Ingurgitant avec difficulté sa salive, Sora s'accorda une profonde inspiration. Hébété, sa tête bascula à gauche, puis à droite.
'Je…'
À gauche. Puis à droite.
'Je… suis où ?'
Sora n'avait aucune fichue idée de l'endroit où il se trouvait actuellement.
Ses neurones étaient si agités qu'il aurait pu jurer que des braises fumantes couvaient sous son cuir chevelu. Les mains campées sur ses cuisses, tentant au possible de calmer l'incompréhension grandissante qui prenait possession de lui, il refit l'inventaire de ce qui se trouvait dans la pièce.
'Ce n'est définitivement pas la maison secondaire.'
La chambre dans laquelle il avait repris ses esprits était spacieuse et sobrement décorée dans un style japonais typique. Il décelait dans ce style un semblant de familiarité : l'ambiance des lieux lui rappelait vaguement celle de sa propre maisonnée.
Son futon épais, d'où se dégageait un parfum fleuri de lessive, trônait en plein milieu de la pièce, posé sur un entrelacs de tatami. Un paravent orné de dessins de nuages se perdait dans un coin. Au nord et au sud, des portes amovibles menaient, pour l'une, fermée, à ce qui devait être un couloir ; et pour l'autre, grande ouverte, au panorama d'un vaste jardin japonais donnant sur un cerisier en fleurs. Supportés par la douce brise de l'après-midi, des pétales roses tourbillonnaient avec une grâce fragile dans l'air.
Les lieux étaient ravissants. S'il ne se savait pas être complètement réveillé, Sora aurait pensé se tenir devant une majestueuse peinture des plus réalistes.
À regrets, il se força à se détourner de ce spectacle apaisant. Son attention revint sur la pièce dans laquelle il s'était réveillé. Un silence dominait. Sora ne percevait, dans l'intimité de ces quatre pans de papier, que le bruissement chuchotant des feuillages du jardin et la rumeur de son souffle encore haletant.
Le choc qu'il avait connu en se réveillant ne s'était pas fané, il alourdissait sa poitrine telle une masse de roches.
Résigné, il pivota le menton, risquant un coup d'œil en direction du grand miroir à taille d'homme attaché sur une des portes de la penderie du fond, unique meuble aux allures de géant qui faisait presque tâche dans ce morceau de maison si simple et carré. Ses pupilles terminèrent leur ascension laborieuse sur une représentation en deux dimensions de ce qui habitait la pièce.
L'image réfléchie de l'adolescent qu'il voyait tous les matins en se levant et le soir avant d'aller se coucher était dès à présent méconnaissable. Couvert çà et là d'ecchymoses, sa paupière gauche, enflée, retombait sur un œil au beurre noir. Il ne pouvait plus l'ouvrir en entier depuis son séjour dans la cave. Sa lèvre du bas se fendait d'une coupure nette. Sora porta une de ses mains bandées à son œil droit ; son reflet coula sa propre main à son œil gauche. Reproduisant ses gestes en simultané, le double dans le miroir esquissa une grimace quand le bandage de ses doigts coulissa sur sa paupière enflée.
Un soupir contrarié le quitta, la main qui touchait son œil trouva refuge sur ses cuisses.
Son inspection de son reflet se conclut sur la pluie de mèches d'un noir pur comme l'ébène qui s'échouaient en tas désordonné de son crâne, s'effondrant en cascade sur ses yeux bridés d'un bleu délicat. Sa chevelure était maintenant devenue grasse à cause de la transpiration et du sang séché qui s'y était accumulés. Un kimono de nuit lui avait été fourni et des bandages maladroitement attachés ficelaient ses membres.
Sora s'observa de longs instants. Il avait vraiment mauvaise mine. Fichtrement mauvaise mine. Sa raison accusait le coup. Les membres du gang ne l'avaient vraiment pas raté.
Des bruits de pas de l'autre côté de la porte, celle donnant sur ce que Sora estimait être un couloir, l'ôtèrent du fouillis de ses réflexions. Le pan glissa avec prudence sur ses rails, évitant d'émettre un traitre bruit, et dévoila bientôt la figure piquetée de grains de beauté d'un jeune homme élancé. Transportant un plateau jonché de bandages propres et d'une petite bouteille de désinfectant, le jeune adulte suspendit son mouvement au moment où ses prunelles tirant sur l'or foncé accrochèrent celles de Sora.
