évada de sa bouche. Son être entier donnait l'impression d'être passé sous un rouleau compresseur. Il amorça un mouvement du poignet, mais l'élan de douleur qui naquit de ses mains le raidit sur place. Elles devaient avoir enflé et bleui à l'heure qu'il était.

Il aurait pu jurer que les battements de son cœur se répercutaient dans ses doigts tels des coups de marteau ; des fourmillements rampaient sous sa peau. Les coups reçus devaient avoir fendu des os, ou au moins avoir atteints les jointures.

Sora ne savait pas combien de temps s'était égrainé depuis son premier réveil dans cette cave glaciale, ni exactement combien de minutes s'étaient écoulées depuis qu'il avait fermé les paupières, cette fois. Une certitude demeurait néanmoins irréfutable : au détriment de son épuisement irréfutable, son corps refusait de s'endormir au-delà d'une heure ou deux – du moins l'estimait-il. Le moindre bruit, le moindre grincement de gonds, raclement de porte ou bruit de pas captait par un automatisme pernicieux son ouïe. Inutile de préciser que cela, ensuite, avait fini de le garder en état d'hyper vigilance pour une paire d'heures.

Soumis à des situations stressantes, l'organisme enclenchait son propre système de défense instinctif. La perception du temps avait tendance à ralentir, les secondes s'étiraient, l'esprit se vivifiait, les sens s'aiguisaient.

Des jours avaient dû passer, il supposait. Deux jours sûrement, voire trois ? Fournir une estimation correcte, coincé dans cet endroit dépouillé d'horloge, dans un sous-sol exigu que la lumière du soleil n'atteignait pas et où les fines fenêtres donnant sur l'extérieur avaient été condamnées, le temps semblait s'altérer, perdre de sa consistance. Assis indéfiniment dans la même position, seul avec uniquement ses pensées pour vous tenir compagnie, les minutes se muaient en heures

Il avait constaté un phénomène étrange, à force d'être malmené : jusqu'ici, son corps avait tenu bon. Il ne savait pas comment il avait fait, comment son corps résistait encore après tous les coups reçus, mais il était toujours en vie. Son être était endolori, certes, par contre se laisser dépérir entre ces quatre murs miteux ne lui avait pas un seul instant traversé l'esprit.

En y mettant toute sa force, il inclina la tête. Ses assaillants avaient, semble-t-il, oublié de bander ses yeux ; il fut en mesure d'apercevoir les alentours. Il ne s'opposa qu'à une pièce vide, morne, illuminée par une faible source de lumière vacillante, cette même cave chargée d'humidité et d'odeur de moisissure.

Sur sa droite, Irina dodelinait de la tête, la respiration régulière. Elle non plus, elle n'avait plus de bandeau autour de la tête. Ses longs cils se dévoilaient sous la cascade de ses mèches de cheveux brunes en bataille, ainsi que le grain de beauté sous son œil gauche et les bleus qui martelaient sa peau d'ivoire.

Ah. Il en avait assez. Son corps était à bout.

- Irina, s'entendit-il souffler entre ses dents, de ce timbre de voix devenu plus rauque ces derniers jours en raison de tout ce qu'ils avaient vécu tous les deux.

- Oui, Jeune maître ?

À l'entente de son prénom, Irina lui rendit un sourire débordant de tendresse. Même dans des circonstances aussi compliquées que celles-ci, où elle avait été la cible de la cruauté des membres du gang, même lorsqu'elle était trop épuisée pour garder les yeux complètement ouverts, elle dénichait la force de lui sourire.

Sora n'avait jamais été doué avec les relations humaines. Il ne comptait plus le nombre de fois où on l'avait qualifié de « maladroit » ou de « difficile à approcher », son expression neutre par défaut n'arrangeant rien à la situation.

De plus, jamais n'avait-il éprouvé le moindre intérêt dans la conception si lointaine de l'amour, ne pas en avoir reçu de ses parents y ayant probablement participé. Il n'était pas non plus friand des contacts physiques et son caractère introverti l'invitait à fuir les grands regroupements de personnes, à préférer la solitude et à apprécier le silence. Pour toutes ces raisons, Sora pouvait passer pour quelqu'un de froid.

En revanche, sa maladresse naturelle ne l'empêchait pas d'être un fin observateur et de bénéficier d'une bonne intuition. Il savait reconnaître une preuve d'affection sincère quand il en voyait une. Car Irina ne lui avait jamais menti sur l'affection profonde qu'elle éprouvait pour lui ; une affection qui, pour Sora, aurait pu s'apparenter le plus à celle d'une mère.

