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Chapitre 32 - Témoin

Elle était adossée contre la porte du placard de la cuisine, pressant son petit corps frêle et tremblant contre le meuble. 

Elle le savait, elle ne devait pas bouger de là. Malgré les coups contre le bois et les gémissements qui résonnaient derrière elle, elle ne devait pas céder. Elle devait à tout prix maintenir cette ouverture fermée. 

'Quoiqu'il en coûte.'

« Pitié, calme-toi. » gémit-elle, les yeux humides. 

Il en allait de sa vie.

« Où sont passés ces putains de mômes ?! » 

La voix de l'homme grondait entre les murs, tandis que ses pas s'approchaient de là où elle se trouvait. Son cœur battait à tout rompre et sa respiration s'emballait. Ses mains étaient moites et tremblantes et ses ongles raclaient contre le bois, dans une tentative désespérée de la faire garder son calme.

Elle était terrifiée au point que sa vision se troublait. 

Sa mère n'était pour une fois pas là et ils étaient seuls à la maison... Seuls avec lui. 

'... Avec le monstre', pensa-t-elle.

« Je vous jure que si je vous trouve, vous êtes morts. » 

Il était proche... Bien trop proche à son goût, mais elle ne pouvait rien faire. Elle était complétement coincée dans la pièce, tétanisée par l'effroi. Son esprit hurlait. Il lui criait de partir, de tout faire pour se sortir de là, mais son corps ne répondait pas. 

Alors elle restait là, assise sur le sol, à attendre que quelque chose se passe... 

Boom !

La porte s'ouvrit à la volée. 

... A attendre que la mort vienne la chercher. 

« Te voilà petite salope. » 

La violence de ses mots la heurta de plein fouet et elle posa ses yeux alarmés sur le visage tordu de colère et de haine du monstre qui habitait sa maison. Celui qui avait détruit le paisible équilibre de son foyer, qui avait fait pleurer son frère et blessé sa mère. 

Celui qui avait possédé l'homme avec lequel elle avait grandi, l'homme qu'elle croyait connaître mais qu'elle ne reconnaissait plus. 

« Pa-Papa. » balbutia-t-elle, hoquetant sous l'intensité des larmes qui la submergeait. 

Tout son être était secoué par la terreur, face à sa stature imposante, ses grandes mains qui la faisaient souffrir et ses yeux vides... Si vides qu'ils semblaient ne pas être ceux d'un humain. 

'Il va me faire mal', elle en était certaine.

L'homme qui lui faisait face ressemblait à une bête. Un prédateur face à une proie. 

Il avait le visage humide de sueur et la respiration courte. Il devait avoir couru dans la maison en les cherchant, ce qui voulait dire qu'il avait fait de nombreux efforts pour les trouver et cela était une effroyable nouvelle pour elle. 

Il devait être d'autant plus en colère, de ne pas avoir eu ce qu'il voulait immédiatement et n'en serait donc que plus cruel et violent avec elle. 

« Toi... » souffla-t-il, en agrippant la poignée de la porte si fort, qu'elle lui resta dans les mains. 

Il fit un pas vers elle, puis un autre et elle ne bougea pas, se contentant de battre des paupières à toute vitesse pour essayer d'apercevoir la moindre chose au travers de ses larmes. Elle reniflait, toussait et étouffait presque à mesure que le temps passait et elle crut pouvoir s'évanouir. 

Malgré tout, sa détresse n'apaisa en rien la fureur qu'elle vit dans ses iris de glace, qui la toisaient comme si elle n'était rien. Qu'un déchet sans intérêt. Lorsqu'il passa sous le lustre de la pièce, elle vit d'autant plus facilement ce visage en apparence délicat et doux, mais duquel irradiait une rage presque meurtrière.

Elle nota encore une fois à quel point elle lui ressemblait. De son frère et elle, elle était celle qui avait hérité le plus de choses de son père. Elle avait ses yeux, ses cheveux et ses discrètes fossettes qui se formaient lorsqu'il souriait. 

'Mon papa... Où est mon papa ?'

Cela faisait bien longtemps qu'elle ne les avaient pas vues et elle était presque certaine que cela ne serait plus jamais le cas. 

« Où est l'autre ? » demanda-t-il d'une voix caverneuse. 

La porte du placard vibra et elle plissa les lèvres. 

'Alexander.'

L'autre... Son frère. 

« Il... » elle commença, les yeux rivés sur le carrelage. « Il n'est pas - »

Elle n'eut pas le temps de finir sa phrase que son corps vola pour venir s'écraser pitoyablement contre le sol. L'impact fut violent, au point qu'elle fut presque convaincue d'avoir senti son crâne trembler. 

Avant de le réaliser, elle se trouva étalée sur le marbre froid, un léger filet rougeâtre coulant de son crâne et sur le sol immaculé. Elle sentit également une brûlure sur sa joue droite et compris presque aussitôt en voyant la grande paume rugueuse encore dans les airs de son père, ce qu'il venait de se produire. 

