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L'homme de Kadama 2/2

Il se passa alors une chose à laquelle il ne s'attendait pas. Son interlocuteur était un parfait inconnu et pourtant, toutes ses retenues s'effacèrent. Peut-être était-ce dû au fait de n'avoir parlé à quelqu'un depuis trois ans ? Peut-être était-ce parce que pour la première fois, face à lui, se trouvait une personne qui souhaitait l'écouter ? Mais ses yeux revenant sur l'ezen, il se mis à raconter son histoire sans aucune inhibition.

- Je n'ai jamais connu mes parents, commença-t-il. C'est un vieil homme qui s'est chargé de m'élever. Il ne m'a jamais parlé de mes origines et ne m'a jamais révélé ni son nom, ni même celui du lieu où je me trouvais. Je ne sais même pas si c'est lui qui m'a donné mon prénom. Il se contentait de me dire que je devais devenir fort, que c'était important.

Aussi loin que ma mémoire remonte je l'ai toujours appelé professeur. Il gardait vis-à-vis de moi une certaine distance, mais son visage était marqué par une profonde anxiété dont j'ignorais la cause. Je crois l'avoir tout de même aimé comme un père, car il fut le seul qui me parlait.

- Vous ne viviez donc pas parmi la population ?

- Non, j'étais logé dans une cabane à l'écart de la ville et pratiquement toujours seul. Je ne voyais le vieil homme que lorsqu'il venait m'enseigner ses sciences. Il m'a appris à lire, à écrire, à compter et m'a enseigné l'art du combat dès que j'ai été en âge de marcher. Il m'a également donné des notions d'astronomie, des rudiments d'équitation, m'a appris le nom des animaux et des plantes, mais ne m'a jamais parlé d'histoire ou décrit les différentes parties du monde.

Jien Sohei croisa les bras et murmura dans un grognement :

- Un conditionnement !

Le jeune homme qui n'y fit pas attention continua :

- J'aimais bien l'entraînement aux armes, cela se passait dans les bois. Je pouvais me défouler et c'était les seuls moments où je n'étais pas enfermé entre quatre murs. C'est à ces occasions que je rencontrais parfois les autres habitants de l'île. Je les croisais peu, ils ne m'aimaient pas ou avaient peur de moi. Je ne leur avais pourtant rien fait, je ne leur adressais même pas la parole. Tout le monde avait l'air de savoir des choses que j'étais le seul à ignorer. Systématiquement, je devais faire face à leurs ressentiments. Cela se traduisait par du mépris, des regards fuyants, des commentaires faits à voix basse. Mais à l'âge de cinq ans, la violence devint plus concrète. Comme d'habitude, mon professeur m'avait emmené dans la forêt pour l'entraînement aux armes. Il m'avait laissé des consignes et était parti cueillir des plantes pour ses besoins. Sept garçons d'une quinzaine d'années arrivèrent peu après son départ. Ils me mirent à terre et me rouèrent de coups. Je pouvais sentir leur formidable haine. Ils me hurlaient dessus, frappaient, riaient... Leurs mots sont encore gravés dans ma mémoire : tu fais moins le malin maintenant que tu vomis ton sang... Abomination... Infamie... On nous félicitera d'avoir débarrassé le monde de ta race... Cela aurait été probablement le cas si le vieil homme n'était pas revenu. Il ne dit rien, se contenta de les regarder, mais ils détalèrent. Je dus garder le lit un long moment. Certains de mes os étaient cassés et j'avais perdu beaucoup de sang. Je n'avais que cinq ans et j'ai donc beaucoup pleuré. Mais ce furent là les dernières larmes que je versais.

