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CHAPITRE 5 DISPARITION.

Adrien dormit assez bien, à son grand étonnement. Les émotions ressenties au cours des dernières heures avant son coucher n'avaient pas réussies à perturber son sommeil et celui-ci fut plutôt réparateur. Il ouvrit les yeux vers huit heures, selon la position du soleil, mais avec les voyages interdimensionnels il n'était pas sûr que le soleil se déplace de la même façon. Cependant, des bruits de l'autre côté de la porte le convainquirent qu'il pouvait émerger sans avoir l'appréhension de patienter seul jusqu'au réveil de ses nouveaux amis.

Il suivit les bruits de vaisselles et atterrit dans la cuisine. Katherine s'affairait devant la cuisinière, préparant des crêpes. Une pile appétissante patientait d'ailleurs dans une assiette sur la table au centre de la pièce. La jeune femme se tourna vers Adrien le sourire aux lèvres.

— Bonjour ! j'espère que tu as bien dormi, s'enquit-elle. La première fois est toujours un peu particulière.

— J'ai très bien dormi, répondit-il. En fait, j'ai l'impression que tout ce qui m'inquiétait est devenu secondaire depuis que je sais que je ne suis pas cinglé.

Elle lui répondit par un sourire. Le jeune homme était sérieux. Pendant des années, il s'était refusé à expliquer son humeur morose, ses angoisses, son refus de se lier aux autres. Désormais, il savait que d'autres étaient à même de comprendre son envie de protéger ceux qui l'entouraient et surtout, il pouvait exprimer ses incertitudes et son incompréhension face à ces forces qui se livraient un duel en lui.

Eowyn lui avait confié que les élémentaux du feu, c'est-à-dire « ceux qui contrôlaient le feu », comme eux, étaient plus puissants, mais aussi plus instables que les autres élémentaux. La moindre émotion violente pouvait entraîner la formation d'un brasier à leur contact. Inconsciemment, Adrien avait évité, à raison visiblement, depuis des années, les autres afin d'éviter de provoquer des sentiments suffisamment forts pour embraser un quelconque objet.

Adrien répondit aimablement à l'invitation de la petite sorcière et s'attabla. Elle le servit en crêpes, et en café. Eowyn et Yohan sortirent peu après de leurs chambres en baillant allègrement. Eowyn confia à Adrien qu'elle devait travailler toute la matinée, mais qu'elle serait disponible à partir de treize heures pour lui servir de guide. Le jeune homme convint en son for intérieur, que c'était une guide bien plus sympathique qu'Éris.

Jonathan émergea peu après de sa tanière. Il parut encore plus bourru, si c'était possible, qu'hier, grognant plus qu'il ne parlait. Pourtant, Katherine se montra d'une patience exemplaire. Elle lui servit des crêpes agrémentées de jambon et d'œufs comme il lui demanda entre deux grognements, et le tout, avec le sourire. Mark les rejoignit, après un bref bonjour, sourire aux lèvres. Sourire auquel répondirent chaque convive. Adrien eut l'impression de se retrouver en famille. Eowyn lui confia alors que c'était ainsi qu'ils se considéraient.

— Tu sais, la plupart d'entre nous ne peuvent confier ce qui leur arrive, ou les émotions qui les traversent, à leur entourage. Il est plus facile de confier ses états d'âmes à des gens qui partagent votre expérience. D'autant que l'on passe les trois quarts de notre temps ensemble. Du coup, ces personnes deviennent votre famille. Les vingt-quatre heures dans le Vieux Monde sont, pour ma part, souvent pénibles et solitaires.

— Mais, tu n'as rien dit à tes parents ? demanda Adrien, intrigué. Ils ne se sont rendu compte de rien ?

— Bien sûr que si, ils se doutent de quelque chose, du moins, mon père. Mais, crois-moi, il ne vaut mieux pas qu'ils soient au courant. D'une certaine façon, l'ignorance les protège.

— Comment ça ?

