webnovel

Chapitre 2

Mon cou me lance. Sur le côté gauche. Il brûle. Comme si du feu se répandait dans mes veines, quelque chose en moi brûle. Lentement, ma main se déplace jusqu'à cet endroit mais il n'y a rien d'autre que ma peau, lentement réchauffée par le soleil.

Parce qu'il fait chaud. Je sens le soleil réchauffer mes joues, mes yeux clos savourant la chaleur qui enveloppe mon corps. Je sens des brins d'herbe frôler le bout de mes doigts, tandis que le vent balaye mes cheveux, dont l'une des mèches m'atterrit dans le visage. Mes lèvres s'étirent, formant un grand sourire, puis je laisse échapper un rire.Je me sens bien, là, assise dans le jardin de la maison familiale. Réglée comme une horloge, je suis toujours la première levée, à sept heure vingt-huit, pour me faufiler dans le jardin et profiter des premiers rayons de la plus belle étoile de notre galaxie. J'y reste cinq, parfois dix minutes, avant d'oublier le temps et juste apprécier les sensations.Et généralement, à ce moment-là, ma mère me rappelle à l'ordre d'un éclat de rire, pour que je la rejoigne dans la cuisine et prépare le petit-déjeuner. Ce matin, c'est différent. Quelque chose a changé. Le soleil brille plus fort, il fait plus chaud qu'à l'accoutumée.Rouvrant les yeux, je remarque que l'herbe me semble plus verte, le vent plus violent contre mes cheveux. Il me fait mal. Le vent ne me fait jamais mal, d'habitude. Perturbée, je me relève, regardant droit devant moi, attendant que maman ouvre la baie vitrée de la cuisine, celle par laquelle je me suis échappée il y a quelques minutes. Et l'espace d'un instant, mon cœur se serre quand elle ne l'ouvre pas.Je reste figée, incapable de comprendre ce qu'il se passe. Je veux voir ma mère ouvrir cette fichue porte ! Sans me contrôler, je me mets à courir vers la porte, l'ouvrant aussi vite que je le peux avec mes muscles fins et entre à l'intérieur.Et mon cœur se remet à battre. Ma mère tourne la tête vers moi, m'offrant un joli sourire, tandis que sa main gauche est posée sur le manche d'une casserole. Vu l'odeur, je penche pour des œufs. Son sourire fond lorsqu'elle remarque ma mine un petit peu inquiète et elle fronce les sourcils, m'invitant du regard à venir m'asseoir près du bar.Notre cuisine est construite « à l'américaine », comme papa aime le rappeler. Il a vu ce genre de chose dans les vieux films que lui et Aignan adorent regarder. Ainsi, pour séparer la cuisine de la salle à manger, il y a un petit comptoir -que papa appelle « le Bar »- avec quelques sièges. Prenant place sur l'un d'eux, j'attends tranquillement que ma mère termine la cuisson des œufs, un sourire sur les lèvres. J'adore la voir se déplacer dans la cuisine, avec la grâce d'une ballerine.- Que se passe-t-il, Fel' ?, demande ma mère, posant la casserole sur un dessous de plat, à même le bar.L'odeur des œufs me titille les narines, tandis que j'élude la question. Mais ma mère me connaît par cœur, elle sait que mon cerveau ne reste jamais plus de cinq minutes sur une tâche. C'est l'un de mes principaux problèmes.Et avant que l'on ne pense quoi que ce soit, ce n'est pas de l'hyperactivité ou quelque chose du même genre. C'est juste que les routines m'ennuient. C'est la raison pour laquelle je prends des cours à domicile, via mon ordinateur. Cela me permet de sortir, rencontrer d'autres personnes. Je ne me suis jamais vraiment fait d'amis, sans doute parce que je n'en ai jamais voulu.Les seules personnes que je considère comme « amis » sont les enfants des voisins, tout simplement parce que ce sont les seuls enfants que j'ai pu croiser. Bon, hormis Aignan, mais il n'est pas vraiment un ami. C'est mon petit frère.Il a seulement un an et demi, mais c'est déjà le petit ange de la maison. Il doit encore dormir, il n'est que huit heures deux après tout. C'est bientôt l'heure du biberon, ceci dit. On va probablement l'entendre crier de faim d'ici quelques minutes. Il est pire que moi, au niveau de l'horloge interne.