« Ah, Ewan, ça faisait un bail ! »
Ces mots avaient été prononcés avec une telle désinvolture qu'Ewan avait cru les avoir imaginés.
Pourtant, le grand type blond en face de lui, tout sourire, tendait bien à prouver qu'il avait entendu correctement.
Et bon sang, qu'est-ce qu'il détestait ce sourire benêt.
« Carciem, » Répondit simplement Ewan.
Le dénommé Carciem Balgoranth s'avança alors vers le jeune chasseur, et toujours en souriant à s'en décrocher la mâchoire, frappa deux fois du plat de sa main le dos d'Ewan.
« Si je m'attendais à te voir débarquer à Ylesse à une heure pareille ! » S'exclama Carciem. « Tu plaisantais pas en disant que seule une catastrophe pourrait te forcer à recroiser mon chemin ! »
Ewan grimaça intérieurement.
Carciem et lui avaient été dans la même classe d'arme, lors de leur entraînement militaire. Et ce type avait toujours pué les ennuis à plusieurs kilomètres à la ronde.
Pire encore, il avait toujours entraîné Ewan malgré lui dans ses combines, le faisant punir avec lui dès qu'un de ses plans tombait à l'eau.
Et à présent, ce type était Intendant général, et dirigeait la caserne militaire d'une des cités les plus importantes du continent ?
Il grinça des dents.
Mais Carciem ne sembla pas remarquer l'inconfort d'Ewan. Ou peut-être préféra-t-il l'ignorer ; car il invita son ancien coéquipier de classe d'arme à s'asseoir à la table située au milieu de la pièce.
Le jeune chasseur s'assit, imité de près par l'officier militaire, et ne put s'empêcher de remarquer la grande épée appuyée contre la tranche de la table, aux côtés de Carciem.
« Ah, je vois qu'on ne peut rien cacher à ton regard acéré, » s'exclama avec malice Carciem. « Tu n'as pas perdu ta capacité à estimer les armes qui croisent ton chemin... »
Ewan ne put s'empêcher d'être embarrassé. Être percé à jour aussi facilement, il n'aimait pas ça. Mais il devait avouer que l'épée en question ne quittait pas ses pensées.
Est-ce qu'il s'agissait de… ?
« Ma foi, tu peux la prendre en main si tu veux, » dit Carciem en lui tendant l'arme au dessus de la table. « C'est pas comme si elle devait rester dans un musée, même si certains diraient que c'est sa juste place. »
Le jeune chasseur se retrouva avec entre les mains une épée ancienne mais finement décorée, et dont le fourreau était recouvert d'or et de pierres précieuses.
Toutefois, ce n'était pas cet excès de richesse qui avait attiré son attention, mais bien les armoiries peintes sur le manche de l'épée.
« C'est Sarmawyn, n'est-ce pas ? » Demanda finalement Ewan.
En réponse, Carciem applaudit en frappant bruyamment ses mains ensemble.
« Ma parole ! Mais c'est que tu t'es encore amélioré depuis la dernière fois que je t'ai vu ! » S'exclama avec délice le militaire.
« Amélioré… » Répéta Ewan, quelque peu déstabilisé. « Toute personne ayant fait son service militaire connaît l'existence de Sarmawyn... »
« Mais peu de gens l'ont vue de leurs propres yeux, ou tenue dans leurs mains, » sourit Carciem. « Pourtant, tu as réussi à la reconnaître au premier coup d'œil. »
Ewan haussa les épaules, et sortit l'épée de son fourreau, pour en examiner la lame parfaite en tout points.
« Faisons un marché Ewan, » dit Carciem. « Raconte moi tout ce que tu sais sur cette menace de rang 500, et je te dirai comment j'ai obtenu Sarmawyn ! »
« Non merci, » dit Ewan en fronçant les sourcils. « Je me contenterais de te dire ce que je sais. »
« Roh, t'es pas curieux ? Même un tout petit peu ? » Le taquina Carciem, tout en mimant un espace entre son pouce et son index.
« Absolument pas, » répondit sèchement le jeune chasseur, tout en rendant l'épée à présent rangée à son propriétaire légitime.
Carciem soupira, puis après avoir récupéré la longue épée, relança la discussion.