— Les créatures surnaturelles ne sont visibles qu'à ceux qui font partie de leur monde, c'est pour cela que tu as vu le gobelin. Tes parents n'auraient vu qu'un sac se déplaçant dans le vide. C'est plus angoissant pour eux de savoir qu'un bestiaire entier de créatures toutes plus effrayantes les unes que les autres se balade autour d'eux sans qu'ils puissent le voir… Ni se défendre…D'autant qu'ils seraient contraints au secret…

Adrien soupira… Bien sûr ! Il s'en doutait, mais de le voir confirmer n'était pas la nouvelle la plus réjouissante. Il devrait garder le secret et ne pas en parler à ses parents. Ce fameux secret, qui, à coup sûr, expliquait que sa grand-mère n'avait pas dit à la mère d'Adrien, qu'elle était une sorcière…

Après avoir petit-déjeuné, il se réfugia dans la chambre de Yohan où il s'entraîna à faire disparaître son tatouage magique en suivant les conseils du plus âgé des sorciers de la maison. Après une heure de tentatives plus ou moins victorieuses, il réussit à faire disparaître en totalité le tatouage. La maison était calme, sans que cela ne fut oppressant. Adrien avait ouvert les rideaux et avait observé un moment la rue bordant la maison. Visiblement, il se trouvait dans un quartier pavillonnaire tranquille. Il y avait peu de passage et il avait bien vite délaissé son poste d'observation.

Les occupants de la maison étaient partis à leur travail respectif, il leur avait promis d'attendre que l'un d'entre eux soit de retour pour sortir et il lui restait au moins deux heures avant que le premier locataire ne pointe le bout de son nez. Il décida d'explorer la maison en commençant par la chambre d'Eowyn. Il avait conscience que son attitude frôlait l'indiscrétion, pour ne pas dire le voyeurisme, mais il voulait en apprendre plus sur elle.

Il ignora délibérément le lit, les étagères et la malle, qui devaient probablement receler des objets pour le moins personnels, et se dirigea vers les bibliothèques. Celles-ci contenaient des livres de tous âges. Les plus anciens étaient en latin ou en vieil allemand. La plupart étaient des recueils de témoignages de sorciers, qui évoquaient leur problème à s'intégrer à leur communauté de citoyens lambda. Certains contenaient des formules magiques, d'autres des recettes ou des décoctions pour soigner, quelques-uns tenaient plus du manuel de cours, alternant théorie et exercices pratiques.

Adrien s'essaya aux exercices de relaxation d'un livre, étendu sur le tapis placé entre le lit et le bureau. Il se relaxa suffisamment pour s'approcher de la douce torpeur qui précède l'endormissement. Un bruit feutré le tira de sa léthargie. Eowyn le contemplait, songeuse, assise sur le lit.

— Je t'en prie, le rassura-t-elle alors qu'il se relevait brusquement. Tu peux prendre ton temps. Je viens d'arriver.

— Tu as déjà fini ? s'enquit-il.

En effet, elle lui avait dit qu'il était probable qu'elle ne revienne qu'à treize heures de la salle d'armes où elle travaillait. Eowyn était une escrimeuse hors pair, qui l'aurait cru ! Elle avait le titre de maître d'armes et entraînait des jeunes au maniement des épées et autres sabres. Chose curieuse, les armes à feu étaient bannies du monde de la magie. Ni permis de port d'armes à feu, ni salle de tir ici : seules les armes blanches étaient en usage. Il était impossible d'introduire un pistolet dans ce monde, même en pièces détachées…

— Oui ! Il y avait peu d'élèves aujourd'hui, la plupart ont des examens bientôt, ils révisent.

— Il existe donc des écoles pour apprendre la magie ?

— Bien sûr ! Enfin, c'est surtout pour ceux qui n'ont pu bénéficier de l'enseignement de leur parrain ou de leur la marraine. Ce sont ceux qui nous apprennent les fondamentaux que nous appelons « maîtres en magie». La plupart de mes connaissances me viennent de l'enseignement de mon maître.

Elle parlait toujours de lui avec déférence. Il était celui qui l'avait « sauvée » selon ses propres termes. C'était lui qui l'avait initiée à l'escrime, lui aussi qui l'avait formée aux arts martiaux en plus de l'apprentissage de base d'un sorcier débutant. Le reste elle l'avait appris tout seule, en lisant ou en s'entraînant avec des camarades lors de classes particulières. C'était lors d'un de ces cours exceptionnels, qu'elle avait rencontré ses quatre colocataires. Ils avaient été confrontés à des difficultés d'ordre surnaturel durant cette classe, les obligeant sympathiser et à collaborer. Ils ne s'étaient plus quittés depuis.

Adrien convenait que c'était une belle histoire et il avait hâte de l'entendre en détail, afin de comprendre comment des êtres aussi différents avaient pu collaborer pour survivre. Eowyn avait promis de lui raconter un jour, mais c'était une histoire longue, éprouvante émotionnellement parlant et elle préférait être sûre qu'elle aurait le temps, après son récit, de digérer cette immersion dans le passé.