- Rien mom. J'ai seulement fait un mauvais rêve, je réponds en avançant ma main pour chiper un bout de bacon.Elle me sourit et pose sa main sur la mienne, m'envoyant sa douce chaleur. Elle a toujours su comment me réconforter. Encore une lubie de mon père : manger des œufs et du bacon au petit-déjeuner. Heureusement que maman lui a interdit de faire cela tous les jours, sinon nous serions tous aussi gras que des loukoums !C'est autorisé uniquement le dimanche, le jour où nous sommes tous ensemble autour de la table. Maman attrape ma main avant que je n'atteigne le bout de viande, ce qui résulte en un éclat de rire et une mine boudeuse pour ma part. Comme prévu, j'entends les pleurs d'Aignan à l'étage, ainsi que le lourd frottement de pantoufles contre le sol.Papa est debout, prêt à récupérer mon petit frère et venir le faire manger en bas. Je continue d'observer ma mère, qui se déplace toujours avec grâce pour placer les œufs, le bacon et son fameux jus d'hibiscus sur la table. Elle a toujours le sourire. Je n'ai jamais rien trouvé à redire sur mes parents. Ils sont compréhensifs, toujours heureux et amoureux, n'élèvent jamais la voix ni sur moi, ni sur l'autre.Pour beaucoup, nous sommes une famille « parfaite ». Et je ne peux pas les contredire. La seule chose étrange à propos d'eux, c'est qu'ils m'observent parfois avec ce petit œil triste, que j'ai toujours associé au fait qu'ils veuillent me voir plus sociable. Alors j'ai appris à faire des efforts, pour éloigner de leurs yeux cette fameuse lueur.- Fel', peux-tu mettre les assiettes en place ? me demande ma mère, me sortant de mes pensées.Je saute hors de ma chaise en acquiesçant, attachant mes cheveux en un chignon rapide grâce à l'élastique que je porte toujours au poignet droit. Puis, j'attrape les assiettes posées sur le bar et vient les disposer sur la table. Comme toujours, je tourne celle de Papa afin que le mot « America » soit pile face à lui lorsqu'il est assis.Je ne sais pas quand a commencé son obsession pour un des nombreux pays disparus depuis la Dernière Guerre, mais je trouve cela à la fois intriguant et amusant. Puis, je pose tout simplement celle de ma mère et la mienne à leurs emplacements habituels, sans chichi. Entre nous, ma mère a toujours trouvé ces assiettes assez laides.Elle ne les sort que pour le petit déjeuner et encore, ça dépend de qui se joint à nous pour ledit repas. Un bruit de bisous me fait tourner la tête pour découvrir mon père, en peignoir, poser Aignan dans les bras de ma mère. Les regards qu'ils s'échangent me font sourire et j'attends patiemment que mon père s'informe de ma présence.Il finit par se tourner vers moi, passant une main dans ses cheveux bruns. On dit que je lui ressemble, en féminin bien sûr. Et c'est vrai. Ma mère est blonde, comme Aignan. Je souris à mon paternel et m'approche pour avoir mon câlin.- Bonjour Daédaé, souffle mon père.Je lui frappe l'épaule, provoquant un rire de sa part. Il sait très bien que je déteste ce surnom. Un horrible surnom. Je préfère que ma mère me surnomme « Fel » ou même quand il utilise mon nom complet. Tout, mais pas « Daédaé ».La seule fonction de ce surnom, lorsqu'il est utilisé en public, est de rappeler aux gens que mon nom est « Felidaé » et non « Felidé ». Seulement, je le trouve ignoble et insupportable, surtout lorsque mon père l'utilise en famille.Je veux dire, ils ont trouvé mon prénom, ils savent déjà comment le prononcer, alors pourquoi me surnommer ainsi, si ce n'est pour me taquiner ? Malheureusement pour lui, je connais ma répartie par cœur, comme les poèmes que l'on apprend dans les petites classes.