'Il m'a frappé. Encore.'

Il ne sourcilla pas de la voir ainsi blessée et pitoyable, se contentant de froncer les sourcils en grinçant des dents. 

« Ne commence pas à me mentir. » 

Il avait le corps qui balançait d'avant en arrière, la voix trainante et les yeux vitreux qui fixaient quelque part près d'elle, sans pour autant la regarder.

Cela était encore arrivé. Elle le savait... Elle sentait l'odeur du poison dont sa mère lui avait parlé. Celui qui faisait perdre la tête.

'Celui qui a emporté mon papa.'

Elle ravala un râle de douleur et poussa sur ses petits bras teintés de tâches bleues et violettes pour se tourner à nouveau vers lui. 

Il ne fallait pas qu'elle crie. Quoiqu'il en coûte. 

« No-Non je... » elle essaya de dire, avant de se mettre à tousser. « Je ne sais pas où il est. » 

Elle le voyait déjà revenir à la charge, mais elle devait tenir bon. Elle n'avait pas le choix. Elle pressa le bout de ses doigts sur le sol, tentant de s'y accrocher de toutes ses forces. Elle contracta le ventre, ferma les yeux et serra les dents.

Elle avait l'habitude. Elle s'était préparée. 

Malgré tout la douleur la frappa comme un coup de poignard au ventre et lui coupa la respiration. 

« Tu crois que je ne sais pas que tu caches ce petit voleur ?! » tempêtait son père, probablement en gesticulant dans tous les sens, comme à chaque fois. 

Chaque impact tomba lourdement sur son petit corps, mais elle ne flancha pas. Elle serra les dents sur ses lèvres aussi fort qu'elle le pouvait. 

« Tu crois que tu peux te moquer de moi comme ça hein ? Tu me crois complètement stupide, j'en suis sûr ! »

'Ce n'est pas vrai.'

Cela ne faisait que quelques secondes qu'elle endurait sa fureur, mais elle eut l'impression que cela faisait des heures. Elle ne pouvait pas crier, ni gémir, alors elle pleurait. Elle sanglotait silencieusement, enfonçant violemment ses ongles dans la paume de sa main chaque fois que son corps encaissait un coup. 

« Alexander ! Viens là, dépêche-toi ! » hurlait-il, continuant à la rouer de coups de pieds. 

'Non !' Pensa-t-elle, terrifiée. Pas ça. 

Aussitôt la petite fille ouvrit les yeux et agrippa l'une de ses jambes, l'entourant de tout son corps, comme un koala à sa branche. 

« Non ! » 

Elle s'époumonna en hochant la tête et son père dut croire qu'elle le suppliait d'arrêter de la frapper. 

Mais ce n'était pas cela. Elle ne s'adressait en fait pas à lui, mais à la petite silhouette qui était recroquevillée derrière la porte en bois et dont elle aperçu l'une des mèches de cheveux. Elle était désespérée et complément paniquée à l'idée qu'il sorte de sa cachette. 

« Arrête ! » elle continua à crier, hochant la tête dans tous les sens, alors que le garçon stoppait juste avant de se montrer, figé. 

« Ferme-là toi ! »

Son père l'envoya valser contre le mur et elle retomba comme un poids mort sur le sol. 

« Vous croyez tous les deux que je ne suis qu'un idiot ivrogne, c'est ça ? »

Son père parlait toujours seul. Chaque fois qu'il était en colère, il faisait comme si il était la victime, comme si elle, son frère et sa mère étaient les méchants, alors qu'ils ne les écoutaient même pas. 

« Vous êtes comme votre mère ! Je sais que vous voulez partir de la maison. »

C'est vrai... Ils le voulaient. 

Son père s'agenouilla devait elle et attrapa son menton de ses doigts rugueux, qui lui caressaient jadis si affectueusement la tête. Les larmes de l'enfant coulèrent sur sa peau, mais il ne le remarqua même pas, continuant à crier sur elle alors qu'elle était au bord de l'évanouissement. Juste devant lui. 

'Pourquoi il est comme ça ? Maman...'

« Je ne vous laisserais pas ! » 

Ils le savaient. Ils l'avaient toujours su, mais quels choix avaient-ils d'autre que celui de fuir ?

« Pa – Pa – Papa » chuchota-t-elle à nouveau, s'adressant à elle ne savait trop qui, espérant peut-être que sa voix fasse revenir celui qu'elle aimait. 

L'homme s'approcha encore. Il ne criait plus, mais serrait si fort son menton qu'elle eu l'impression qu'il voulait lui briser la mâchoire. Il avait la peau blanche, les yeux à présent injectés de sang et l'haleine fétide. 