— Je te propose d'aller rendre visite à mon maître.

— Il est au courant pour moi ?

— Non.

Eowyn baissa les yeux, soucieuse.

— J'ai bien essayé de l'appeler hier chez mes parents, mais personne n'a décroché le téléphone. Ce n'est pas habituel. D'ordinaire, il répond à la seconde sonnerie et dans tous les cas, il me rappelle. Je suis un peu inquiète.

— Alors, allons-y tout de suite, pour te rassurer.

La jeune femme le regarda en souriant. Encore une fois, elle lui prit la main et l'entraîna à l'extérieur de la maison. Le soleil brillait dans un ciel décoré de nuages épars. La température était agréable. Ils avançaient, main dans la main sur la route. C'est alors qu'Adrien se rendit compte qu'il n'y avait aucun trottoir, il fit part de sa réflexion à Eowyn, qui gloussa

— En fait, il n'y a QUE des trottoirs. Pas de voiture ici. Pas de téléphone non plus. Tu as vu que l'on s'éclairait aux bougies hier… Eh bien, c'est parce qu'il n'y a pas d'électricité. La cuisinière fonctionne au gaz. Mais comme tu as pu le constater, il y a fort heureusement l'eau courante ! ajouta-t-elle avec malice.

— Donc pas d'ordinateur, ni d'internet…

Adrien écarquillait les yeux maintenant.

— On peut se débrouiller sans ! C'est une question d'habitude, tu verras. 

— Vous vous déplacez toujours à pied ?

— Non, nous prenons des portes magiques, c'est plus rapide que le bus ou le métro. D'ailleurs, voici celle que l'on va prendre.

Elle désigna un mur en brique jaune sur lequel était tracé le même dessin que dans sa chambre à ceci près que de multiples symboles l'entourait, d'autres runes visiblement. Adrien comprit qu'il allait être obligé d'apprendre leurs significations pour se débrouiller seul ici. Des gens faisaient la queue devant le grand dessin, qui changeait de couleur régulièrement. Toutes les cinq secondes, le dessin tournoyait, devenait vert, absorbant au passage la personne qui se tenait devant lui. Durant quelques secondes, le tracé virait au rouge avant de repasser au vert.

Eowyn et lui attendirent patiemment leur tour. Quand ce fut le moment, elle lui tint plus étroitement la main et ils furent aspirés, puis recrachés dans une ruelle le temps d'une respiration. De gigantesques grilles en fer forgés se trouvaient de part et d'autre de la ruelle. Derrières elles, au fond de cour gravillonnée, de grands manoirs sombres se dressaient. Ils semblaient anciens, sans que l'on puisse pour autant leur donner un âge précis du fait de leur excellent état. Quelques allées étaient bordées de cyprès et de pelouses impeccablement tenues.

Le silence donnait l'impression d'un lieu où le temps n'exerçait pas son emprise, ce qui, à la réflexion, était probablement le cas. Après tout, nous étions dans un monde magique. Un panneau était accroché à côté du mur jaune d'où les deux jeunes gens venaient de sortir : « Allée des songes ».

***

Eowyn se dirigea vers une grande bâtisse blanche aux boiseries bordeaux. L'allée gravillonnée menait à une porte en Chêne massif. Eowyn joua avec le heurtoir en forme de lion. Plusieurs minutes passèrent, mais personne ne répondit. Ils tentèrent alors d'ouvrir la lourde porte, mais le loquet semblait être tiré. Ils firent le tour de la maison et débouchèrent sur un magnifique jardin.

Des fleurs sortaient de bosquets répartis çà et là, telles des fusées colorées. Des végétaux, dont les tiges ou les feuilles faisaient d'amples courbes pour plonger vers le sol, complétaient l'impression de feux d'artifices. C'était des explosions de couleurs et de formes. La pelouse était parfaitement entretenue, interrompue à plusieurs endroits par des pierres plates faisant office de chemin. Celui-ci serpentait entre les arbres et les bosquets, terminant sa route près d'un magnifique pont à la japonaise, rouge vif, surmontant un étang où flottaient des nénuphars.

