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Les vents de la dissension 2/2

L'homme s'avança. Élégamment vêtu de soie, il avait malgré tout une grâce toute militaire. Sa barbe blanche taillée court et sa corpulence était des restes de son passé guerrier. Mais ses lèvres aussi rouges que le contour de ses paupières indiquaient la prise régulière de jumalaïa et annonçaient le déclin prochain de ce corps sacrifié à la vivacité de son esprit.

- Sire, Maître Waldérion a raison de souligner que cette requête aurait dû être formulée au roi Ladislaus. Malheureusement, maintenant que c'est vers nous que le seigneur de Malvalon s'est tourné, les choses doivent se passer autrement. Il est un représentant de Sargonne dans le Grandval, il est de surcroît votre cousin et il se présente à nous avec une joue abîmée. En termes d'image, il serait catastrophique que votre Majesté ne réagisse pas. Quel signal enverrions-nous aux partisans de ce Sauromas et à nos vassaux ? Cela pourrait enflammer bien des esprits à travers tout le continent. Au demeurant, si Ladislaus avait correctement fait son devoir, nous n'aurions pas aujourd'hui cette conversation.

- Qu'avez-vous en tête ?

- Dans un premier temps, votre Majesté serait bien avisée de ne pas se précipiter. Le Grandval est vaste, les tribus y sont nombreuses. Leurs guerriers pourraient facilement être quatre fois plus nombreux que les nôtres. De plus, ils ne respectent pas les lois de la guerre. Comment pouvoir faire la différence entre nos alliés et nos adversaires ? Certains pourraient se déclarer des nôtres, rejoindre nos troupes et égorger nos soldats la nuit venue. Il faudrait tous les considérer comme des ennemis, mais alors ce Sauromas verrait grossir le nombre de ses partisans. Pour éviter cela, nous devrions faire du cas par cas et demander des otages pour nous assurer de la loyauté de nos appuis. Quelle que soit l'éventualité choisie, nous verrions la situation s'enliser et nous serions entraînés vers une guerre au long cours. Nous ne pouvons nous permettre de fragiliser la défense du royaume de Sargonne sur une trop grande période, l'ouest est instable et nous devons pouvoir nous montrer réactifs à toute agression.

- Il faut envoyer la garde noire, lança Marovid.

Un silence glacial accueillit l'extrémisme de cette solution.

- Sire Marovid, intervint Burgolin qui ne voulait pas que l'échange vire à la farce. Je vous concède que dans les faits, la garde noire sert à maintenir l'ordre sur le Thésan pour notre compte. Mais officiellement, elle est là pour protéger tous les royaumes de manière équitable contre une attaque extérieure. Elle n'est pas censée prendre parti pour un tel ou un autre. Si nous l'utilisons pour servir nos intérêts de manière trop grossière, une coalition se formera forcément contre Sargonne et un problème déjà complexe risque de devenir ingérable.

- Un assassin de l'île d'Od alors ? Essaya de rebondir le seigneur de Malvalon qui tenait à reprendre le contrôle de ses terres.

Caribéris leva une main, pour interrompre le régisseur qui allait répondre. Puis il regarda Marovid, comme on regarde une personne qui a déjà trop parlé.

- Malgré tout leur savoir-faire, mon cher cousin, ils ne tuent que les hommes, pas les idées, précisa-t-il froidement. Vous avez admis qu'une grande partie de la population le soutenait. C'est trop tard, il fallait le tuer plus tôt.

- Mais... mais on ne peut laisser faire !

- Là, je suis d'accord, mais commençons par faire les choses dans l'ordre. Savons-nous où trouver ce Sauromas ?

La discussion revenue sur un sujet qu'il maîtrisait, Marovid retrouva consistance et affirma avec assurance :

- Il est très mobile, Sire, mais son quartier général se trouve sur l'île de Polya Viyny située sur le fleuve bleu, à cinquante lieues à l'est.

Le monarque jeta un oeil vers Waldérion qui confirma d'un hochement de tête.

- Il s'est entouré d'eau, ce guerrier est loin d'être un imbécile, marmonna Caribéris.