« Bon, plus sérieusement. J'imagine que tu as directement accouru ici pour nous prévenir, donc je ne doute pas un instant de ta sincérité concernant cette menace. » Dit-il. « Mais il faut que tu m'en dise plus que ce que tu as dit au garde de service. »
Ewan remua sur sa chaise, la faisant grincer un peu, puis commença alors son rapport.
Il expliqua rapidement ce qui s'était passé : la découverte de Bohr détruite, la créature et ses caractéristiques physiques, et même sa taille qui avait drastiquement augmenté du jour au lendemain. La possibilité d'une créature ayant traversé la barrière entre les mondes.
Le jeune chasseur apporta aussi son avis sur le rang de cette menace.
Les monstres étaient classifiés non pas par leur force, mais par le nombre d'hommes nécessaires pour les tuer. C'était l'unité de mesure la plus fiable qui pouvait exister, à défaut d'autre chose.
Et Ewan en était persuadé. 500 hommes pourraient peut-être parvenir à terrasser la créature dans son état actuel. Mais si cette chose continuait de grandir, il faudrait bientôt faire appel à l'armée entière du continent.
« Un rang 500, hein ? » Dit Carciem, songeur. « C'est vraiment une saloperie de première classe, si j'en crois tes mots... »
« Les armes conventionnelles n'ont absolument aucun effet sur elle, » ajouta Ewan. « Et je n'avais pas d'armes enchantées sur moi. Mais la créature avait une forte affinité pour l'élément feu. »
« Je vois… Donc des enchantements d'élément opposé pourraient fonctionner... » Réfléchit à haute voix Carciem.
L'intendant général était à présent en intense réflexion, ce qui étonna Ewan. Il n'était pas habitué à voir son ancien camarade de classe aussi sérieux, et dédié à la tâche. Ce qui prouvait bien qu'avec les années, ils avaient bien changé, tous les deux.
« Mais dis moi, si c'est une créature de rang 500, comment as-tu réussi à t'enfuir vivant de là-bas ? » Demanda Carciem, avec suspicion.
En revanche, il avait toujours ce même esprit retors et aiguisé. Ce qui fit regretter à Ewan d'avoir baissé sa garde ne serait-ce qu'un instant.
« Quelqu'un est venu à mon secours, de justesse », répondit-il tout en restant évasif sur l'identité de sa sauveuse.
Il espérait que Carciem ne poserait pas de questions supplémentaires à ce sujet.
Sans quoi, une expédition pour subjuguer un dragon partirait immédiatement d'Ylesse, avec une cible bien particulière : Wynblow.
Mais à son plus grand soulagement, son ancien camarade de classe ne lui en demanda pas plus sur sa fuite.
L'homme blond se leva, et s'excusa pour sortir un instant de la pièce et appeler un de ses subalternes en poste dans le bâtiment.
Puis quelques minutes plus tard, il réapparut, toujours avec une expression sérieuse sur le visage.
« J'ai fait envoyer un message par relais à la capitale, » dit-il. « J'espère qu'après avoir lu ton rapport, ils nous enverront des unités en renfort. »
C'est vrai. Les garnisons présentes en ville avaient près de 800 à 1000 soldats stationnés. Mais cela ne voulait pas dire qu'ils pouvaient détacher l'intégralité de leur force de frappe loin de la ville qu'ils étaient censés protéger. Carciem comptait donc sur des renforts pour envoyer d'un seul coup une grosse expédition affronter la créature.
Mais si cette bête continuait de grandir, au moment même où ils parlaient…
« Je suppose que tu ne sais pas où dormir ce soir, pas vrai ? » Demanda Carciem, sortant Ewan de sa réflexion. « Qu'est-ce que tu dirais de passer la nuit dans nos baraquements ? » Proposa-t-il. « ça te rappellera le bon vieux temps ! »
« Je ne suis pas seul, » répondit Ewan.
« Je sais, une gamine t'accompagne, pas vrai ? » Déduisit Carciem. « Le garde en poste à l'entrée m'en a parlé, quand il a annoncé ton arrivée. »
Ewan hocha de la tête.
« Allez, suis-moi !» S'exclama Carciem, un gros sourire à nouveau affiché sur le visage.