- Salut Tic-tac.

Mon père lève les yeux au ciel tandis que ma mère éclate de rire, Aignan toujours dans ses bras. Je sais qu'il n'aime pas plus ce surnom que moi, mais au moins, le sien n'a pas de lien avec son prénom.C'est simplement un tacle sur son manque de « physique viril », comme aime dire ma mère. Il a beau être fan de l'Amérique, il est encore loin de ressembler aux icônes qui ont pu vivre en ce temps. Mon père est assez fin, très grand. Un peu comme un « ficello », comme il aime se surnommer. Pas sûr que ce soit vraiment mieux que « Tic-tac », mais s'il aime le faire...

- Quoi de neuf aujourd'hui ? Pas de coup de soleil ? réplique-t-il.

Je lui tire la langue en prenant place à table.

- Non, pas de coup de soleil. Et rien de vraiment neuf, si ce n'est que les voisins ont un nouveau système d'arrosage, j'avoue.

Mon père hausse un sourcil.

- Et alors ?

Je soupire.

- Il est bruyant, je concède, une légère grimace sur le visage.

J'ai horreur du bruit. Le moindre petit bruit peut m'empêcher de dormir pendant plusieurs minutes, voire plusieurs heures ! C'est pour cela que les murs de ma chambre sont insonorisés. J'aurais vraiment l'air d'une folle parfois, si on devait décrire ma vie. Mais mes oreilles remercient l'inventeur de ce stratagème.Mon père, en revanche, aime se moquer de ce genre de chose. De manière gentille, bien sûr. Comme dans ces moment-là, où il éclate de rire en déposant un œuf au plat dans son assiette, avant de me passer la casserole. Ma mère nous rejoint, caressant le sommet de mon crâne tout en me regardant d'un œil plutôt distant.C'est une première. Mais rapidement, elle reprend son air joyeux et attrape un bout de bacon, qu'elle grignote sous nos yeux, nous faisant exploser de rire. Aignan se joint à nous, riant comme un enfant d'un an rigole, la bouche grande ouverte. Assis dans sa chaise, il nous observe de ses beaux yeux bleus.Ses yeux, il les tient de mon père, tandis que j'ai ceux, plus noisettes, de ma mère. Je lui tends mon doigt, qu'il agrippe avec joie pendant quelques secondes. Puis il me le rend, quand maman se met à lui faire des chatouilles. J'aime ces petits déjeuners, qui se passent toujours dans la joie et la bonne humeur. Et même si c'est une sorte de routine, c'est la seule que j'accepte de suivre.

- Qu'as-tu de prévu aujourd'hui, Feli' ? reprend mon père, plus sérieusement.

Je hausse les épaules, ne sachant pas vraiment quoi répondre. Je pique deux tranches de bacon que je dépose dans mon assiette, avant de me verser un verre de jus d'hibiscus. Ma mère envoie l'un de ses fameux regards à mon père, l'air de lui demander de me laisser tranquille.Mais je n'ai pas envie qu'ils se disputent à cause de moi, surtout pas ! Alors, après avoir bu une gorgée, je lui souris, prête à lui confier n'importe quoi, même un mensonge. Allez Felidae, ça ne doit pas être trop dur d'organiser sa journée !

- Je pensais sortir courir un peu ce matin, puis peut-être rester au gymnase. Il y aura probablement quelqu'un ! Je pourrais y déjeuner, la cantine n'est pas trop mauvaise. Mais je serai rentrée avant seize heures, j'ai encore des devoirs à terminer et envoyer, je réponds.

Ma réponse semble les satisfaire tous les deux, car mon père sourit franchement tandis que ma mère m'adresse un clin d'œil. Ils ont toujours été intransigeants sur l'école. Si j'ai ne serait-ce qu'un devoir à terminer, je dois être rentrée à la maison à seize heure tapante pour le finir, quitte à ressortir ensuite.C'est une règle qui est devenue tacite, à présent. J'ai continué de la suivre, pensant que cela ferait plaisir à mes parents. Même si je suis maintenant assez grande pour pouvoir prendre mes propres décisions, je préfère continuer à respecter les règles de la maison. J'ai trop peur de fissurer cette image de la parfaite famille, en réalité. Parce que j'ai besoin de cette image pour me rassurer et me dire que je suis bien chez moi. Que c'est réel.

- Il me semble que ton père va au Marché ce matin. Il peut te déposer au gymnase, si tu préfères, m'annonce gentiment ma mère.

