6 À la croisée des chemins 3 - Chercheuse.

« Laissons Safran s'en charger, » dit l'un des hommes, la quarantaine et plutôt gros.

« De toute façon, on a pas vraiment le choix, vu que Kazamidori est hors du tableau... » Dit un autre homme, une cicatrice traversant la partie droite de son visage de bas en haut et passant de part et d'autre de son œil.

« Qu'en pensez-vous ? » Demanda le premier homme, en s'adressant à une troisième personne qui n'avait pas encore parlé.

Le troisième homme, resté jusque là silencieux pendant d'un buvait lentement un whisky de 50 ans d'âge, posa son verre à moitié plein sur la table en verre noir le séparant des deux autres hommes.

« C'est à vous de gérer ça... » Dit-il en posant son regard froid et indifférent sur les deux autres hommes. « Mais plus important, en a-t-on trouvé un ? »

L'homme à la balafre répondit en secouant la tête.

« C'est votre priorité pour l'instant, » dit le troisième homme. « Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre Kazamidori. »

On frappa alors à la porte de la pièce richement décorée de meubles à la patine noire et aux plateaux de marbre de couleur similaire parcourus de veines blanches. Les sculptures délicates et aux traits fins étaient recouvertes d'or ou de cuivre, quand elles n'étaient pas entièrement constituées du métal en question.

Toutefois, même la banquette gris foncé et capitonnée ne put faire s'évaporer le soudain inconfort que ressentit le premier homme grassouillet, quand deux hommes pleines de sang furent soudainement projetés à ses pieds sur le marbre blanc immaculé servant de sol.

« Ah ! » S'exclama-t-il en sursautant. « Ils m'ont fait peur ! »

Déjà, le second homme, celui à la cicatrice, s'était levé, et avait posé son pieds sur l'un des deux hommes, avant de faire rouler ce dernier sur le côté.

« Alors, ces deux là ont bavé ? » Demanda-t-il à un de ses subordonnés qui avait traîné jusqu'ici les deux hommes à terre.

« Monsieur Abe! L'un d'eux s'est rapproché d'une journaliste, et l'autre s'est servi dans la caisse ! » Déclara son subordonné, comme s'il s'agissait d'une réplique de théâtre apprise par cœur depuis le temps.

L'homme du nom de Abe donna alors un violent coup de pied dans la tête de la personne qu'il tenait encore sous son pieds jusqu'à maintenant, projetant du sang postillonné sur le marbre blanc.

« L'équipe d'entretien va vraiment vous détester, monsieur Abe, » fit remarquer le premier homme, ayant repris sa contenance.

Abe ne répondit rien, relevant son regard sévère sur ses employés.

« Vous auriez pu l'empêcher d'aller raconter n'importe quoi à la journaliste, » dit-il d'une voix grave. « À cause de votre négligence, nous allons devoir perdre de l'argent en engageant un sous-traitant... »

Il sortit alors un pistolet, puis après avoir calmement et silencieusement fixé dessus un silencieux, tira dans la tête des deux hommes jetés au sol.

« Nous allons aussi devoir trouver deux nouveaux employés, étant donné que vous n'avez pas su les gérer correctement... » Les réprimanda-t-il.

Ses trois subordonnés s'inclinèrent rapidement en avant, et la tête très basse – presque perpendiculaire à leur corps – demandèrent pardon.

Monsieur Abe leur lança un dernier regard, avant de retourner s'asseoir.

« Nettoyez-moi ça, et appelez Safran, » ordonna-t-il tout en rangeant son pistolet après avoir démonté le silencieux.

Ses trois subordonnés s'exécutèrent, récupérant les corps mous et désarticulés des deux hommes morts sur le sol pour les traîner en dehors de la pièce.

Monsieur Abe, toujours assis, se tourna alors vers le troisième homme qui avait recommencé à boire sa boisson, avant de s'incliner en avant à son tour.

« Je suis désolé, monsieur. Mes subordonnés ont encore failli à faire leur travail. »

« Vous êtes bien docile aujourd'hui, monsieur Abe, » S'étonna le premier homme au ventre gras.

Monsieur Abe n'eut pas le temps de répondre, car déjà, le verre de whisky entra avec force au contact de la table en verre, produisant un bruit sec sous l'impact.

« De toute façon, nous aurons bientôt un atout de taille dans notre poche, » dit-il. « Les élections seront bientôt là, alors tout doit être parfait. »

Les deux autres hommes le regardèrent.

Ils n'avaient plus le droit à l'erreur, alors ?

L'heure suivante, Emi était toujours en train d'épier les faits et gestes des gens entrant et sortant de l'établissement de karaoké, prête à capturer avec son appareil photo la moindre personne s'y aventurant.

Elle ne pouvait pas prendre le risque d'exposer son visage ou de se faire repérer ; aussi s'était-elle cachée dans la cage d'escaliers d'une issue de secours extérieure d'un bâtiment en face dans la même rue. La planque parfaite, où elle pouvait s'asseoir à l'abri des regards indiscrets, et tout de même photographier avec précision les visages des personnes allant et venant grâce à son objectif longue distance.

Depuis deux heures qu'elle était en position, elle devait avoir pris pas moins de 200 personnes différentes en photo, pour presque le double de clichés. Beaucoup d'hommes accompagnés de femmes plus jeunes qu'eux, ou par des personnes qui devaient probablement être leurs subalternes ; en plus des clients plus classiques comme les groupes d'écolières, les collègues de travail, ou encore les touristes de passage. Une activité plutôt soutenue, pour un début d'après midi ; même pour un karaoké.

Emi s'apprêtait déjà à photographier les nouvelles personnes entrant par la porte principale de l'immeuble, quand son téléphone sonna.

Momentanément déconcentrée, elle sortir son téléphone de sa poche, et après avoir décroché et l'avoir positionné entre son oreille et son épaule, continua de prendre des photos.

« Je suis en pleine surveillance, monsieur. » Répondit-elle à la hâte. « Ça peut attendre ? »

« Non, pas vraiment... » Dit-il avec un ton de voix plus terne et calme qu'à son habitude.

Une chose étrange, qui attira enfin l'attention de la jeune femme.

« Qu'est-ce qui se passe, monsieur ? On a encore reçu une plainte ou une assignation ? » Demanda-t-elle.

Pourvu qu'on ne lui demande pas d'abandonner l'affaire qu'elle suivait actuellement. Tout mais pas ça.

Elle savait sa piste solide, et comptait bien aller jusqu'au bout.

« Non, c'est pas ça... » Ajouta-t-il en traînant sur chacun des mots.

Il avait visiblement du mal à lui dire quelque chose, mais quoi ?

Est-ce qu'elle était virée ? Comme ça ? Sans explication ?

« Monsieur, si c'est pour me dire de pas venir travailler demain, je- » Commença-t-elle avant qu'il ne la coupe dans sa phrase.

« Furusawa... » Dit-il avec un ton de voix très sérieux.

Cela la déstabilisa complètement, la faisant définitivement abandonner sa surveillance et baissant son objectif d'appareil photo.

« Furusawa, écoute moi et garde ton calme, d'accord ? » Demanda la voix étrangement étranglée de monsieur Kuroba. « Ta sœur, elle viens d'avoir un accident... »

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