Jien Sohei observait Ménéryl. Il avait dit cela avec le plus grand calme, posément, sans trahir une seule émotion. Cet événement qui aurait pu le traumatiser semblait au contraire lui avoir insufflé une force irrésistible et sereine. Faisant machinalement passer son doigt sur les contours de sa bolée, le jeune homme continua :

- Je repris mes entraînements avec une motivation nouvelle. Je devais survivre à cette île. À vrai dire, les seuls bons moments que j'ai eus étaient mes anniversaires. Chaque année, le vieil homme m'offrait une pêche, un fruit rare que j'adorais et que je mettais un long moment à déguster. Bien sûr, il ne restait pas, je me réveillais le matin et elle était là, ce qui me permit de connaître mon âge.

Les années qui suivirent passèrent de la même façon. Des regards lourds de reproches, des mots dits tout bas. Les enfants étaient les pires, ils vivent tout plus intensément. Mais je ne leur en voulais pas. Leur comportement n'était que le prolongement amplifié de ce que leurs parents leur enseignaient. Malgré tout, jamais plus on ne me toucha. Le vieil homme devait y être pour quelque chose.

Un beau jour, peu de temps après mes quinze ans, mon professeur dû quitter l'île pour une affaire urgente. L'hostilité des insulaires à mon encontre semblait s'être calmée, mais il me laissa tout de même aux soins d'une personne de confiance. Le lendemain, cette personne avait disparu et alors que je sortais pour m'entraîner, une grande partie du village se trouvait là à m'attendre. Je fus pris à parti par trois garçons un peu plus âgés que moi. La foule s'amassa tout autour. Les insultes que me lançaient ces trois individus étaient encouragées par des éclats de rire toujours plus retentissants. Confortés dans leur démarche par ce cortège qui ne les arrêtait pas, la situation dégénéra. Celui du milieu, le plus nerveux, sortit un couteau qu'il ne cessa d'agiter devant moi. Il se proposa ensuite de me tailler un sourire puisque j'étais le seul à ne pas rire. Les cris redoublèrent. Comme à mon habitude, je me contentais de baisser la tête sans rien dire, en attendant que cela passe. Mais cette fois-ci ils ne se calmèrent pas et les trois garçons se mirent à avancer... Je ne voulais plus subir...

Ménéryl tourna son regard vers son épée posée près de lui. Il commença à faire passer machinalement son doigt sur la pointe. Son visage jusque là plutôt inexpressif afficha soudain un sourire carnassier.

- Lorsque celui au poignard fut à ma portée, reprit-il, je me suis jeté sur lui pour lui ôter son arme et la lui planter dans le ventre.

Puis ses yeux revinrent sur Jien Sohei et il se mit à expliquer en articulant calmement :

- Sur son visage, il ne restait plus qu'une expression de grande incompréhension. Alors que je surveillais d'un coin de l'oeil ses deux compagnons qui s'étaient figés, je fis remonter la lame pour lui mettre les tripes à l'air. Plus personne ne riait ! Le garçon s'écroula dans un silence de mort. Je reculais, prêt à défendre chèrement ma vie, mais pas un seul n'attaqua. L'arrogance dans leurs regards s'était transformé en une peur froide... De la terreur même... Comme si après toutes ces années à m'avoir traité de démon, ils le voyaient pour la première fois. Et là, je dois l'avouer, je n'ai pas vu le coup venir. J'étais dans un tel état d'excitation, tellement concentré sur la foule devant moi, que je ne n'ai pas sentis qu'une personne m'arrivait dans le dos. Je reçus un coup violent sur le crâne qui me fit perdre connaissance.

- Pourtant vous êtes bel et bien vivant, s'etonna l'ezen intrigué.

Ménéryl haussa les épaules.

- Allez savoir pourquoi, mais ils n'osèrent pas me tuer eux-mêmes. Peut-être que les derniers événements firent disparaître le peu de courage que le groupe leur avait insufflé. Personne ne voulut exécuter la basse besogne et lorsque je me réveillai, j'étais sur un bateau. Ils avaient dû prévoir de me jeter par-dessus bord, ils avaient fait appel pour ça à des personnes qui n'étaient pas de l'île. Des hommes robustes, probablement davantage des mercenaires que des marchands. Mais eux même renoncèrent à cette tâche. Le voyage dura assez longtemps et je les entendais parfois discuter. "J'la sens pas cette histoire" ou encore "ça va nous porter la poisse". Sans que je n'y comprenne quoi que ce soit, ils me déposèrent sur cette île et me donnèrent même cette épée. Trois ans se sont écoulés depuis ce jour pendant lesquels je n'ai fait que survivre et continuer mon entraînement... Et vous voilà.