- Oh.
Sora arqua un sourcil.
- Tu… ? Euhm…
Se tortillant sur place, le jeune homme à la chevelure légèrement ondulée se tenait debout, à la recherche d'une phrase, de n'importe quoi à dire pour démarrer la conversation. Il émanait de lui une aura de simplicité étourdie et de gentillesse, l'espèce d'atmosphère qui entourait un individu sans histoire.
Sora réfréna le sourire qui menaçait d'étirer ses lèvres. Il l'avait reconnu sans peine.
À force de demeurer sur place, son visiteur impromptu allait finir par prendre racines ; Sora préférait éviter qu'un arbre vivant et bafouillant ne pousse sur le pas de sa porte alors qu'il venait de se réveiller.
Intrigué – un poil amusé, également – par ce spectacle de maladresse, il décida qu'il lui donnerait un coup de pouce.
- Tu es le garçon que j'ai vu dans la cave.
Face à lui, se tenant toujours au milieu de l'ouverture de la porte glissante, le jeune homme tenant le plateau avait écarquillé les yeux puis avait opiné vivement avec soulagement.
- Oui, c'est ça ! On ne s'est pas parlé dans la cave, mais on jouait parfois ensemble quand on était petits, je ne sais pas si tu te souviens de moi ? Je suis le fils de Irina, ta servante. Je m'appelle Hajime.
'Ah, certes'.
Dans ses lointains souvenirs, avant l'incident avec l'assassin éliminé par son grand-père, Sora se remémorait avoir parfois joué avec une version juvénile d'Hajime. Sora se souvenait de son sourire, qui n'avait pas changé malgré les années, et de ses yeux ambrés pétillants de joie de vivre.
L'adolescent prit la peine d'observer la version adulte de cet enfant ayant partagé ses plus jeunes années. Il lui était difficile de manquer les différentes ressemblances qui certifiaient le lien de parenté qui les unissait, Irina et lui, en particulier la forme du visage et le grain de beauté sous l'œil – celui de Hajime était plus discret que celui de sa mère, cela dit.
- Maman est réveillée elle aussi, elle m'a demandé de venir voir comment tu allais.
Hajime avait parlé en reprenant son parcours en ligne droite de la chambre. Devant la mine interrogative de Sora, le brun précisa :
- Elle m'a dit que tu avais pris un coup à la tête et qu'il fallait prendre soin de toi car tu ne te souviens pas de l'attaque. C'est… euhm… toujours le cas ? Rien ne t'es revenu ?
Le brun avait paru peser ses mots, voulant très certainement éviter d'offusquer le fils d'un chef de clan de yakuzas.
Sora venait fraîchement de se réveiller que, déjà, les informations qu'il avait amassées au compte-goutte s'annonçaient fatigantes. Sa rationalité régurgitait encore la notion d'être sorti en un seul morceau de ce calvaire dans la cave.
- Non, toujours rien.
La mine du brunâtre s'était rembrunie à la réponse de Sora.
- Je… Je vois. Je suis désolé de l'apprendre. Ça doit être le coup que tu as reçu. Et de ce qu'il s'est passé dans la cave jusqu'à hier soir ? Tu t'en souviens ? Et ton prénom ? Tu t'en souviens, rassure-moi ? D'ailleurs, est-ce que ça te fait encore mal ? Tu veux des médicaments ?
Hajime avait parlé tellement vite qu'il avait sûrement manqué à deux ou trois reprises de se mordre la langue.
Pour toute réponse, un éclat de rire sarcastique manqua de sortir des lèvres de Sora. Évidemment qu'il s'en souvenait. Il se souvenait de tout. Jusqu'à il y a quelques jours, il était encore le Sora de dix-sept ans vivant d'ennui mortel et d'eau fraîche au jour le jour. Aujourd'hui… Aujourd'hui, il était le Sora de dix-sept ans qui s'efforçait d'oublier la vision gravée sous ses paupières de cet homme s'écroulant à ses pieds, tandis que les balles fusaient d'un coin à l'autre de la pièce.
- Sora. Je m'appelle Sora Ryūno, le fils du chef du clan Ryūno. Et oui, je me souviens de tout. Du moins, je pense me souvenir de tout.