Il se tourna vers le régisseur et lui indiqua :

- Burgolin ! Fais-lui envoyer un message lui intimant de cesser immédiatement toutes hostilités. S'il écoute la voix de la raison, l'incident sera oublié. Mais qu'il soit assuré que s'il ne coopère pas, Sargonne ne restera pas longtemps immobile. Informe également les autres royaumes que nous avons été victimes d'une agression en temps de paix et que nous essayons de régler cela de manière diplomatique.

- Bien, Sire.

Les yeux du souverain revinrent ensuite vers son cousin.

- Sire Marovid, seule l'histoire pourra nous apprendre si vous avez bien agi. Vous pouvez vous retirer pendant que nous discutons de la marche à suivre. Faites-moi l'honneur de votre présence au repas de ce soir, vous dormirez au château. Allez vous reposer, vous l'avez mérité.

Derrière le seigneur de Malvalon, les lourdes portes d'or et de chêne s'ouvrirent lentement.

- Merci Sire, dit Marovid en s'inclinant. Votre Altesse prendra les bonnes décisions, j'en suis sûr.

Il se tourna et prit la direction de la sortie. Dans le couloir extérieur, un serviteur l'attendait et le pria de le suivre. Les battants se refermèrent dans un pesant fracas de métal et Caribéris poussa un long soupir exaspéré.

- Cet homme est un parfait coquebert, j'ai peine à croire que nous soyons de la même famille.

- Une analyse de la situation imparfaite, une réaction défaillante, la performance laisse à désirer, murmura Waldérion de manière à être entendu sans pour autant donner l'impression de vouloir être écouté.

- Le manque d'expérience, Sire, il s'est laissé submergé par les événements, répliqua le stratège sur un ton las.

Le roi jeta son regard sur lui.

- Raghemid, nous avons longuement parlé, vous devez bien avoir eu le temps d'échafauder quelques idées.

- Bien sûr, Sire, je suis même en mesure de vous fournir un plan qui pourrait régler nombre de nos problèmes.

- Exposez-nous votre stratégie.

- Attendons le retour de votre messager. Si comme je le pense la réponse de Sauromas est négative, vous pourrez de bon droit entrer en guerre contre lui. Il faudra faire revenir Ladislaus et ses proches pour les mettre sous votre protection. Cela confirmera que vous ne menez pas une guerre d'invasion et que vous comptez lui rendre le pouvoir une fois le problème réglé. Nous exclurons la solution du cas par cas, nous devrons considérer la totalité de la population comme hostile.

- Vous préconisez donc de faire face à une coalition totale des tribus du Grandval. Bien ! Et comment neutralisez-vous le problème à l'ouest ?

- Toutes les caractéristiques sont réunies pour parler de guerre défensive, Votre Majesté peut légitimement exiger une armée de soutien à l'Ugreterre et à l'Exinie. Leurs rois sont vos vassaux, ils se parjureraient s'ils refusaient. Ils devront nous fournir leurs meilleures troupes. Cela les occupera et les affaiblira. Quant à notre armée, elle sera composée de la lie de nos soldats. Mettez à leur tête quelques gradés de renom pour que ça ne soit pas trop suspect et surtout qu'ils combattent le moins possible. Ainsi, vos ennemis s'annihileront entre eux alors que nous conserverons notre puissance militaire intacte.

Caribéris accueillit froidement cette tactique.

- Nous n'avons pas rassemblé une telle armée depuis la guerre contre les boréens Raghemid ! La menace est tout de même plus mesurée et puis les temps ont changé. Les appétits de l'Exinie et de l'Ugreterre semblent s'être aiguisés. Ils pourraient justement profiter de l'occasion pour se vautrer dans la félonie.

- Les futurs héritiers de ces royaumes sont effectivement peu dignes de confiance. Mais le vieux Rodert est encore au pouvoir et il vous sera loyal. La légitimité de sa lignée n'est pas encore solide et il vous doit sa place. Si l'Ugreterre suit, l'Exinie n'aura d'autre choix que d'en faire autant. Il n'est pas prêt d'arriver, le jour où ces deux puissances seront capables de coopérer.