Je me tourne vers mon père, les yeux grands ouverts. Il va au Marché ? Je rêve d'y aller ! Le Marché, loin d'être un endroit où les humains se parquent volontairement tels des animaux de foire pour acheter un peu de nourriture, est tout simplement le QG de notre technologie.Là-bas, les ingénieurs, techniciens et autres prodiges de la science informatique présentent leurs nouvelles inventions. Seulement, c'est aussi un cercle très privé et il faut y être invité pour y entrer. Dans mes souvenirs, mon père n'a jamais eu ce genre d'accès, ni par un ami ni par son travail. Cette nouvelle est donc aussi étonnante que fascinante.J'adore la technologie et je peux passer des heures à démonter et remonter mon ordinateur -après avoir fait et envoyé mes devoirs, évidemment- pour comprendre comment il marche. J'espère un jour pouvoir en construire un moi-même.J'ai eu quelques idées, notées dans mon précieux carnet. Je ne sais pas vraiment d'où me vient cette passion, puisque ma mère est une secouriste, tandis que mon père travaille comme comptable dans une petite entreprise. D'autant plus surprenant donc, d'être invité au Marché. Croisant mon regard, mon père sourit d'un air désolé.

- Je ne peux pas emmener quelqu'un avec moi. Mais je doute que ça soit pour beaucoup de temps, mon patron a simplement besoin d'un comptable pour présenter les chiffres de la société. Normalement, Benoît y serait allé, mais il est malade depuis quelques jours. Le patron ne pouvait pas vraiment reporter sa visite, l'image de l'entreprise était en jeu. Alors il m'a demandé de venir avec lui, afin de ne pas perdre la face. J'espère simplement ne pas me déplacer pour rien, m'explique-t-il.

Je pique un des bouts de bacon dans mon assiette. Dire que je suis déçue ne serait qu'une faible estimation de ce que je ressens, mais je ne peux pas vraiment jeter la faute sur mon père. Il bosse dur et cette récompense devrait me remplir de joie et non de jalousie.Même si c'est vrai que c'est mon rêve, j'ai encore le temps de le réaliser. Un jour, j'entrerais au Marché pour proposer mon propre prototype. Et je rendrais mes parents fiers de moi. Mais pour l'heure, je peux simplement rendre mon père fier de lui-même. Lui offrant un sourire timide, je secoue la tête.

- Je sais papa. Tu me raconteras ?

Son sourire vaut toutes les promesses du monde. J'aurais aimé qu'il me prenne une photo, ou qu'il m'appelle en F.B.V.C ou Full Body Video Chat, mais c'est interdit. Nos dirigeants craignent que nos évolutions soient divulguées aux autres pays et utilisées contre nous.Du coup, il est strictement interdit d'entrer avec quoi que ce soit de numérique dans cette zone et personne ne peut s'en approcher assez près pour savoir à quoi ça ressemble. Depuis deux ans, ils ont même érigé une sphère opaque autour pour éviter qu'un petit malin tente de survoler le site en drone.Du coup, la seule manière d'avoir des informations, c'est de demander à ceux qui y sont allés. Et pour moi, aujourd'hui, c'est mon père. Je suis terriblement déçue, certes, mais surtout pleine de questions auxquelles il devra répondre. Mon père passe une main sur le sommet de mon crâne et hoche la tête.

- Bien sûr Feli'. Tu sauras tout. Je serai prêt pour ton grand questionnaire, promet-il avec un petit sourire au coin des lèvres.

Je souris tellement grand que je crois que ma mâchoire a tapé contre mon assiette, ce qui fait rire mes parents. Ils rient de me voir aussi heureuse à l'idée qu'un voyage me soit raconté. S'ils savaient la tête que je ferai le jour où j'irai pour la première fois...Puis, mon père se lève et va ranger son assiette dans l'évier afin que ce dernier puisse faire la vaisselle. Sous les applaudissements de ma mère, il grimpe les escaliers quatre à quatre pour enfiler son plus joli costume, celui qu'il réserve pour ses plus beaux moments. Restant seule avec Aignan et maman, je m'approche également de l'évier pour y déposer mon assiette.De chaque côté du lavoir, deux petits bras se déplient et viennent nettoyer les deux assiettes qui s'y trouvent avec ardeur. Ce système est bien pratique, même s'il est impossible d'y mettre plus de deux assiettes à la fois, pour éviter une surchauffe du bot, ou une trop grande dépendance de l'être humain à la technologie.Dans mon dos, maman finit de nourrir Aignan tandis que je range les casseroles déjà propres dans les tiroirs correspondants. Les seuls bruits que j'entends sont le rire de maman et les couinements de mon petit frère. Et ce sont les seuls que j'ai besoin d'entendre. Je sens ma mère s'approcher de moi, alors je me tourne vers elle.

- Tu es sûre que ça va ? Je sais que tu rêves d'y aller depuis longtemps, souffle-t-elle tendrement.