L'adolescent avait énoncé cette dernière phrase avec une pointe d'amertume dans la voix. Soulagé, Hajime parvint à lui sourire malgré la compassion qui noyait son expression.
- Bien. Tu sais où tu te trouves, actuellement ?
Après s'être stoppé une première fois, Hajime s'était avancé dans la pièce. Sora le suivit du regard, oubliant presque de lui répondre au passage. Après un moment d'hésitation, il lui rendit un bref non de la tête.
D'instinct, il s'était rétracté en voyant l'espace entre lui et ce garçon être comblé. Hajime n'avait pas l'air nocif, son amicalité transpirait une sincérité naïve, celle d'un étudiant aimant être entouré. Hormis que les violences subies au cours des derniers jours étaient encore trop fraîches, leur souvenir trop vivace dans sa mémoire, pour que Sora daigne rompre sa garde aussi facilement.
Le plateau et son chargement au sol, Hajime prit place en tailleur à sa droite.
La main de Hajime se présenta à lui, la paume tournée vers le plafond. Hébété, Sora la fixa sans savoir ce qu'il devait faire. Avec précaution, il avança sa main et la posa sur celle plus large. Hajime lui rendit un sourire entendu avant de s'atteler à retirer les bandages qui saucissonnaient ses mains de bout en bout.
'Oh.' s'étonna Sora. 'Il voulait changer mes bandages. Noté.'
- Tu te trouves actuellement dans les quartiers centraux de la maison principale. Ton père a décrété que tu y resterais à partir de maintenant.
Sora cligna des yeux, pas certain d'avoir bien entendu.
- La maison principale ?
- C'est cela, approuva Hajime.
Sora demeura interdit. La maison principale était un endroit qu'il n'avait jamais vu que de l'extérieur, dissimulée par la porte de bois de l'entrée. Il n'avait pu y entrer jusqu'à lors. Alors…
'Qu'est-ce que je fiche ici ?'
Sora ne comprenait pas : pourquoi l'avait-on amené dans la maison principale ? À cause de l'enlèvement ?
- Je suppose que tu ne connais pas grand-chose du clan, reprit le brun, en ressentant le malaise grandissant de Sora. Les Ryūno, tu vois, ils sont assez connus dans le coin, même s'ils l'étaient bien plus auparavant, d'après ma mère.
Sora inclina la tête sur le côté. Il aurait voulu avouer à Hajime qu'il avait déjà connaissance de tout cela, mais le brunâtre avait déjà l'air trop lancé dans son explication pour qu'il puisse en placer une.
- Ah mais je suis bête, tu dois déjà être au courant de tout ça, hein ?
Le bandage qui comprimait sa main eut bientôt fini de s'amonceler sur le sol. Sora s'était tu, suspendu aux paroles de son infirmier malhabile. Hajime ne prononçait plus un seul mot, il se contentait de désinfecter à l'aide d'une compresse imbibée de désinfectant les plaies encore à vif sur les mains qui se présentaient à lui.
- Ah ! reprit-il enfin, comme s'il se souvenait d'un détail important dont il devait absolument lui faire part. Et tu as un frère aussi. Mais ça aussi tu dois le savoir, pas vrai ? Désolé, je ne sais pas quoi dire pour te mettre à l'aise. On ne s'est pas vus depuis longtemps, ça ne m'étonnerait pas que tu ne te souviennes même pas de moi.
Hajime se confondit en excuses et se laissa guider par son flot de parle continu. Sora sentit l'ombre d'un sourire poindre sur le coin de sa bouche.
- Je sais qui tu es, répondit-il. Je me souviens de toi, et j'ai un vague souvenir des fois où tu venais jouer à la maison aussi. Tu passes parfois à la maison quand je suis en cours, pas vrai ? Tu viens voir Irina.
Hajime lui rendit un grand sourire.
- Oui ! Nous n'avons plus eu l'occasion de nous parler depuis longtemps, mais je suis content que tu te souviennes de moi. Je n'ose pas trop venir chez toi quand tu es présent. Maman m'a dit que tu avais maintenant du mal à te sentir à l'aise quand il y a beaucoup de monde autour de toi. Alors je préférais te laisser ta tranquillité.
