Fuyais, pauvres fous

Le vaste grand salon était en partie en ruine, et le grand lustre qui ornait le plafond était tombé dans la férocité de la bataille. La pièce était donc en grande partie inondée de ténèbres et d'ombre, éclairée faiblement par quelques restes de bougies ou de vieux chandeliers.

Un coin sombre de la pièce était cependant envahi par une hostilité à peine cachée, une hostilité bien connue de Noctis. Ainsi avait-il attendu patiemment que ses deux compagnons tombent dans l'étreinte calme du sommeil avant d'agir ; après tout, ils avaient bien mérité un peu de répit.

Sa demande resta sans réponse un instant, puis...

- « Je ne savais pas que tes sens étaient affûtés à ce point, » lança une voix arrogante et moqueuse depuis les ténèbres. « Tant mieux ! Nous n'aurons pas besoin de parler bien fort. »

Une silhouette sortit des ténèbres, se révélant à la lumière. Soran portait toujours son complet noir, immaculé de toute tâche ou plie, et sa peau, blanche comme l'albâtre, ne portait pas la moindre blessure.

Par-dessus tout, cependant, le pouvoir émanant de lui avait énormément évolué. Un rictus malfaisant déchira la façade de politesse inscrite sur son visage.

- « Tu dois l'avoir deviné, n'est-ce pas ? » murmura-t-il d'une voix amusée.

Noctis fronça les sourcils. « Tu es aussi devenu un Maître, » murmura-t-il lentement. « Mais comment... tu as aussi reçu une fraction des âmes de Thrór !? Impossible ! Tu n'as pas participé à la bataille. »

Le rictus de Soran s'élargit. « N'as-tu pas trouvé ladite bataille bien trop facile ? » demanda-t-il soudainement d'une voix malicieuse. « J'ai peut-être... disons, empoisonné légèrement mon père tout du long de l'année. »

Les yeux de Noctis s'écarquillèrent. « Mais... pourquoi ? » demanda-t-il, confus.

Soran éclata de rire. « Pourquoi ? » répondit-il. « Non seulement cela vous a facilité le combat, mais en plus, j'ai moi aussi reçu une fraction des âmes de mon père. Après tout, s'il n'avait pas été aussi affaibli, jamais vous n'auriez gagné contre lui ! Tu ne l'as jamais vu à l'apogée de sa puissance. Lui-même est resté inactif durant une période si longue qu'il ne s'est pas rendu compte de sa dégradation progressive. L'imbécile ! »

Puis, il se remit à rire. Noctis, intérieurement, bouillonnait de rage. « On... on a fait tout le sale boulot à sa place... » Ils n'auraient pas pu sortir de la forteresse tant que Thrór était en vie. Cela a permis à Soran de devenir un Maître sans rien avoir eu à faire...

Il tendit l'épée bâtarde devant lui.

- « Pourquoi avoir voulu la mort de ton paternel, bâtard ? Sûrement pas seulement pour devenir un Maître. »

Soran resta silencieux un moment, semblant réfléchir à sa réponse. Noctis resta concentré sur les yeux du vampire, prêt à agir dès que ses iris vireraient au rouge. Finalement, il n'eut pas à le faire.

- « Vois-tu, » commença le vampire, « Thrór voulait rester dans cette forteresse pour l'éternité, et ne m'aurait jamais permis de partir. Seulement qui voudrait rester coincé entre quatre murs, aussi beaux soient-ils, alors que des choses si excitantes ont lieu à l'est ! » Il marqua une pause durant laquelle il lui tourna le dos, et commença à marcher vers la porte. « Je veux au moins participer. Quant à toi, j'imagine que tu n'as certainement pas envie de me combattre après une journée aussi épuisante, n'est-ce pas ? »

Il s'arrêta devant la porte, puis tourna la tête pour le regarder. « Dernier conseil, fuis la forteresse avant demain après-midi. Les nettoyeurs sortiront à cette heure-ci, et je ne vous souhaite pas de les croiser. Enfin... J'espère que nos routes se croiseront à nouveau, cher Noctis. »

Puis, il fit un signe de la main, sourit amicalement et disparut dans les ténèbres de la nuit.