Sora aurait voulu s'excuser auprès d'elle de l'avoir embarqué dans cette histoire, mais il ne savait même pas s'il en était la cause première.

- Comment te sens-tu ?

Le sourire de la servante se fana une brève seconde, avant de se teinter de tristesse. Un voile sombre s'était abattu sur ses prunelles tirant sur le marron. Elle se mordit la lèvre inférieure.

- Bien mieux que vous, Jeune maître, finit-elle par avouer en baissant le visage. Je n'ai rien pu faire pour vos mains, c'est de ma faute si elles sont dans cet état. Ni pour... les autres coups qu'ils ont pu vous porter. Je ne m'en excuserai jamais assez.

Sora secoua avec lenteur le chef.

- Mes doigts s'en remettront, tu n'y es pour rien.

Il le pensait sincèrement. Il était le seul parmi eux à avoir défié ces hommes, son corps avait bougé de sa propre volonté. Irina n'avait rien à se reprocher.

En vérité, il ne se souvenait pas de l'entièreté de cette séance de torture. Sora n'en préservait que des bribes, des fragments de souvenirs qui mis bout à bout lui donnaient une vague idée de ce qui s'était déroulé. Ces scènes entrecoupées ne se résumaient en réalité qu'au contexte de ce qui avait mené à cette séance de sévices. La douleur fulgurante qui l'avait traversé lorsque la batte de baseball s'était écrasée avec la force d'un bulldozer sur ses doigts l'avait emporté sur sa capacité à encaisser. Il supposait que son cerveau avait occulté les parties les plus traumatiques de cette expérience pour espérer préserver sa santé mentale.

Deux des sous-fifres du chef de gang s'étaient lassés de l'interroger sur les faiblesses de son père, Hizashi Ryūno. Sora leur avait ri au nez. Il n'aurait su dire s'il riait des menaces saugrenues que ces hommes de main avaient pu déblatérer dans l'espoir de le faire frémir de peur, ou si l'espèce de gloussement qui avait fait son bout de chemin au travers du portail de ses lèvres n'était qu'un rire de lassitude et de fatigue, un rire témoignant qu'il était à bout de nerfs et qu'il en savait aussi peu sur son père que chacun d'entre eux. Il n'empêchait que cette réaction avait suffi à mettre hors d'eux ces deux sous-fifres.

En quelques mots, ils s'étaient alors mis en tête que lui écraser les doigts serait une bonne manière d'évacuer la frustration de ces interrogatoires stériles. Pour faire durer l'instant, ils avaient premièrement voulu s'en prendre à Irina.

À cet instant, quelque chose avait disjoncté dans la tête de l'adolescent.

À chaque fois que Sora avait été violenté, Irina s'était débattue comme une lionne sur son siège. Alors, il avait voulu lui rendre la pareille.

- Je vous jure que vous ferai sortir d'ici, lui promit Irina, l'ambre de ses prunelles ne laissant aucune place au doute. Ces enflures ne resteront pas impunies, je me chargerai moi-même de leur cas s'il le faut.

Sora marqua un temps d'arrêt. Décidément, il avait beau la connaître depuis des années, il ne s'habituerait jamais de l'entendre jurer avec cette voix fluette quand elle était foncièrement en colère. Il lui offrit un autre sourire, mais avant qu'il ne puisse lui répliquer quoi que ce soit, un bruit sourd de détonation gronda depuis l'étage supérieur.

Tandis que Sora et Irina s'échangeaient un regard interloqué, se demandant en silence, d'un coup d'œil, s'ils avaient bien tous les deux entendus même chose, la porte de la cave s'ouvrit en fracas sur l'un des sous-fifres ; Sora le reconnut, il était celui qui l'avait porté sur son épaule après l'avoir sorti du coffre de la voiture.

Ils le virent dévaler à grandes enjambées les marches, manquant une fois de s'étaler de tout son long, avec sur ses talons le chef du gang et un autre de ses hommes.

- Merde ! s'égosilla le chef du gang. Comment ils ont fait pour nous retrouver ?! Embarquez les otages à l'arrière des voitures ! Oubliez pas les flingues ! On se barre d'ici !

- Entendu, Boss ! s'écrièrent en chœur ses deux subordonnés.

L'un d'entre eux se rua sur Sora. Celui-ci eut un mouvement de recul instinctif, paré à se recevoir un énième coup. Or, les mains imposantes du subordonné, au lieu de l'atteindre lui, jetèrent leur dévolu sur les liens qui le maintenaient fermement sur sa chaise.