Sora observa longuement ce jeune adulte, avec qui il se souvenait avoir parfois joué quand ils n'étaient encore que très jeunes. Aujourd'hui, ce jeune homme qu'il avait devant lui était sans doute la seule personne à lui témoigner ce respect. Sora lui en était reconnaissant, développer un semblant de phobie sociale n'était après tout pas dans ses plans au départ. Elle était seulement apparue au fil du temps.
Or, il avait trop besoin de comprendre sa situation pour prendre le temps de parler à cœur ouvert à Hajime.
- On m'a transporté dans la maison principale… Mais je suppose que, dans l'enceinte de ces murs, je ne suis pas dans la meilleure des positions, pas vrai ?
Les épaules crispées, Hajime se mordit la lèvre inférieure.
'Vous souhaitez des réponses nettes et concises, commandez un Hajime incapable de mentir avec son supplément de grimaces !'
Sora venait de penser à un superbe slogan. Les mimiques de son médecin de fortune étaient suffisamment révélatrices pour que Sora comprenne le plus gros du tableau.
Le brunâtre ramassa un bandage propre qui avait roulé de sa place initiale sur le plateau, puis l'enroula avec des gestes très maladroits autour des mains meurtries, enflées et bleues qu'il tenait avec précaution dans les siennes. Il consentit ensuite à lui expliquer :
- Pour ne pas te mentir… On peut dire ça. Disons que ton avènement en tant que fils officiellement reconnu par ton père a créé une sacrée pagaille.
Sora le savait, il avait beau être entré dans la maison principale… Ici il lui serait difficile de se frayer une place qui n'appartiendrait qu'à lui.
Le noiraud serra les dents quand Hajime resserra le bandage sur ses doigts enflés.
- Oups, s'excusa Hajime. Désolé.
Sora secoua la tête pour lui signifier qu'il allait bien, il fut gratifié d'un sourire en coin.
- Heureusement, tu as évité le plâtre, mais le médecin qui est passé a stipulé qu'il était important que tu ménages tes mains. Tu dois aussi te reposer jusqu'à ce que tes côtes guérissent. Et… euh… Ta tête, aussi. Évite de faire des folies, d'accord ? Tu t'es reçu un sacré coup, tu vas le sentir passer pendant encore un moment. En ce qui concerne les autres hématomes, ils devraient s'estomper au fil du temps.
Sora inspecta la main meurtrie qui n'avait pas encore été bandée – pardon, empaquetée ; son autre main s'était entretemps métamorphosée en un cadeau de noël emballé grossièrement par un lutin à la retraite.
Des coupures la recouvraient, sa peau s'était fendue au niveau des plis des doigts. Plus d'un ongle était cassé ou s'était détaché, les doigts qui d'antan étaient enflés avaient revêtu une teinte tirant sur le mauve et doublé de volume.
Il était assez étonné de constater qu'il avait résisté. Des courbatures et élancements lui faisaient découvrir des endroits du corps qu'il ne connaissait pas, mais mise à part cela, il pensait pouvoir tenir un minimum sur ses jambes sans tomber dans les pommes.
- Je suppose que certains ne sont pas contents de mon existence. Même en ayant voulu vivre de mon côté, je suis quand même le mouton noir de la famille, pas vrai ?
Hajime lui rendit un regard interrogateur ; il devait déjà avoir complètement mis de côté leur discussion pour ne se concentrer que sur les soins des mains. Sora avait énoncé les premières constatations qui lui étaient venues à l'esprit. Il fut fixé à la grimace de Hajime.
Sora aurait dû savoir que les conséquences de cette vie paisible à laquelle il avait aspiré le rattraperaient un jour ou l'autre.
Pendant qu'il réfléchissait, il sentit soudain peser sur lui le regard de son infirmier autant loquace que ce qu'il était gauche. Celui-ci l'étudiait, depuis ce qui devait être déjà de longues secondes.
- La situation n'a pas l'air de t'attrister, fit enfin remarquer l'étudiant en université, quelque peu surpris par la neutralité évidente de son patient.
Hajime avait l'œil. Sora se contenta d'un haussement désintéressé d'épaules.
- Je devrais l'être ?
