28 août 2142 - Ambassade, Beyond the Clouds
L'ambassade était encore vide, malgré que l'heure de la réunion approchait. Le seul homme qui s'y trouvait se tenait en maître des lieux, le regard rivé à travers la vitre sur la ville si précieuse qu'il avait bâtie. Il avait bien fait d'évacuer la zone de passage de l'étage intermédiaire à l'étage supérieur, parce que c'était à cet endroit que s'était déroulé le conflit entre ses hommes et l'équipe des rebelles. Le résultat était très décevant. Son plan avait fonctionné dans les grandes lignes, mais les autres membres de l'équipe se montraient tenaces, et ils continuaient d'aller de l'avant malgré le décès de l'une de leurs camarades. Futakuchi-onna était ce qu'il considérait comme la plus grande menace parmi eux, mais il n'avait pas compté sur l'aide qu'ils avaient reçu de la part du Prometheus.
— Ma première erreur aura été de gérer la gestion de la station américaine à Davis.
Leur trajet avait commencé là-bas, les intrus avaient emprunté une navette mal gardée pour rejoindre Beyond the Clouds. S'il n'avait pas forcément collaboré, il était au moins certain que John Davis avait été négligent quant à la gestion de cette station.
— Ma deuxième erreur a été de ne pas détruire la navette sur le champ. Au moment de prendre ma décision, je n'avais pas encore la moindre idée des véritables enjeux.
Il n'avait pas pu prendre la décision de se débarrasser des clandestins en même temps que de la marchandise précieuse qui se trouvait dans la navette de transport. S'il avait eu davantage d'informations, il aurait certainement pris une autre direction, malheureusement il n'avait pas réussi à déterminer qui s'y trouvait, d'où son erreur.
— Ma troisième erreur aura été de demander à Adalyn de battre en retraite après avoir appris l'arrivée de Mary et de la Futakuchi-onna dans le garage… Non, ce n'était pas une erreur. Adalyn était un pion bien trop précieux pour prendre le risque de la perdre. En revanche, je n'ai pas su profiter de l'occasion. Si j'avais envoyé Constance dans le repère, l'absence de défense aurait donné libre cours à sa furie.
MYTH dégagea une mèche de ses longs cheveux qui retombait devant son visage. Avec une expression sans émotions, il continuait de résumer.
— L'opération de Constance s'est déroulée juste après, il n'y a eu qu'un survivant, mais il n'est plus en état de se battre. Cette fois, je n'ai pas commis d'erreur. S'il n'y avait pas eu ces deux membres du Prometheus avec eux, elle aurait presque pu éliminer Megane et Futakuchi-onna. Malheureusement, leur arrivée à bouleversé l'issue de la mission et Constance a été capturée.
Il ne montra pas la moindre empathie pour elle, cette femme qui pourtant lui obéissait et le respectait énormément. Il ne se sentait pas responsable de sa défaite. Pour lui, Constance savait parfaitement ce qu'elle faisait et était préparée aux conséquences de ses actions.
— Cette fille… Abigaël… Quel échec. Ma quatrième erreur aura été de ne pas la prendre en otage et d'essayer de l'utiliser pour éliminer un des rebelles. C'est à cause de ce garçon. Imperator n'a pas voulu que je fasse pression en l'utilisant comme otage.
L'homme se détourna de la vitre panoramique par laquelle il admirait sa ville, pour se tourner vers la table ovale qui trônait au milieu de la salle.
— Il s'est rendu utile, finalement, en arrivant à éliminer Futakuchi-onna. Mais je n'arrive pas à croire tous les pions que j'ai sacrifiés pour éliminer cette reine.
Il commença à marcher lentement autour de la table, glissant sa main sur le dossier des chaises proprement rangées.
— Je fais un piètre tacticien, je me retrouve presque à court d'option, alors que de leur côté, ils n'ont perdu qu'une pièce. Je pense que je ne peux plus considérer Atlas sur le plateau non plus.
MYTH songea à vérifier la poche de sa veste, dans laquelle se trouvait une arme à feu qui devait le protéger en dernier recours. Il espérait ne jamais en avoir besoin, mais cet homme était obsédé par les détails, il envisageait chaque chemin qui mènerait à sa défaite et préparait un plan pour empêcher ces chemins d'arriver à terme.
— Heureusement, j'ai toujours à disposition ma pièce maîtresse. Ce plateau semble être encore en ma faveur. Si ce plan de secours échoue, alors—
Il fut interrompu par le bruit de la poignée de porte qui était tournée. Une personne ouvrit la porte, et passa par l'entrebâillement.
— Excusez-moi, j'ai entendu une voix dans la salle, est-ce que la réunion aurait commencé ?