Il ne ressemblait plus du tout à son père. Il ne ressemblait plus tout à fait à un humain normal d'ailleurs. 

« Je te préviens. » l'avertit-il d'une voix caverneuse. « Si tu essaies à nouveau de t'enfuir, je tue ta mère et ton frère, tu m'as bien compris ? »

Ils étaient pourtant sa femme et son fils.

La tête engourdie et les membres douloureux, elle ne parvint même pas à hocher la tête pour lui répondre. Fort heureusement, l'homme la relâcha et se releva. Sans faire cas de son corps ensanglanté qui gisait là, il retroussa ses manches, réajusta sa chemise noir et se passa les mains sous l'eau, comme pour faire disparaître toutes les traces de sa folie. 

Il tourna ensuite les talons et claqua la porte, en la laissant seule. 

Aussitôt, ses membres se détendirent et toute la pression qu'elle retenait s'échappa, si bien qu'elle s'effondra comme une poupée de chiffon sur le sol. 

« ... ! » entendit-elle à peine appeler son nom, avant de percevoir des pas qui venaient vers elle. 

La tête sur le carrelage et baignant dans son propre sang, elle parvint à peine à ouvrir les yeux. Elle voyait trouble et n'apercevait dans sa position, que ses mains tuméfiées étendues devant elle et les morceaux de sa robe déchirée. 

Elle voulut bouger, mais elle ne réussit qu'à remuer l'un de ses doigts. C'est à ce moment qu'elle distingua une ombre juste au-dessus d'elle. Prise de peur, elle commença à geindre, alors que ses pupilles tremblaient dans tous les sens, comme submergée par la panique, mais elle se calma aussitôt lorsqu'elle aperçut le visage larmoyant de son frère.

Il pleurait à chaudes larmes, plaquant l'une de ses mains devant ses lèvres pour ne pas faire de bruit et serrant fermement la sienne de l'autre. 

Elle n'aimait pas le voir comme ça, mais elle était soulagée de savoir qu'il allait bien. Malgré toute cette épreuve, elle avait réussi à le tenir à l'écart du monstre. 

'Maman sera sûrement fière de moi.' 

Elle était contente que sa mère ne soit pas là pour voir cela. C'était habituellement elle, qui prenait les coups à leur place, mais elle n'était pas là. Alexander était le plus âgé des deux, mais elle ne concevait pas de le laisser faire face à cette violence. 

Leur père était aussi bien plus cruel avec lui, parce qu'il ressemblait comme deux gouttes d'eau à leur mère. 

« Pourquoi... ? » murmura Alexander, regardant sa petite sœur avec tristesse et culpabilité.

'Je ne sais pas', pensa-t-elle.

« A – Alec... » essaya-t-elle de l'appeler, avant de grimacer de douleur. 

Le garçon s'empressa d'attraper un chiffon avec de l'eau et d'essuyer grossièrement ce qu'il pouvait du sang qui avait coulé sur elle. 

« Ne parle pas. » 

Elle ne pouvait de toutes façons pas bouger, aussi se laissa-t-elle faire sans broncher, se contentant de cligner de temps en temps des paupières pour ne pas s'endormir. Elle regardait parfois en direction de la porte, de peur qu'il revienne, mais rien ne vint. 

Il avait l'air d'avoir abandonné. 

« Pourquoi il nous fait ça ? » sanglotait le garçon.

Elle n'en savait rien. Pourquoi eux ? Pourquoi lui ? Pourquoi ça ? Personne n'avait la réponse, même pas leur père. 

Elle était terriblement triste de se savoir dans cette situation, dont elle ne comprenait pas la cause. 

Elle avait vu, par la fenêtre, les enfants des autres et elle n'arrivait pas à s'empêcher de se demander pourquoi eux étaient différents. 

Pourquoi son père frappait-il sa mère ? Pourquoi s'acharnait-il sur eux ? Pourquoi était-il devenu ce monstre ? Où était le père qui l'avait enlacé, celui qui les bordaient le soir et leur lisait une histoire ? 

'Pourquoi est-ce qu'on a pas le droit d'être heureux nous aussi ?'

Elle n'avait aucune réponse à donner. 

'Rien.' 

Juste de l'incompréhension, du vide et une profonde terreur. Une peur que la vie ne se résume qu'à ça pour eux. Une peur qu'ils ne parviennent jamais à connaître autre chose que cet enfer. 

Alors elle pleura. 

Elle pleura pour son père qu'elle avait perdue, pour sa mère qui souffrait, pour son frère qui avait peur et pour elle aussi, qui se sentait terriblement faible et impuissante face à cette situation. 

Elle ne pouvait rien faire, rien dire et rien protéger. Elle ne pouvait que subir et supporter. 

Mais combien de temps le pourrait-elle ? Combien de temps resterait-il avant que son corps se brise ? Avant que son âme se déchire ? 

Avant qu'elle disparaisse.