Sa désinvolture pouvait s'apparenter à un moyen de masquer sa tristesse aux yeux des autres, il le concevait, à défaut qu'il ne ressentait très honnêtement rien face à la situation actuelle.
Le mouton noir de la famille ? Sora l'avait toujours été. La seule chose qui différait d'avant était le fait que son existence ait à présent été dévoilée au grand jour.
Esquisser un portrait de ce qui l'attendait dorénavant n'était pas compliqué si on se référait à l'environnement dans lequel il avait grandi. Opprimé par cette ambiance d'omission générale, d'une omerta imposée dans le but de masquer les fautes commises et de préserver la crédibilité des uns au détriment des autres, sa confiance d'enfant que l'on renie avait depuis ses plus jeunes années été broyée par le système.
La loi du silence était l'arme blanche des plus forts, une lame luisant d'un éclair macabre sous le cou tremblant des plus faibles.
À force de vivre dans cette ambiance de silence imposé, Sora s'était un jour retrouvé à la croisée de deux chemins.
Le premier consistait à continuer à vivre de cette manière jusqu'à ne plus réussir à le supporter. L'autre, celui qu'il décida d'emprunter, à forger son caractère pour encaisser. Ce fut grâce à l'aide d'Irina et à l'attention de son grand-père que l'adolescent en recherche de reconnaissance qu'il fut un jour put comprendre une vérité primordiale lors de sa séquestration dans la cave : il n'avait pas à s'empêcher de vivre pour les autres.
Sora l'avait décidé. Dès qu'on le piquerait, il mordrait en retour.
À son chevet, Hajime conclut les soins de la première main par un nœud des deux bouts du bandage. Sora étouffa son geignement dans ses dents, auquel Hajime répondit d'un air désolé, et lui présenta mécaniquement son autre main. Immédiatement, le brun s'affaira à réitérer sa besogne, tel un bûcheron ne sachant pas manier la hache.
- Tu as d'autres questions à me poser ? le consulta Hajime après ce qui dût équivaloir à une quinzaine de secondes à mener une bataille acharnée contre des bandes blanches de tissu.
- Si tu étais dans la cave, fit Sora, après avoir réfléchi, c'est que tu es toi aussi un yakuza, maintenant... ?
Si son corps n'était pas aussi lourd, Sora aurait eu presque envie d'ébaucher un demi-sourire devant l'expression de répulsion extrême que lui renvoya le brun.
'La réponse est donc un « non » catégorique.' en conclut-il.
À défaut d'être adroit, Hajime avait au moins le mérite d'être expressif à excès.
- Je ne suis pas un yakuza.
'Il semblerait.', acquiesça en silence Sora.
- Si je suis là, expliqua le brun, c'est simplement parce que ma mère est soignée dans la chambre à côté de la tienne. Je me suis porté volontaire pour m'occuper de vous deux, et ton père…
Hajime passa une main dans sa nuque.
- On a eu un différent mais il a fini par accepter.
Sora l'entendit marmonner avec dédain : « Je ne lui ai pas laissé le choix, de toute façon. C'était ça ou je vous emmenais à l'hôpital et appelais la police. »
'Oho.' Un rictus éclot sur ses lèvres. 'Il a du tempérament.'
- En parlant de ta mère, hésita le noiraud… Comment va-t-elle ?
Le châtain retrouva son sourire gentillet.
- Elle va bien. Elle a des bleus et beaucoup de courbatures, mais pas autant que toi. Elle m'a raconté que tu avais pris les coups pour elle. Alors… Merci de… euhm… de l'avoir protégée.
Un sourcil bondit sur le front de Sora.
- Ce n'est pas ce qu'il s'est passé, contre dit-il.
Irina avait grossi les faits d'une manière qui ne lui convenait pas. De son point de vue, il avait plutôt été celui qui avait déclenché les séries de passage à tabac. Être remercié alors qu'il était pour ainsi dire responsable ne l'enchantait guère.
- Même si tu penses comme ça, je tenais à te remercier.
Sora grognonna un « Nh » inintelligible, tandis que le brun rassemblait les bandages sur le plateau puis se relevait.
- Maman m'a dit de te passer le message qu'elle aimerait te parler une fois que tu serais remis sur pieds, si bien entendu tu étais d'accord.
Sora lui rendit un hochement affirmatif du chef.