Eowyn se sentit plus calme à la vue de ce jardin, comme c'était le cas à chaque fois qu'elle y retournait. Tout y était tellement paisible. Quand elle avait besoin de réfléchir, c'est ici qu'elle venait quand elle était encore une sorcière novice. C'était aussi une zone refuge, où elle pouvait faire une pause et déconnecter avec ses problèmes. Elle y trouvait la paix et arrivait à remettre de l'ordre dans ses idées facilement.

Aussi agréable lui fut-il de retrouver ce lieu chargé en souvenirs, la jeune femme n'oublia pas la raison de cet écart de trajet. Aussi, se tourna-t-elle vers la maison. La façade était agrémentée de grandes baies vitrées. Elle avisa la porte de derrière et retint un hoquet de frayeur. La porte était entrouverte. Ils s'avancèrent doucement vers l'ouverture. Elle repoussa Adrien derrière elle, une lumière bleue jaillit de sa main et une grande épée de style médiévale apparut. Le jeune homme se retint de faire un commentaire et accepta de passer après elle à regret.

En silence, ils entrèrent dans la maison, il y faisait sombre. Les ombres projetées de leur silhouette, ainsi que l'absence de bruit, rendait l'atmosphère pesante, contrastant avec l'apaisement que leur avait procuré le jardin quelques minutes auparavant. Eowyn se dirigeait, sûre d'elle dans les couloirs de l'obscure bâtisse. Au rez-de-chaussée, rien à signaler, ils montèrent au premier étage. Une porte était entrouverte, c'était la bibliothèque, une faible lumière provenait de la pièce. Les adolescents entrèrent prudemment.

La lumière provenait d'une fenêtre sur le mur opposé à la porte. Les bibliothèques en chêne massif remplies d'ouvrages, à l'allure moyenâgeuse pour la plupart, colonisaient chaque mur de la pièce. Des livres étaient étalés sur le sol, de l'encre était répandue sur le tapis persan qui recouvrait le parquet lustré. Une chaise devant une table était renversée, une chaussure traînait à côté d'un fauteuil en cuir vert dont le dossier était lacéré par ce qui semblait être des griffures. Eowyn gémit en voyant l'état de la pièce. Elle ramassa la chaussure et un objet brillant au fond de celle-ci attira son attention : c'était un médaillon pas plus grand qu'une pièce de deux euros attaché à un fil en cuir noir. Elle le porta vers ses yeux et parut surprise.

— C'est le médaillon que mon maître porte tout le temps, il ne le quitte jamais, expliqua-t-elle. Pourquoi se trouve-t-il dans sa chaussure ?

— C'est là que je place des pièces ou des papiers quand je n'ai pas de poche ou quand je veux cacher quelque chose, lui indiqua Adrien

— Oui, mais il y a un cordon de cuir pour le tenir à son cou. Cependant, tu n'as pas tort sur un point, c'est une bonne cachette. Mais pourquoi vouloir le cacher et où a disparu mon maître ? 

Eowyn commençait à s'affoler.

— Il ne serait pas parti sans sa chaussure et encore moins sans son médaillon.

— Sans compter l'état de la pièce, renchérit le jeune homme.

— Il s'est fait enlever, conclut sombrement sa camarade. Retournons à la maison, nous devons en parler aux autres.

— Euh … On ne devrait pas parler à la police plutôt ?

— La police n'existe pas vraiment ici. Ce sont les différentes armées qui se chargent de l'ordre dans ce monde. Dans notre cas, aucune ne s'occupera de ça, Adrien. Il a juste disparu en laissant sa maison ouverte.

— Mais … le désordre dans cette pièce…la griffure sur le fauteuil… La chaussure par terre…

— Tout cela n'est pas si incongru quand on connaît mon maître. Il y a déjà eu un lion dans cette pièce.

— Dois-je vraiment te demander pourquoi un lion se trouvait ici ? fit Adrien en haussant un sourcil.

— Il ne vaut mieux pas … répondit-elle avec un demi-sourire… Je ne suis pas sûre que tu sois en état d'absorber ce genre d'information pour le moment.

— Mais malgré tout, tu t'inquiètes ?

La question qui sonnait comme une assertion.

— Oui…J'ai un mauvais pressentiment, sans compter cette odeur infecte de chien mouillé, mais pas que…

— Je ne sens rien de tel.

— Ça ne m'étonne pas les reptiles perçoivent surtout la chaleur de leur proie ! Retournons à la maison, nous devons parler aux autres. 

— Eh ! Mais attends, fit Adrien en suivant Eowyn qui dévalait les marches. Pourquoi tu me parles de reptile maintenant ?

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