***

Deux heures plus tard, Loyd prit son tour de garde, laissant Noctis se reposer. Il trouva un endroit où le sol n'était pas trop dur, puis s'allongea et plongea dans ses pensées. Demain, il devrait raconter l'échange avec Soran à Loyd et Artémis. Il ne voulait plus leur cacher ces choses-là.

Noctis détestait l'admettre, mais il avait bien plus de points communs avec Soran qu'il ne le pensait au début. Après tout, l'odieux parricide du vampire était simplement destiné à briser ses chaînes, et agir sur le monde à sa guise. Soran n'avait voulu qu'une chose, la liberté.

Tout comme Noctis. Cette pensée lui était désagréable, heureusement, il ne s'en souviendrait pas le lendemain matin. Lentement, il plongea à son tour dans l'étreinte placide du sommeil.

***

Lorsqu'il se réveilla, il faisait jour. La tempête avait cessé depuis longtemps, le vent soufflait doucement et les oiseaux chantaient. Les flammes des chandeliers et des bougies s'étaient éteintes, et une douce odeur de viande et de légumes cuits flottait dans l'air. À travers les fenêtres, on voyait les arbres mouillés de l'immense forêt immobile, et le ciel était d'un bleu rivalisant avec celui de l'eau la plus pure. Un magnifique arc-en-ciel s'élevait haut dans le ciel comme un pont à cinq couleurs menant vers un pays inconnu, symbole rebelle d'une beauté interdite.

Le paysage onirique n'était cependant que la façade du monde, en réalité plein de sang et de mort.

Noctis se redressa difficilement, se frottant les yeux pour les adapter à la lumière éclatante du nouveau jour. Admirant le paysage à travers les fenêtres tandis qu'il se réveillait l'esprit, il sentit son ventre crier famine, et commença alors à chercher d'un regard fatigué l'origine de l'odeur alléchante.

Alors, il les vit lui faire signe ; Loyd et Artémis avaient construit une table de fortune, et avaient déniché des provisions. Avec un sourire fatigué, Noctis se dirigea vers eux.

S'asseyant à leurs côtés, il prit sa part en les saluant, et ils mangèrent en échangeant diverses plaisanteries et moqueries. À un certain moment, Noctis se souvint.

- « Au fait, Soran est venu la nuit dernière. » dit-il sur le ton de la conversation.

Les deux autres, cependant, le regardèrent avec des yeux ronds.

- « Ce bâtard ? Comment... »

- « Et tu nous dis ça comme ça ? »

Devant leurs tons réprobateurs, Noctis se résigna à leur raconter leur conversation dans les moindres détails, ainsi que les conclusions qu'il en avait tirées. Dès qu'il eut fini, le silence régna un instant, avant que Loyd ne hausse les épaules.

- « Bah, on s'en fout, non ? Si on le recroise et qu'il est hostile, on le tue. Sinon, il ne nous pose pas problème ! » affirma-t-il, insouciant.

Artémis était plus prudente.

- « Je pense qu'il a raison, mais il ne faut pas l'oublier pour autant. Nous avons vu qu'il était rusé, et qu'il allait se mêler à la guerre, à laquelle nous allons bien finir par nous mêler aussi. Pourtant, il est vrai que nous avons d'autres problèmes plus urgents à régler. »

Elle se tourna vers la porte, l'air grave.

- « Loyd et moi avons déjà préparé des provisions, des couvertures propres et de l'argenterie. Tu as dit que Soran nous a conseillé de ne pas croiser les nettoyeurs cet après-midi ? »

Noctis frissonna au souvenir des fantômes nettoyant les couloirs du château.

- « C'est exact. » confirma-t-il.

Artémis les regarda de nouveau.

- « Ça signifie que nous allons devoir rapidement décider de notre prochaine destination... »