Je hausse les épaules, essayant tant bien que mal de ne pas laisser ma jalousie resurgir. Elle n'a pourtant pas lieu d'être ! Mais je ne peux m'empêcher de ressentir ce petit pincement au cœur, celui qui correspond à une profonde déception. Je suis simplement déçue de ne pas être invitée. Mais la prochaine sera la bonne, pas vrai ? C'est ce qu'on dit, en tout cas. J'espère que dans notre cas, ça sera vrai.

- Ce n'est que partie remise. De toute façon, papa ne peut pas m'emmener, ça serait injuste de lui en vouloir. L'ordre ne vient pas de lui. Et s'il y va une fois, il y sera sûrement réinvité, non ? je lâche.

Ma mère sourit, portant son regard sur Aignan, qui gesticule sur sa chaise. Je ne sais pas trop ce qu'il attend, mais il semble être impatient.

- C'est probable oui. Après, je ne connais pas vraiment ce milieu, tu sais. J'espère juste que ton père permette à l'entreprise de forcer ce contrat. Il aura peut-être une promotion, cette fois, avoue-t-elle avec un sourire en coin.

Je ris et elle me prend dans ses bras. Je plonge avec bonheur contre son torse parfumé. Elle sent maman. Je ne sais pas si cette odeur a un nom. Mais si elle devait en avoir un, j'aimerais que ça soit « maman ».Parce qu'il n'y a pas d'autres noms qui lui irait aussi bien. Je pourrais rester des heures posée contre son sein, à sentir cette odeur si particulière et écouter son cœur battre contre mon oreille. Un bruit qui me rassure, sans que je sache vraiment pourquoi.Une preuve que notre famille est réelle et qu'elle est bénéfique pour moi. Je ne sais pas vraiment pourquoi j'ai besoin de les voir, de les toucher et de leur parler aussi souvent. Mais c'est un besoin irrépressible, quelque chose que je ne peux m'empêcher de faire. Comme respirer, boire, ou manger. Quoique, certains ont essayé de ne pas boire ou manger pendant quelques jours. Il me semble que ça s'est mal terminé pour la plupart d'entre-eux.

- Feli', tu veux que je te dépose ? crie mon père depuis l'étage.

Je grimace. Je préfère aller courir, ma musique dans les oreilles et sentir le vent sur ma peau. J'ai horreur d'être enfermée, surtout dans la voiture plutôt ancienne de mon père. Il l'a trouvée dans une sorte de brocante et ne s'en sépare plus. J'espère simplement qu'il n'a pas prévu d'aller au Marché avec cette horreur, sinon il ne sera plus jamais invité.Je doute que sa vieille Ford soit bien accueillie quand tous les gens là-bas doivent rouler dans la toute nouvelle version de la Tesla. La voiture « révolution », comme ils aiment l'appeler. Avec un tout nouveau système entièrement biodégradable, un moteur qui fonctionne à l'énergie éolienne et qui peut monter jusqu'à deux cent dix kilomètres heure.Celle que l'on peut piloter à distance et avec une portée de cinq kilomètres ! C'est une pure merveille de la technologie, ainsi qu'un bijou pour l'environnement. Le seul « petit » soucis, c'est son prix. Elle ne sera abordable pour nous que dans cinq ou six ans, probablement. Le temps qu'une meilleure version ne sorte, en fait.

- Non, je vais courir, je réponds sur le même ton.

Ma mère soupire et hausse un sourcil dans ma direction.

- Arrêtez de crier d'un étage à l'autre, parlez-vous en face, souligne-t-elle en me regardant dans les yeux.