Soudain, brisant l'instant tel le courroux s'abattant du ciel, un éclair de lumière jaillit dans la pièce. Un jet de liquide écarlate éclaboussa brusquement le visage de Sora, le délaissant interdit.

Sans que l'adolescent ne puisse déterminer ce qu'il venait de se passer, la montagne de muscles qu'était l'homme s'étant jeté sur ses liens s'écroula net sur le sol, à ses pieds, inerte.

Sous le choc, un sifflement strident s'était mis à percer ses oreilles.

Sora rouvrit les paupières qu'il ne se souvenait pas d'avoir fermées. Le temps se suspendit, le monde autour de lui également. Il se risqua un regard vers le bas, à côté de sa chaise, et ce qu'il découvrit fit remonter une furieuse envie de vomir depuis les tréfonds de son estomac.

Ce qui trônait à ses pieds n'était autre que le corps désarticulé du sous-fifres, les yeux et la bouche encore ouverts, figés dans une dernière expression.

Effaré par la vision qui trônait à ses pieds, imperméable aux hurlements de fureur du chef de gang qui crachait son venin envers le coupable, le souffle de Sora se bloqua dans sa gorge. Les battements de son cœur se répercutaient à la manière d'une massue sous sa cage thoracique.

Sa tête était vide. Terriblement vide. Vide des bruits de détonations qui fouettaient les murs froids de cette cave où il était retenu captif. Vide des cris d'Irina, à ses côtés, qui semblaient l'appeler, mais les mots que ses lèvres tuméfiées esquissaient n'atteignaient pas ses tympans. Vide de ce brouhaha, de ce vacarme qui faisait écho jusque sous ses côtes.

Vide. Juste vide.

L'homme qui l'avait maintes fois cogné au cours des derniers jours se vidait de son sang sous ses yeux, une marque sombre au milieu du front. D'un coup de feu en pleine tête, il venait de rendre son dernier souffle, et Sora était la dernière personne à avoir vu la lueur de la vie briller dans ses iris, avant qu'elle ne s'éteigne telle une flamme privée d'oxygène.

Ah. C'était donc ça. Le liquide foncé qui avait éclaboussé Sora en plein visage n'était autre que le sang de cet homme, abattu devant lui.

Étrangement, la vision de l'homme à ses pieds et celle de l'assassin que son grand-père avait exécuté lors de ses sept ans se superposèrent pour ne former qu'une seule image.

Sora cessa de penser, de ressentir.

'À nouveau.'

À nouveau, la mort planait sur les lieux. Une fois de plus, Sora ne savait comment gérer ce torrent infernal qui bouillonnait dans ses entrailles.

Il revint finalement à lui quand un homme dans la fin de vingtaine, aux épaules carrées, au dos large et à la barbe de trois jours finit de descendre les dernières marches de l'escalier en pierres. Sora nota instinctivement l'arme à feu encore fumante qui habillait une de ses grandes mains, ainsi que les tatouages finement travaillés décorant la peau de ses avant-bras et s'évaporant au niveau du coude, sous les plis des manches de sa chemise.

'C'est lui qui a... tué ce gars.' conclut Sora en pensées, enfonçant la tête dans les épaules, sur ses gardes.

- Toshiro ! s'écria Irina avec soulagement.

L'homme à la coupe courte et aux yeux de faucon lui rendit un sourire empli d'assurance.

- Bonjour, Madame Irina ! Désolé d'avoir autant traîné. La situation est sous contrôle, mes hommes se chargent de capturer ceux qui se sont échappés. Jeune maître Sora et vous ne craignez plus rien dorénavant.

Gigotant sur sa chaise, Irina lui rendit un grand sourire accompagné d'un hochement de la tête. Sora avait suivi l'échange entre les deux avec perplexité, suspendu aux paroles qu'ils s'échangeaient avec un naturel troublant si l'on tenait compte que ce nouvel arrivé venait d'achever un homme de sang-froid sans y prêter plus d'égard.

Avec ce qu'il avait vécu les dernières heures, il n'était pas certain de savoir quand, exactement, il devait se montrer surpris. Un fouillis sans nom faisait office d'émotions dans ses entrailles.

Ah, voilà qu'une migraine émergeait sous son crâne. Sora en avait vraiment assez de tout ça. Quand ce n'était pas un gang virulent et violent qui, pour une raison obscure, les enlevait pour les séquestrer, c'était un yakuza sous la coupe de son père qui se pointait comme une fleur pour les sauver.