Jien Sohei était perplexe. Ce jeune homme avait des capacités hors du commun, pratiquement celles des hommes-dieux qui étaient censés avoir tous disparu. Il avait été inlassablement entraîné et avait reçu une bonne éducation. Comment se pouvait-il que lui, l'ezen de Kadama, n'ai jamais entendu la moindre rumeur sur un tel phénomène ? Qu'elles étaient les ficelles qui se cachaient dans l'ombre de cet être ? Sur l'Omne, l'histoire était en marche, c'était la fin d'une époque. Une ère troublée débutait et l'avenir était incertain. Quel étrange hasard de le croiser là, à ce moment, aux confins du monde !

- Voilà qui n'a pas dû être facile à vivre mon jeune ami dit calmement Jien Sohei. Le ton de sa voix était sincère. Ses yeux s'emplirent d'une bienveillance que Ménéryl eut du mal à interpréter.

- Je ne saurais vous dire. Cela a toujours été comme ça, je n'ai pas connu de dégradation de ma condition, je n'ai pas d'éléments de comparaison.

- Trois ans seul ici ! Et malgré le manque de nourriture vous avez continué les exercices physiques ! Comment est-ce possible ? Où avez-vous trouvé l'énergie ? Vous m'avez pourtant l'air de faire partie du genre humain, vous êtes bien un mortel ?

Le jeune homme ne comprit pas cette remarque et se contenta d'indiquer du doigt les traits qu'il avait faits sur la paroi. À la louche, il y en avait bien plus de mille. Le moine se gratta la tête, son visage n'affichait toujours aucune expression. Puis souriant à nouveau il dit :

- C'est incroyable, ma quête de perfection m'a fait pratiquer l'ascétisme, m'a appris à me rationner et j'ai vécu dans le dénuement le plus total. Pourtant j'ai laissé des consignes pour que l'on vienne me réapprovisionner tous les six mois... Trois ans ! Plus vous m'en racontez sur vous et plus le mystère s'épaissit.

Jien Sohei reprit la cruche et d'un geste en direction de Ménéryl lui proposa de le resservir. Le jeune homme se pencha en avant pour tendre sa bolée. Tout en le servant, l'ezen de Kadama aperçut furtivement le pendentif qu'il portait autour du cou.

- Où avez-vous eu cela ? dit-il en stoppant net, le visage montrant pour la première fois une expression qui ressemblait à une vive confusion. Instinctivement, le jeune homme le pris entre ses doigts et tout en le manipulant, il porta son regard sur le précieux objet.

- Ho ! Ça ? Je l'ai toujours eu, c'est la seule chose qu'il me reste de mes parents, vous savez ce que c'est ?

Le moine reprit une expression neutre, mais il continuait à fixer le vers et le trouble persistait dans ses yeux.

- Cela appartient à une époque depuis bien longtemps révolue et oubliée de la mémoire des hommes. Des parchemins datant des débuts de l'écriture en font mention. Il semble qu'il fut un temps où cette chose vivait, mais ces manuscrits en parlaient déjà comme d'une relique ancestrale. Les textes racontent que des êtres puissants se livrèrent bataille pour la posséder et qu'une fois entre leurs mains, leur force devint bien plus considérable encore. La légende ne dit pas ce qu'ils en firent. Il semble que le simple fait de croiser leur chemin était synonyme de mort. Je ne sais pas comment cela fonctionne, mais je pensais que tout cela n'était qu'un mythe.