Elle n'aime pas lorsque l'on crie, ce que je peux comprendre. Aignan peine à s'endormir ces temps-ci, il n'a pas vraiment besoin qu'on le réveille en se parlant « un peu fort ». En temps normal, je serais montée pour répondre, ou papa serait descendu.Mais bon, il n'a pas besoin que je lui rajoute un peu de stress et j'ai besoin de finir le rangement et la vaisselle avant de pouvoir partir courir. Je jette un œil à l'horloge, qui indique neuf heures vingt. C'est en général l'heure à laquelle Aignan s'endort, vers neuf heures et demie.Écoutant les bruits venant de leur direction, je me rends compte qu'il n'y a plus qu'un grand silence. Aignan s'est endormi, sans doute fatigué d'avoir trop ri. Avec un sourire, je prends le chemin des escaliers pour rejoindre ma chambre et croise mon père dans le couloir.Dans son beau costume noir, sa jolie chemise blanche bien mise en valeur par ses boutons de manchettes de même couleur, il est tout bonnement magnifique. Un vrai grand chef d'entreprise. Je lui adresse un sourire victorieux et il me le rend, avant de descendre les marches que je viens de monter. Puis, faisant demi-tour, je traverse tout le couloir pour aller ouvrir la porte du fond, qui mène à ma chambre.Il n'y a sans doute pas plus simple que ma petite alcôve. Les murs sont blancs, tout comme le plafond et le sol. Le lit est assez grand, réglé par l'intelligence de la maison pour toujours être aussi doux que d'habitude.J'ai aussi une petite table de chevet et une glace, pas loin de mon lit. Il y a une très grande armoire, sur la gauche, dans laquelle je range tous mes vêtements et quelques anciens livres de classe. J'aimerais avoir une bibliothèque, mais mes parents préfèrent que je lise numériquement.Le coût est moindre et puis, avec les technologies de notre époque, c'est tout bonnement logique. Mais même si j'apprécie toute cette technologie, j'adore sentir la texture des pages sous mes doigts, ainsi que l'odeur d'un bon livre. Et puis c'est tout de même bien pratique, un livre papier. Non ? Du coup, je me résigne à aller à la seule bibliothèque de la ville, pas très loin de chez nous. Heureusement qu'il est interdit de parler, sinon j'aurais probablement fui cet endroit rempli d'étudiants de tous âges.Et enfin, la pièce maitresse de ma chambre : un pan de mur entièrement dédié à un écran. Mon « bureau ». Contrôlé par ma propre intelligence artificielle, un programme que j'ai nommé « Ben_Chi », surnommé « Ben », il contient toutes mes données personnelles. Mon évolution, des photos de moi bébé et ma grande passion pour la technologie.Pour le construire, j'ai simplement étudié celui qui s'occupe de notre maison. Mais, contrairement à son grand-frère, Ben ne parle pas. Je ne préfère pas d'ailleurs, je pense qu'il passerait son temps à se foutre de moi. Je ne sais pas si je n'ai pas envie de régler le problème, ou si c'est parce que je n'ai pas encore compris comment le faire. Toujours est-il que Ben est muet et que j'apprécie son silence, sur beaucoup de choses. Comme aujourd'hui, lorsque j'écris toute ma frustration à l'idée d'être passée aussi près de mon rêve. Peut-être qu'un jour.... L'espoir fait vivre.Soudain, devant mes yeux, mon armoire disparaît. Je cligne des yeux, recule de quelques pas et tombe sur les fesses, me prenant les pieds dans...le tapis ? Où est le tapis ? J'ai beau le chercher, il n'est nulle part. Je ferme les yeux, essayant de reprendre mes esprits.C'est probablement juste toute ma frustration qui me joue des tours, c'est impossible. Je les rouvre doucement, mais rien n'a changé. Je me relève, incapable de comprendre ce qui se passe devant mes yeux. Pourquoi est-ce que mes meubles s'en vont ? Qu'est-ce que cela veut dire ? Je m'avance vers l'emplacement de mon armoire, cherchant à comprendre quel engrenage se cache derrière une telle prouesse.Mais il n'y a rien. Est-ce de la magie ? Je ne crois pas en la magie. Je ne crois pas au surnaturel, parce que ça n'existe pas. Il y a toujours une explication scientifique derrière les faits, parce que ce sont des faits. Rien d'irrationnel. Mais je suis forcée de constater que mon armoire a bel et bien disparu et que je n'ai aucune moyen de la récupérer !- Fel' ? demande ma mère, dans mon dos.Je me tourne alors vers elle, perdue. Elle aussi, doit se demander où est passée mon armoire. Mais je ne sais pas quoi lui dire. Je ne comprends pas non plus. Son regard n'est pas porté sur l'objet manquant, mais sur moi. Uniquement sur moi. A nouveau, c'est son regard triste, celui que je n'aime pas voir sur son joli visage. Je m'avance vers elle, les bras tendus, ayant terriblement besoin d'un câlin, de sentir sa douce chaleur contre moi.

- Maman, je ne comprends pas, l'armoire..., je balbutie.