— Non, je suis désolé mademoiselle Aizawa, j'étais en train de réfléchir à voix haute, répondit MYTH.
Il faisait face à Sakura Aizawa, la représentante du Japon dans le conseil de Beyond the Clouds. Cette femme tenait une position très importante, représentant la cause des personnes en situation de handicap. Elle était d'un autre côté une très farouche opposante à la conception de la gestion idéale de la cité céleste qu'avançait MYTH lors des réunions. Le scientifique n'avait pas encore trouvé l'occasion de se débarrasser d'elle, comme il l'avait fait pour Marialuisa quelques semaines avant. Ce n'était pourtant pas très difficile, cette femme était complètement aveugle, mais sa disparition aurait provoqué des remous qu'il préférerait éviter dans un contexte aussi tumultueux.
28 août 2142 - Entrée de l'étage supérieur, Beyond the Clouds
Grâce à l'aide du drone, Mary avait réussi à retrouver Bertha, miraculeusement épargnée par les débris projetés lors de l'impact du corps de l'Hydre contre les bâtiments. Elle s'adonna immédiatement aux premiers soins, parce qu'elle était sa sœur, malgré qu'elles aient fini dans des camps opposés.
Le petit garçon invisible se tenait à carreaux. Il aurait volontiers pris ses jambes à son cou, mais Mary lui avait lié les pieds et les mains, il n'avait aucun espoir de s'échapper.
— Mary, fit la voix de Maya au travers de leur appareil de communication. Je crois que j'ai une idée de l'identité de cet enfant.
— Sans même voir son visage ?
— Justement. Abigaël n'arrête pas de dire que c'est Imperator, depuis qu'elle a vu les images de la caméra.
— Si je m'en tiens à sa carrure, répondit Mary, c'est possible que ce soit un enfant entre douze et treize ans, à moins que ce ne soit un ArKid.
La capitaine se baissa au niveau du visage du garçon, mis en évidence par les traces de sang qui en dessinaient la forme. Elle ne doutait pas du témoignage d'Abigaël, premièrement parce qu'il était crédible qu'elle se lie d'amitié avec un garçon d'à peu près son âge, deuxièmement parce que cette fille ne l'avait sûrement pas reconnue aux quelques éléments de son corps couverts de sang, mais plutôt à son pouvoir.
— Est-ce que tu reconnais le nom d'Abigaël, petit ?
— Est-ce qu'elle va bien ? demanda-t-il, dévoilant sa voix pour la première fois.
— Oui, elle est en sécurité. À en juger par ta réaction, tu es bien Imperator.
Le garçon lâcha un soupir de soulagement. Il s'inquiétait sincèrement pour cette jeune fille sans défense laissée seule et forcée de s'attaquer aux rebelles qui auraient pu la blesser. Il était rassuré, mais il ne leur faisait toujours pas confiance.
— Ton amie nous a demandé de ne pas te faire de mal. J'ai décidé de croire en elle, qui disait que tu avais bon fond. Est-ce que tu peux te rendre visible à nouveau ?
— Est-ce que vous me laisserez la voir ? demanda-t-il avant d'obéir. Pour que je puisse confirmer qu'elle aille bien.
Mary voyait bien qu'il était sincère. Elle acquiesça avec un sourire bienveillant, cette condition n'était pas trop difficile à respecter, elle serait même heureuse de leur permettre de se revoir.
— Oui. Tu pourras la voir tout le temps que tu voudras.
Imperator doutait toujours, mais dans sa situation il préférait saisir l'espoir de revoir cette fille saine et sauve, plutôt que de s'entêter alors qu'il était pieds et mains liés. Dans un premier temps, ses vêtements perdirent progressivement leur transparence, regagnant leur couleur originale, puis ce fut le tour de son corps, de ses cheveux blonds et de ses yeux bleus. Maintenant qu'elle pouvait voir son visage de plus près, elle y reconnaissait le teint pâle des ArKids ainsi que leurs paupières presque translucides.
— Ne bouge pas, je vais défaire tes liens.
Mary était convaincue de la sincérité du garçon. Il n'y avait aucune chance qu'il cherche à s'échapper, pas avant d'avoir vu Abigaël au moins. Elle le détacha et, comme elle l'avait anticipé, il resta immobile. Elle put ainsi charger Bertha sur son dos, et ils repartirent ensemble jusqu'au repère des rebelles.
Plusieurs mètres plus loin, Adalyn venait de retrouver Tisiphone, après avoir marché à travers les débris de sa création. Voir l'androïde immobile au sol éveillait le même sentiment amer qu'elle avait ressenti face à la carcasse de l'Hydre. C'était un sentiment si puissant qu'elle en pleurait, malgré l'effort qu'elle faisait pour contenir sa rancœur.