L'ezen resta un moment silencieux, le regard dans le vide, comme en proie à une réflexion extrême. Puis reprenant en marmonnant comme a lui-même :

- Il est dans les dogmes des croyants de la Kadama de faire abstraction des raisonnements trompeurs que peuvent induire les sens. Il faut s'affranchir des pensées conditionnées par notre environnement afin d'avoir une réflexion juste, la plus proche des faits.

À nouveau il prit un instant pour examiner le fond de ses pensées puis continua :

- J'ai eu des songes, je n'avais plus qu'une idée : venir ! Comme un besoin, une soif inapaisable. Et nous sommes là, sur cette île en particulier, à ce moment précis. Pourtant les possibilités étaient si nombreuses aussi bien dans le tissu de l'espace que dans celui du temps. La suite me semble logique, cet instant est d'une remarquable limpidité. Tout ceci ne peut qu'être lié, il ne peut en être autrement. La vie est comme une toile tissée d'évènements qui en se rapprochant du centre prennent tout leur sens.

- Vous allez bien ? s'inquiéta Ménéryl qui commençait à trouver le petit homme bizarre. Mais il ne l'écoutait pas, comme pris dans une transe.

- Vous devez partir d'ici, vous devez quitter cet endroit ! Je suis venu ici pour vous l'apporter, ou alors vous êtes là pour que je m'en sépare. Il faut savoir suivre les signes et cela ne peut rien vouloir dire d'autre.

Soudain, comme de retour, il fixa Ménéryl droit dans les yeux et se remit à sourire.

- Je devais me retrouver seul ce qui, en venant sur cette île, était une certitude. Pourtant vous êtes là, un de nous deux est de trop ici !

Le jeune homme sentit une tension envahir son corps. Il planait dans cette remarque l'ombre d'un danger. Il y eut un court silence qui parut une éternité puis d'un seul mouvement, il attrapa son glaive, bondit et porta un coup d'estoc foudroyant en direction de l'intrus. Avec une vivacité que son âge n'aurait pas laissé supposer, le moine attrapa la cruche en métal, l'utilisa pour dévier la lame et fit un saut prodigieux pour se mettre à distance.

Ménéryl se retourna pour lui faire face, le visage de Jien Sohei paraissait paisible, presque amusé. Pourtant, le rythme régulier de sa respiration trahissait la pleine maitrise d'un homme capable de tuer sans sourciller. Il ne fallait pas se fier à son apparente bonhomie, l'ezen avait fait preuve d'une rapidité et d'une force peu communes en parant avec un simple récipient. Comment l'approcher ? Comment attaquer un adversaire aussi aguerri ?

- Ho ! dit le moine, que vous arrive t-il mon jeune ami?

- Vous dite que l'un d'entre nous est de trop, je préfère que ce soit vous ! répondit Ménéryl tout en cherchant un moyen de de casser la distance.

Jien Sohei leva ses mains épaisses en signe d'apaisement.

- Vous vous méprenez, je n'envisageait pas de vous tuer mais plutôt de vous offrir mon bateau pour quitter ce lieu.

- Vous m'avez bien mal jaugé si vous croyez qu'une telle ruse va me faire baisser ma garde.

Le petit homme sourit et avec un naturel désarmant répondit :

- Au contraire, je suis tout fait conscient que vous n'êtes pas du genre crédule, comment pourrait-il en être autrement ? Si je me suis permis cette proposition, c'est justement parce que ce n'est pas une ruse

Ménéryl resta coi... Cela pouvait-il être vrai ? Alors c'était tout ? C'était aussi simple que ça ? Après tout ce temps à se débattre pour survivre, un homme apparaissait et lui proposait de partir. Était-il en train de dormir ? Son esprit était-il en train de flancher ? Il se ressaisit.

- Et pourquoi feriez-vous cela ?

- Mais parce que tous les signes me commandent de le faire. Je suis venu ici pour m'isoler totalement du monde. Ce bateau, à cet instant précis, vous est utile pour partir et votre départ est nécessaire pour que je puisse me retrouver seul. La suite me paraît d'une remarquable évidence. 