- J'irai lui rendre visite.
- Je lui dirai pour toi.
Le noiraud esquiva l'air ravi que lui renvoya le brun.
De plus… Un autre pan de l'histoire le tracassait trop pour qu'il se laisse aller. Irina et lui n'étaient pas les seuls à avoir été présents dans la maison au moment de l'attaque du gang.
- Et Yoshi, s'entendit-il prononcer, avant qu'il ne soit conscient de ses paroles.
La mention du prénom du garde du corps fit tendre les épaules d'Hajime.
- Il… va bien ? s'enquit Sora, qui sentait l'inquiétude tordre peu à peu son ventre.
Yoshi pouvait bien ne pas être sous les ordres directes de Sora, il prenait son rôle de garde du corps très à cœur et assurait sa sécurité depuis des années. Si Sora et Irina avaient étés attaqués, c'est que Yoshi n'avait pas pu s'occuper des assaillants ; il lui était donc arrivé quelque chose.
Devant l'air préoccupé du jeune héritier, le brun pinça les lèvres mais acquiesça lentement, presque prudemment.
- Il est toujours en vie, si c'est ce que tu veux savoir.
Rassuré par la nouvelle, Sora laissa échapper un soupir de soulagement.
- Et il est conscient, poursuivit Hajime. Mais il a dû être transféré à l'hôpital car il a été blessé durant l'attaque.
- Blessé… ? s'inquiéta à nouveau Sora.
Hajime opina.
- Dans le dos. Mais on est arrivé à temps, donc ne t'inquiète pas.
Un nœud se forma dans la gorge de Sora en entendant cela. L'adolescent aurait voulu que ce soit aussi simple. Mais comment ne pouvait-il pas s'inquiéter, ni même ne serait-ce que se sentir coupable quand un homme, son propre garde du corps, avait été blessé pour le protéger ?
Il contracta la mâchoire.
Quand bien même Yoshi avait parfois le don de l'exaspérer, il était son gardien depuis des années. Sora avait grandi en apercevoir l'ombre gigantesque du garde du corps par-dessus sa tête. Yoshi avait pris soin de lui et était demeuré la personne la plus proche de lui en dehors d'Irina et de son grand-père.
Comment pouvait-il ne pas s'estimer coupable, ne pas s'inquiéter de son bien-être, quand Yoshi détenait une place aussi importante dans sa vie.
'D'abord Irina, maintenant Yoshi…'
Sora n'avait jamais mesuré l'enjeu derrière son statut d'héritier. Les conséquences de celui-ci lui revenaient toutes en pleine figure, à la chaîne, et lui faisaient prendre conscience de toutes les responsabilités qu'il aurait à endosser s'il décidait de mener à bien son plan.
- Il faudra que j'aille lui rendre visite à l'hôpital.
Un bourgeon de sourire compatissant fit son apparition sur les lèvres du fils Tadashi.
- Tu sais… T'as l'air d'être un bon gars.
Sora fut aussitôt ôté de ses pensées par cette phrase sortie de nulle part.
- … Q-Quoi ? fit-il, d'une manière un peu idiote.
- Je pense qu'on pourrait bien s'entendre si on devenait amis, un jour. Même si t'as l'air un peu plus renfrogné que quand tu étais enfant, je trouve que c'est beaucoup plus facile de te parler maintenant.
Sora retroussa le nez. Il ne sut pas quoi répondre en retour. D'habitude, on le qualifiait plutôt de « gars taciturne ». Hajime était – beaucoup – trop honnête pour son propre bien.
Ce gars était-il du genre à se lier d'amitié avec tout ce qui bougeait du moment que ça bougeait et parlait, à la manière d'un héros de shonen manga ?
En ouvrant le pan de la porte, après avoir rassemblé ses victuailles sur son plateau, Hajime précisa :
- Je reviens dans pas longtemps, je vais prévenir Toshiro de ton réveil.
S'abstenant, pour une obscure raison, de lui énoncer pourquoi il devait aller prévenir le garde du corps du chef du clan, le brun inclina brièvement le chef en guise de salut, ensuite sortit de la chambre, les bras encombrés de son plateau.
Il s'écoula une poignée de secondes avant que Sora ne se laisse choir dans le confort de son futon. La suite s'annonçait déjà fatigante.