— Ce n'était pas ce que je voulais…
La préfète serra les dents face à cette vision qui ne faisait que rajouter à la culpabilité qu'elle ressentait déjà.
— Comment j'en suis arrivé à un monde où je laisse une adolescente se faire tuer sous mes yeux ?!
Adalyn s'accroupit, comme écrasée par le poids de ce crime qu'elle avait laissé se dérouler. Elle réalisait enfin que, dans cette ville, elle ne représentait ni la justice, ni l'ordre. Elle représentait la répression. Elle n'avait jamais songé que ce poste l'amènerait à rester passive face à ces situations qui allaient directement à l'encontre de ses valeurs. Elle avait été complètement aveuglée par son désir de stabilité.
— Quel intérêt ça a d'avoir enfin un endroit à moi, si c'est pour que j'en vienne à me détruire à petit feu ?!
Elle utilisa son pouvoir pour réparer les parties endommagées de l'Érinye à partir des restes fonctionnels de l'Hydre qu'elle avait rassemblés sur son chemin. La création d'automate ainsi que leur réparation avait toujours été sa passion. C'était une activité qui lui permettait de se sentir utile, dont elle tirait beaucoup de fierté. Chacune de ses créations était une œuvre unique, les voir marcher et bouger l'amusait, mais les choses n'étaient plus pareilles à présent. Ses créations avaient été grandement améliorées grâce à l'équipement fourni par MYTH, ce qui avait d'abord suscité son enthousiasme, mais en voyant ses propres créations utilisées pour tourmenter les plus faibles, pour faire régner un ordre injuste, elle avait fini par se dégoûter des automates. C'était sûrement la raison pour laquelle Tisiphone était née avec tant d'aversion et de rancœur, Adalyn avait sûrement laissé son inconscient la submerger et charger l'énergie qu'elle infusait dans les pièces de ces ressentiments.
— Je suis tellement désolée, Tisiphone… s'excusa-t-elle en pleurant. J'ai fait de toi un monstre.
Tisiphone ne redressa, ne sachant que répondre aux assertions de sa créatrice. Elle ne sentait rien d'autre que le désir de se venger, ravivé par la défaite qu'elle avait subie. Avant qu'Adalyn ne reprenne la parole, l'androïde essaya de la rassurer à sa manière.
— Je n'échouerai pas une deuxième fois, ces assassins paieront pour leurs crimes.
Malheureusement, cette remarque eut l'effet inverse de celui escompté. Adalyn serra le poing, se sentant encore plus coupable de l'état dans lequel était sa création.
— C'est bon Tisiphone ! s'écria-t-elle. Ce n'est plus la peine !
Elle ne voulait pas prendre la vie de ces personnes. S'ils avaient détruit ses créations, des poupées de métal entièrement remplaçables, conçues en masse pour contrôler la ville entière, c'était seulement pour se défendre. Ils n'avaient pas mérité d'être la cible de cette haine teintée d'un désir meurtrier qui s'était instillée au plus profond de Tisiphone.
— Mais…
— Il n'y a plus rien à discuter… Je ne ferai plus la moindre Érinye. Je rentre chez moi, je travaillerai. J'obtiendrai un diplôme. J'aurais une vie normale. C'est tout… tout ce que je veux…
Tisiphone ne pouvait pas comprendre. Ce raisonnement était teinté de cette humanité qu'elle ne possédait pas. Tout ce qu'elle possédait, c'étaient ces émotions si puissantes qu'elle n'arrivait pas à les exprimer.
— Je… Je vais te démanteler, ok ? Je… Je ne veux pas que ta vie soit entièrement dirigée par le désir de vengeance.
— Ai-je donc aussi peu de valeur à vos yeux ? Ignorez-vous donc le sens que vous avez donné à mon corps tout entier ? Chaque pièce a été assemblée minutieusement par vos soins, chacune d'entre elles est marquée par un travail tendre et affectueux. Je ressens pour vous la même chose qu'un enfant envers sa mère. Je ne veux pas que ma dernière expérience dans ce monde soit la réalisation de vous avoir déçue.
Ce discours avait laissé Adalyn sans mots. La jeune femme constatait médusée la complexité de la personnalité de cette création. Elle n'en avait jamais vu exprimer de telles idées avant. Pendant que la préfète restait paralysée, Tisiphone se releva et prit la fuite. Cette créature, composée essentiellement de métal et d'émotion, avait été largement affectée par celles de sa créatrice pendant qu'elle la réparait. Elle avait développé la même culpabilité.