- Vous allez vous séparer de votre seul moyen de quitter ce lieu simplement parce-que des signes vous l'indiquent !

- Je ne sous-estime pas les indices que le cours des choses m'envoie. Il y a une logique et un but à nos existences. Le commun des mortels n'y prête pas attention, mais cela serait une terrible erreur pour un ezen d'en faire de même car c'est la voie que nous suivons en Kadama. Et puis, je vous l'ai dit, un frère viendra tous les six mois m'apporter des ressources, mon embarcation était là juste en cas de problème.

Sous le coup d'une vive émotion, le jeune homme se sentit défaillir. Son épée glissa entre ses doigts et tomba contre le sol dans un fracas de métal sonore. Ses jambes ne le portaient plus, il dut s'assoir. Il n'aurait pas dû faire confiance à de simples mots prononcés par un inconnus, mais l'espoir qu'un rêve tant chéri touche enfin à son but avait eu raison de sa méfiance. Cette aurait pu être une erreur fatale si l'ezen avait été un ennemis, mais ce ne fut pas le cas.

Ménéryl ressentait un trouble profond, dans lequel se mêlaient excitation, désarroi et incrédulité. Trois années passées pendant lesquelles chaque jour n'était que survie. Où vivre était devenu son unique but, la seule chose à laquelle il avait à penser. Trois années au cours desquels le sommeil fut le seul échappatoire à son enfer... Mais cet enfer n'était-il pas devenu son monde ? Un monde qui le protégeait de l'hostilité des humains ? Il pouvait enfin partir, mais pour aller où et pour faire quoi ?

- Je ne sais pas où aller, bredouilla-t-il la tête basse.

Jien Sohei se rapprocha et revint s'assoir en face de lui.

- C'est évident ! Mais les possibilités sont nombreuses et vous savez déjà où il ne faut pas aller. Votre île de naissance est a priori le dernier endroit où il faut vous rendre, ce qui vous laisse bon nombre d'autres choix. Le monde est vaste, habité par des êtres humains parfois dangereux, souvent décevants, mais beaucoup ont pour autres talents que celui de nuire à autrui.

Le jeune homme resta un instant bouche bée. Partir, plonger vers l'inconnu, se rendre en des lieux ignorés... Et puis... Après tout... Pourquoi avoir tenu tout ce temps si ça n'était pas pour se soustraire à sa condition ? Sur cette dernière pensée, il lança avant de se risquer à hésiter de nouveau :

- Quand ?

- Quand il vous plaira, le bateau est à vous. Néanmoins, rien ne sert de vous attarder davantage. Bientôt, le soleil se lèvera pour un court moment. Cela vous offrira un créneau. Si vous me permettez un conseil, mon jeune ami, le meilleur moyen d'atteindre son but est d'en avoir un. Vous n'avez personne à rejoindre, pas de grande cause qui vous attend, alors vous ne devrez penser qu'a votre survie, vous ne devez avoir que cette idée en tête. Si vous y arrivez, je pense qu'ensuite les choses iront d'elles même. Je n'ai jamais vu une intrication des événements aussi favorable à ce que s'accomplisse la destinée d'une personne.

- Savez-vous où je pourrais aller ?

- Débarquez sur la première île où cela sera possible, au moins le temps de reprendre des forces. Ensuite pourquoi ne pas aller sur le Thésan ? C'est là-bas que vous trouverez le plus d'opportunités et si la spiritualité vous attire, allez en Kadama, dîtes leur que c'est moi qui vous envoies.

- Quelle direction dois-je prendre ?

- Qu'importe ! C'est secondaire, allez toujours tout droit, vous tomberez forcément sur une île, elles sont nombreuses. Malgré tout, cela sera difficile. J'ai tout juste de quoi vivre pour les six prochains mois et je vous en ai offert une partie. Je ne pourrais vous donner plus pour votre voyage.

