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Chapitre 19

Port-au-Prince était un tourbillon d'activités, une ville bourdonnante où le chaos semblait à la fois menaçant et fascinant. Les ruelles étroites, bordées de maisons en bois et en pierre, résonnaient des cris des marchands, des rires bruyants des marins, et des querelles animées des habitants. Des étals croulants sous les fruits tropicaux et les épices embaumaient l'air d'arômes sucrés et piquants, mélangés à l'odeur plus rance de la mer et des docks.

Aniaba marchait lentement, son regard perçant absorbant chaque détail. Il était vêtu de manière modeste, cherchant à se fondre dans la foule, bien que sa carrure imposante et son port noble le distinguassent inévitablement. Il écoutait les conversations, observait les échanges, et s'imprégnait de l'âme vibrante de la ville.

Près d'un étal où une femme agitée vendait des mangues et des noix de coco, deux marins discutaient bruyamment. L'un, un homme trapu avec une barbe hirsute, gesticulait avec emphase.

— Je te dis que c'est vrai ! En Asie, j'ai vu une femme avec une épée si grande qu'elle aurait pu fendre un galion en deux. Elle a frappé l'océan, et la mer s'est ouverte sur deux kilomètres !

Son compagnon, plus jeune et visiblement sceptique, haussa un sourcil en ricanant.

— Ah, arrête tes histoires ! Une femme qui fend la mer ? Mon vieux, t'as trop bu de rhum. Moi, j'ai vu un prêtre en Espagne ramener un gosse noyé. Le petit était bleu comme un poisson mort, et hop ! Le prêtre a juste posé ses mains, et le gamin respirait de nouveau.

Le premier marin ne se laissa pas impressionner.

— C'est rien, ça ! Une fois, sur mon navire, on était à deux doigts de se faire aborder par des pirates. Mais un mage était à bord, un gars de ces îles du Sud. Il a levé les bras, et une vague grande comme trois galions empilés a englouti le bateau pirate.

Aniaba, tout en examinant distraitement une rangée de fruits frais, écoutait attentivement ces anecdotes. Jusqu'à présent, il avait toujours perçu la magie comme un domaine exclusif des divinités et des forces surnaturelles liées à la foi. Ces récits exagérés — ou peut-être pas — révélaient un monde bien plus vaste et complexe. Si des hommes étaient capables de maîtriser des pouvoirs capables de fendre les mers ou de manipuler les éléments, alors chaque combat pourrait devenir bien plus dangereux qu'il ne l'avait imaginé. La prochaine fois, son ennemi pourrait être un mage capable de le noyer sous un tsunami ou de brûler une forêt entière. Cette pensée le fit frissonner.

« Il faut que je sois plus attentif, plus méfiant,» pensa-t-il. « Je dois comprendre ce monde et ses forces, avant qu'elles ne me détruisent.»

Cette réflexion le poussa à se questionner également sur la magie vaudou, celle de son propre peuple. Peut-être existait-il des savoirs oubliés qui pourraient égaler ces prouesses. Chaque peuple semblait posséder sa magie, ses divinités, et peut-être que son combat ne se situait pas uniquement au niveau des hommes. L'échelle de ce qu'il affrontait pourrait bien être bien plus grande qu'il ne l'avait envisagé.

Non loin de lui, un jeune homme racontait avec enthousiasme une histoire qui attira son attention.

— Et je vous le dis, c'est vrai ! Un esclave de la plantation de Saint-Roch avait fait une poupée vaudou à l'image de son maître. Il disait qu'avec une simple aiguille, il pouvait lui infliger une douleur insupportable. Si on piquait le cœur ou la tête, l'homme mourrait sur le coup. Mais pour que la magie fonctionne, il avait besoin d'une mèche de cheveux du maître.

Les auditeurs étaient suspendus à ses lèvres. Le conteur continua, un sourire goguenard sur le visage.

— Et vous savez quoi ? Ce vieux maître était chauve comme un œuf ! L'esclave, pensant être malin, a volé des cheveux d'une perruque. Mais la magie n'a pas fonctionné. Le maître l'a découvert, et le pauvre gars a été fouetté à mort sur la place publique, tout ça en vertu des nouveaux décrets de Montclair.

Un rire amer s'éleva de l'assemblée, mais Aniaba ressentit une profonde indignation. Cette histoire illustrait à quel point la magie pouvait être à la fois un outil d'espoir et un poids tragique pour ceux qui cherchaient à s'en libérer.

Il continua sa promenade, passant devant des forgerons qui martelaient des lames rudimentaires et des tailleurs qui criaient pour attirer des clients. Les couleurs vives des étoffes locales contrastaient avec les regards fatigués des esclaves qui transportaient des sacs de sucre ou de café vers les navires amarrés au port.

Aniaba s'arrêta devant une taverne miteuse, où des rires gras et des chants égrillards s'échappaient par les fenêtres ouvertes. Il poussa la porte, et l'odeur de sueur, de rhum et de tabac l'assaillit immédiatement. Le sol était collant, et les tables étaient occupées par des marins, des fermiers, et quelques figures plus sinistres.

Il choisit une table dans un coin sombre, commandant une bouteille de rhum. Tandis qu'il sirotait lentement sa boisson, il écoutait les conversations autour de lui. Un homme était en train de raconter à son voisin une histoire sur un "maître des ombres" qui pouvait se fondre dans l'obscurité et assassiner sans laisser de traces. Un autre se vantait d'avoir vu un artefact magique capable de transformer le fer en or, bien qu'il ne pût pas expliquer pourquoi il était toujours pauvre.

L'univers d'Hispaniola se déployait devant Aniaba, un mélange de réalité cruelle et de contes extraordinaires. Chaque fragment d'histoire, chaque anecdote grotesque ou étrange, ajoutait une couche à l'image complexe qu'il se faisait de ce monde. Mais au-delà de l'exotisme, il cherchait des indices précis : des noms, des lieux, des récits qui pourraient l'aider dans sa mission.

Alors qu'il était plongé dans ses pensées, un homme élégant entra dans la taverne. Sa tenue raffinée et son port dédaigneux contrastaient avec l'ambiance brute du lieu. Il s'approcha du comptoir, demandant avec un accent européen prononcé une boisson locale. Les conversations s'estompèrent quelque peu, la présence de cet étranger attirant l'attention.

Aniaba observa l'homme, intrigué. L'étranger semblait trop bien informé pour être un simple voyageur. Peut-être était-il lié à Montclair, ou peut-être portait-il des nouvelles utiles. Aniaba attendit patiemment, préparant mentalement son approche.

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