Le stratège s'interrompit. Il se mit à se frotter les mains frénétiquement semblant s'accorder un instant de la réflexion, puis il ajouta :

- Et quand bien même je me tromperais ! La menace à l'est est effectivement faible. Ces tribus peuvent semer la terreur en leur pays, elles sont bien incapables d'envahir Sargonne. En cas de trahison de nos vassaux, nous pourrions aussi bien commencer par l'ouest, le Grandval n'est pas une urgence. Le royaume d'Othryst est un proche cousin de celui de Sargonne. Nous pourrons compter sur le roi Hostène et sa fidélité sans faille pour nous prêter main-forte si la situation l'exigeait. Croyez-moi, Sire, je doute qu'Hugues et Rodert nous fassent défaut, leurs problèmes de succession au trône les affaiblissent encore pour le moment. Les royaumes d'Ugreterre et d'Exinie sont en voie de recouvrir leur puissance passée, mais je vois les troubles à l'est comme une chance de mieux les soumettre à nouveau.

- Ça n'est pas une solution sans risques.

- Certes, Sire, mais comme toute stratégie audacieuse, si elle fonctionne bien, le gain n'en serait que plus exceptionnel. Si le Grandval tombe et que les royaumes de l'ouest en sortent suffisamment usés, rien ne nous empêcherait de supprimer Ladislaus. Cette immense terre sans roi pourra alors directement être intégrée à Sargonne. Plus personne ne sera en mesure de nous tenir tête. Voyez ensuite plus loin encore, pensez au royaume d'Entre-Deux-Terres, pensez à la porte d'Ifrinn, pensez à l'Anubie !

La tête appuyée sur son poing, le souverain avait écouté les arguments de son stratège. L'air songeur, il se redressa sur son trône et conclut :

- Voilà un bien grand projet Sire Raghemid, si cela ne venait pas de vous, j'aurais juré que vous alliez un peu vite en besogne. Nous commencerons par attendre le retour du messager, d'ici là, je vais réfléchir à tout ça. Maintenant, sortez tous et annoncés que les doléances sont terminées pour aujourd'hui, je dois m'entretenir avec mon régisseur.

Les conseillers s'inclinèrent face au roi, puis se regroupèrent pour échanger leur avis sur la situation. S'acheminant vers la sortie, ils formèrent une bruyante colonne dont le bourdonnement ne prit fin qu'une fois les portes closes.

- La situation est complexe, que penses-tu de tout cela Burgolin ? J'aimerais ton avis d'Ugre.

- Je ne sais trop que dire, je suis simplement régisseur, pas stratège, Sire.

- Tu es également conseiller du roi non ? Alors fais ton travail, que me conseilles-tu ?

Sa propre bêtise fit sourire Burgolin. Caribéris avait à coup sûr déjà une stratégie en tête. Il cherchait uniquement à s'imprégner des avis de ses proches.

- Je pense que le plan de sire Raghemid devrait-être suivit à la lettre.

- Oui, ce plan est tout à fait viable, mais les Sargonnais risquent d'en pâtir.

- C'est évident !

Le souverain agita la tête en signe d'entendement, mais ses traits affichaient de la contrariété.

- Et bien vois-tu, c'est ce qui me dérange. Ma vie durant j'ai travaillé à stabiliser ce royaume, puis à améliorer le quotidien de notre peuple. Ne crois-tu pas que nous devrions justement tout faire pour éviter une guerre et les calamités qu'elle engendre inévitablement ?

- C'était une excellente politique. Mais les temps ont changé, les royaumes sont à la croisée des chemins. Ils doivent s'agrandir où disparaître.

- Et le peuple doit obligatoirement être sacrifié au nom du royaume selon toi ?

- Mais en pareille époque l'humain est justement le contraire du royaume. Vouloir préserver les deux c'est comme vouloir humidifier un linge en le gardant sec. On ne peut avoir en même temps deux choses qui sont contraires. Vous êtes à une période où notre domination se trouve affaiblie, le peuple ne peut être privilégié.