Le jeune homme eut une hésitation fugace. Pourquoi prendre le risque d'une traversée sans provisions alors que six mois de vivres et un homme pouvant être transformé en cadavre étaient présents ? Ce ne fut pas la sympathie qu'il commençait à éprouver pour Jien Sohei qui l'en dissuada. Malgré son sourire omniprésent, il émanait de l'ezen une aura meurtrière, une puissante odeur de sang. D'instinct, Ménéryl sut que prendre la mer sans provisions était un pari moins risqué que de le combattre. Il se contenta de répondre :

- Bien entendu, je me débrouillerais.

- Soit ! Autre chose, au risque de me répéter, vous êtes ici dans l'un des coins les plus reculés du monde. Lors de votre périple, vous croiserez des îles. Ne vous y arrêtez sous aucun prétexte avant d'avoir passé au moins huit jours de navigation. La civilisation n'est pas encore parvenue à la lisière de l'Orbia. Les terres qui s'y trouvent sont lugubres et peuplées de choses mauvaises venant de temps oubliés. Croyez-moi, mieux vaut qu'elles restent dans l'oubli. Même si la faim vous tenaille ne faites surtout pas cette erreur. Une mort lente et douloureuse sur votre bateau est plus enviable que débarquer sur ces mondes maudits. Vous n'y trouverez que désespoir.

Le sort semblait s'acharner sur le jeune homme. Mais ce contretemps était bien peu finalement. Cela faisait dix-huit ans qu'il assumait dans l'incertitude une vie qu'il n'avait pas choisie. Dans huit jours, s'il survivait, il aurait son destin entre ses mains. Il hocha la tête et répéta :

- Huit jours

Jien Sohei le retint encore afin de lui prodiguer quelques rudiments de navigation ainsi que de sages conseils. Lorsqu'il eut fini, affichant un sourire plein de tendresse il dit :

- Je crains que cela ne soit pas suffisant et si j'avais eu affaire à quelqu'un d'autre que vous, j'aurais eu l'impression de l'envoyer vers son trépas. J'espère sincèrement que tout se passera bien. Vous trouverez une caisse dans le bateau, elle est bourrée de couvertures. Cela ne sera pas un luxe par ce froid, surtout pour vous qui n'êtes pas familier avec la méditation. Vous devriez arriver à des températures plus clémentes, tout du moins étant donné celles auxquels vous êtes habitué, d'ici quatre jours de navigation. En sortant de la grotte allez toujours tout droit jusqu'à la côte, mon embarcation y est amarrée. Il y a des cruches dans la cale, pensez à les remplir si vous voulez ne pas manquer d'eau.

Ménéryl inclina légèrement la tête. Il prononça un "merci" timide, regarda un instant cet personne improbable devenue en quelques heures à la fois son libérateur et son bienfaiteur ; puis il s'en fût. Il s'engoufra dans le tunnel qui menait à l'extérieur et malgré ce qu'il avait vécu en ces lieux, il prit conscience que cela serait la dernière fois. Lui vint alors une émotion empreinte de nostalgie. Après avoir pratiqué ce trajet instinctivement pendant des années, il avait en cet instant tous les sens en éveil. Comme pour la première fois où il arpenta la galerie, il s'attarda sur chaque détail tactile, sachant que plus jamais il ne se retrouverait ici.

Arrivé dehors, il se mit en route sans ralentir, contemplant le paysage tristement glacial. C'était peut-être un signe de bon augure, mais le vent avait faibli. Il fit un détour, pour tenter de récupérer sur le rivage quelques cadavres de poisson. Par chance, il en trouva trois complètement gelés. C'était un maigre butin qui serait toujours mieux que rien pour un trajet qui s'annonçait assez long. Il accéléra, le soleil se levait déjà et il allait rapidement disparaître. Le jeune homme avançait le pas léger car une énergie nouvelle parcourait son corps et elle décupla lorsqu'il le vit. Le bateau était là...