Mais elle me repousse. Elle repousse mes bras, repousse mon corps, repousse ma demande. Elle me repousse. Ça me fait mal. Pourquoi me repousses-tu, Maman ? Comme si elle avait entendu ma question, elle me sourit. C'est un sourire triste, lui aussi. Elle est triste. Elle semble triste. Est-elle triste ? Pourquoi ? Maman n'est jamais triste.Elle est toujours heureuse, souriante, pleine de vie. Pas vrai ? C'est ce que disent les voisins. "Une famille heureuse, toujours souriante". Souris Maman. Souris vraiment. Pourquoi est-ce que tu pleures, maintenant ? Qu'ai-je fait ? Ne pleure pas Maman, s'il te plaît. Et pourquoi est-ce que j'ai tous ces doutes à présent ? Maman s'approche, mais ne me touche pas. Comme si j'étais malade. Comme si j'étais une tare.

- Te souviens-tu de mon nom, ma chérie ? questionne-t-elle.

Je fronce les sourcils, perdue. Pourquoi cette question ? Mais je ne la pose pas. Au contraire, je cherche, je cherche dans ma tête. Mais ça ne me revient pas. J'ouvre de grands yeux, choquée par cette révélation. Je ne connais pas le nom de ma mère. Pourquoi ? Qu'est-ce qui se passe ? J'étais sûre de le connaître il y a cinq minutes.Quelque chose ne va pas, quelque chose ne tourne pas rond. Je respire de plus en plus fort, de plus en plus vite. Et maman ne bouge pas. Maman ne m'aide pas. Elle me laisse paniquer. Elle me laisse subir ma crise. Je cligne des yeux et suffoque.Maman a disparu. Ma chambre aussi. Il n'y a plus que du noir, du noir complet, du noir terrifiant. Et mes yeux s'ouvrent à nouveau, pour ne trouver que du blanc. Du blanc agressif, du blanc douloureux, du blanc pénible. J'essaye d'appeler maman, mais rien ne sort de ma gorge. Alors, doucement, douloureusement, je me souviens.Maman n'est pas là. Papa et Aignan non plus. Felidae est seule, Felidae est abandonnée, Felidae est cassée. Felidae ne peut pas parler, pas demander où est maman. Comme une poupée brisée, Felidae gît sur un lit, sans bouger. Alors je fonds en larmes. Je pleure maman, je pleure papa, je pleure Aignan. Je pleure ma voix disparue, ma vie cassée et mes souvenirs perdus.Ma douleur s'amenuise au fils des minutes. Les souvenirs s'égrainent, loin de mon cerveau. Et après quelques minutes, je ne sais plus pourquoi, mais je continue de pleurer. Pour qui ? A quel sujet ? Je ne sais plus.« Je t'en prie Felidae, souviens-toi ! Tu ne peux pas continuer d'oublier ! » Mais la voix a tort. Je peux. Et je le fais. Parce que je n'oublie rien. Je ne me souviens pas. Pourquoi pense-t-il que j'oublie ? Il n'y a rien à oublier. Il faut se souvenir de tout.Sauf qu'il n'y a rien à se rappeler. Alors pourquoi se souvenir ? Aïe. Pourquoi mon cerveau me fait mal ? Pourquoi est-ce que je pense tout ça ? C'est de la ph... Physique ? Non. Photo ? Non, toujours pas. Philosophie ? Oui, c'est ça ! C'est de la philosophie. Mais ça veut dire quoi ? Tout ce que je sais, c'est que je suis triste. Mais personne ne peut me dire pourquoi. Personne ne sait pourquoi. Et il n'y a que les machines pour en témoigner.Pas de médecin-robot, pas d'infirmières aux cœurs de pierre. Juste moi, le cri incessant des machines et l'eau qui coule sur mes joues sans que je ne puisse les essuyer. Alors je continue de pleurer, parce que pleurer fait du bien. Pleurer guérit le cœur. Pleurer apaise les douleurs. Je ne sais plus qui m'a dit ça, ni même pourquoi.Je sais juste que c'est vrai. Mon cœur est moins lourd, depuis que je pleure. Parce que pleurer me donne une raison d'espérer, une raison de croire que je peux revenir. Que mes souvenirs peuvent revenir. Que la personne que j'étais existe encore, coincée quelque part dans mon cerveau défaillant. Parce que pleurer, ça veut tout dire, et aussi ne rien dire. Parce que pleurer, c'est exister. Et quelque part, j'ai besoin de croire que j'existe.