Burgolin fit une pause comme pour assimiler ses propres arguments. Tout en envisageant les conséquences, il reprit lentement :

- Assurément, vous passerez dans l'histoire pour avoir été un souverain cruel et vos successeurs s'appuyant sur vos acquis seront encensés. C'est ainsi, ça l'a toujours été. Remémorez-vous Yvanion. Il a construit notre hégémonie et fut surnommé "le fourbe". Enguerid, qui lui a succédé, n'a fait que consolider son héritage et passe pour un roi éclairé. Aujourd'hui, vos prédécesseurs ont épuisé l'héritage d'Yvanion, vous devez avant tout penser au royaume. C'est l'époque qui fait les rois, pas l'inverse. On ne devient grand que lorsque l'on mène une politique adaptée à son temps. Si vous vous souciez du bien-être des petites gens alors que la couronne est chancelante, vous ne serez ni considéré comme cruel ni comme bon, mais comme celui qui a conduit Sargonne à sa perte. L'histoire vous surnommera alors "le bienheureux" pour ne pas dire clairement "l'attardé".

Le roi sourcilla face à autant de franchise. Mais il s'agissait après tout de Burgolin et il ne voulait surtout pas que ses précieux conseils s'entravent de censure.

- À tout vouloir, ne risquerais-je pas de tout perdre ? l'interrogea-t-il.

- Je ne le pense pas non.

- Développe !

Le régisseur ne prit même pas un instant pour réfléchir, les mots sortirent de sa bouche avec le naturel des grandes convictions.

- Mais parce que vous êtes Caribéris Gargandra. Depuis toujours, l'élite de l'espèce humaine est constituée par les sidiths. Derrière chaque grand guerrier, chaque grand roi, se trouve l'un d'entre eux. Ce sont eux qui ont fait les royaumes. Votre famille en est le plus parfait exemple. D'ailleurs à bien y penser, le système maubodrien est le meilleur qui soit. Leurs luttes dynastiques incessantes éliminent les canards boiteux et hissent au pouvoir les personnes les plus compétentes intellectuellement ou physiquement. Il est parfaitement logique que les sidiths aient toujours occupé les plus hautes marches de la hiérarchie. Dans nos régions, l'évolution a donné au trône un caractère héréditaire. La sélection a disparu, le système n'élimine plus les êtres faibles comme il ne porte plus au pouvoir les plus compétents. Voyez l'Exinie, la famille Gildwin dégénère. Quant à l'Ugreterre, les nobles avaient bien compris la chose puisqu'ils ont évincé les Klausdraken. Pour leur intérêt personnel bien sûr, mais en choisissant le seigneur le plus faible pour mieux le contrôler, ils ont involontairement remis un sidith au pouvoir. Ils ont sans le savoir, sauvé l'Ugreterre d'une déchéance certaine.

Caribéris ferma les yeux un court instant. Cette réaction involontaire était chez lui signe d'amusement.

- Ainsi voilà la façon dont tu vois les choses. Les sidiths ! Le grand régisseur de Sargonne, toujours soumis à son indécrottable sang ugre, s'attache encore à de vieilles superstitions. Admettons ! Mais pour quel résultat ? Un début de guerre civile et des baronnets qui se défient du nouveau roi. L'amitié qu'avait Rodert pour ton père ne fausserait-elle pas ton jugement ?

- Il ne s'agit que de médiocres qui s'agitent en espérant que cela empêche leur fin toute proche. Ce sont des remous inévitables, le désordre qui permettra de se débarrasser des rats et de repartir sur des bases saines. Rodert était l'ami de mon père certes, moi j'ai fui son royaume. Vous l'avez soutenu et vous avez bien fait, cela a affaibli l'Ugreterre. Mais à l'avenir, il faudra bien plus vous en méfier que de l'Exinie. Pour en revenir à vous, Sire, les Gargandra sont issus d'un fabuleux lignage, ils ne dégénèrent pas. Votre ascendance vous donne déjà un atout important sur les autres. La puissance de nos armées fera le reste et ancrera une fois pour toutes l'hégémonie sargonnaise.

Le regard du roi s'était perdu dans le vide et il répondit machinalement :

- Conquérir, nous savons faire. C'est maintenir notre autorité qui est complexe. Nous devons trouver une solution qui inciterait tout le Thésan à obéir naturellement. J'y réfléchis, j'y travaille, cela est devenu une véritable obsession pour moi.

Caribéris fut pris d'une de ses soudaines absences. Le régisseur patienta un bref instant. Une lueur de conscience revenue dans ses yeux, le monarque réagit soudain.

- Envoie les messagers à travers le Thésan et le Grandval. Qui sait, les évènements pourraient contredire nos prévisions.

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