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CHAPITRE 1 INCONNUS.

— Adrien ? Dépêche-toi ! Tu vas être en retard !

La voix de sa mère lui parvint du rez-de-chaussée. Avec un soupir, il balança son sac sur son épaule et descendit les escaliers. Une nouvelle journée en enfer s'annonçait. La seule chose, qu'il ignorait, était quand il en passerait le seuil.

Après avoir salué brièvement sa mère, il se hâta de rejoindre le seul arrêt de bus du village que ses parents avaient choisi pour leur nouveau départ. Il soupira à nouveau. La grande ville lui manquait. Il allait être compliqué de se déplacer avec des transports en commun aussi peu réguliers, mais d'ici quelques mois, il pourrait passer son permis et s'acheter une moto ou même, peut-être, une voiture… Enfin si ses parents le laissaient faire. Il avait tout intérêt à avoir un comportement exemplaire afin de leur faire oublier, si cela était possible, les évènements les ayant conduits à déménager.

Il s'assit sur le rondin de bois qui faisait office de banc à quelques collégiens et lycéens. À son approche, dix paires d'yeux curieux se braquèrent sur lui. Il grimaça en s'en rendant compte. Pile ce qu'il redoutait ! La marée de questions n'allait pas tarder. Il ne fut pas déçu !

— Salut ! T'es nouveau ? lui demanda une voix nasillarde.

— Oui… 

— Comment tu t'appelles ?

— Adrien…

Il ne lui demanda pas son prénom, espérant que moins il serait loquace, plus vite elle cesserait de s'intéresser à lui. C'était bien mal connaître Éris. La jeune fille persévéra :

— Tu vas au lycée voisin ?

— Oui…

— En terminale ?

— Oui…

-— Quelle classe ? 

Elle commençait à s'agacer de ne pas arriver à lui faire sortir plus un mot. De son côté, Adrien avait de plus en plus de mal à supporter cette voix haut perchée et désagréable.

— En TS 2, lâcha-t-il en dissimulant difficilement son agacement, ce dont la jeune fille ne s'aperçut pas.

— Moi aussi ! Quelle coïncidence ! exulta-t-elle en frappant dans ses mains. Je vais tout te montrer, je serai ton guide personnel ! Alors, on va probablement commencer par le foyer… 

Elle partit dans un babillage interminable, dont Adrien ne saisit que la moitié, trop occupé à jurer dans sa tête… Eh bien, il n'en avait pas fallu du temps avant que les portes du Tartare ne s'ouvrent à lui. Soudain, une ombre le détourna de ses pensées désagréables. Il leva les yeux et vit un garçon au visage affable lui tendre la main avant de se présenter.

— Salut, je m'appelle Romain. Je suis aussi en TS2. 

Sa voix était grave et agréable, contraste saisissant avec la voix d'Éris. Adrien lui tendit à son tour la main.

— Adrien, lui répondit-il plus chaleureusement qu'à sa voisine trop curieuse.

— Ne fais pas attention à Éris, continua Romain, elle est un peu extravagante, mais tu ferais bien de ne pas l'encourager. Elle peut aussi devenir envahissante. 

Il se mit à rire devant le regard furibond de sa comparse. Un bruit venant de la rue mitoyenne indiqua l'arrivée prochaine du bus scolaire. Adrien se leva pour rejoindre son siège. À peine était-il assis, faisant semblant de ne pas voir Éris qui lui faisait signe de la rejoindre, qu'il aperçut une silhouette bleu foncé se diriger en courant vers le bus. Le chauffeur la vit lui aussi et attendit patiemment son passager de dernière minute.

La jeune fille qui entra, attira immédiatement l'attention d'Adrien. À n'en pas douter, les rougeurs de ses joues étaient dues à la course qu'elle venait de faire, car sa peau était par ailleurs d'une extrême pâleur. Ses yeux noisette en forme d'amande cherchaient une place où s'installer. Le bus était remplit maintenant. Romain, goguenard, s'était assis à côté d'Éris, qui avait l'air exaspérée. Il l'avait fait exprès de toute évidence. La nouvelle venue n'eut donc d'autre choix que de s'installer à côté d'Adrien.

Elle ne lui adressa pas un regard, tandis que lui ne pouvait détacher ses yeux d'elle. Ses cheveux longs et châtains ondulaient sur son blouson en jean, encadrant un visage parsemé de taches de rousseur. Il y avait quelque chose chez elle, qui ne laissait pas Adrien indifférent. Elle n'était pas une de ces filles qui font se retourner les garçons, mais il émanait d'elle une aura de mystère, qui l'attirait comme un aimant. Il lui sembla même ressentir une petite décharge électrique quand elle le frôla pour s'attacher.

Pas un moment, elle ne se tourna vers lui durant les dix minutes de trajet, s'appliquant à reprendre son souffle, et c'est sans un mot qu'elle se glissa en dehors du bus, lorsqu'il atteint le lycée.

***

C'était moins mauvais que ce qu'avait imaginé Adrien… Le bâtiment de style industriel se dressait devant lui. La cour remplie d'étudiants le rassura, il pourrait facilement se fondre dans la masse. Absorbé par ses pensées, il ne vit pas Éris le prendre par le bras pour le conduire au bâtiment administratif.

L'entretien avec le proviseur fut bref. Son dossier était sans tâche du point de vue scolaire et les problèmes rencontrés au collège avaient été effacés lors de son passage au lycée. L'homme d'allure sévère se contenta de rappeler à Adrien l'issue importante de l'année et que son bureau était toujours ouvert en cas de problème. Le jeune homme hocha la tête et murmura un « Merci» avant qu'un surveillant ne l'accompagne jusqu'à sa classe. Celui-ci s'arrêta devant une salle au premier étage du bâtiment principal et toqua à la porte.

— Entrez, ordonna une voix claire

— Madame Rémy, voici le nouvel élève.

— Ah oui ! Je t'en prie Adrien, assieds-toi là. Je donne les exercices aux autres et je m'occupe de toi, lui dit-elle en désignant une chaise à la troisième rangée près de la fenêtre.

Adrien se faufila entre les rangées de tables pour rejoindre la sienne. Il prêta peu attention au cours. Il connaissait la plupart du programme… Oui, c'était un « petit génie des mathématiques » comme l'avait appelé son ancien professeur, mais il se garderait bien de le dire, espérant passer inaperçu le plus longtemps possible.

Alors qu'il rangeait ses affaires, une cascade de boucles châtaines passa devant lui. La fille du bus était dans sa classe aussi. Voilà qui allait rendre les cours beaucoup moins ennuyeux. Encore une fois elle s'éloigna sans un regard pour lui, son sac en bandoulière tapant sur ses cuisses. Il se surprit à détailler sa silhouette : elle était élancée et gracieuse. Elle semblait presque danser en esquivant ses camarades, évitant le moindre contact.

— Alors ? Tu comptes dormir ici ? ricana quelqu'un.

Adrien releva la tête émergeant de ses songes. Romain se tenait devant lui.

— Non, je me demandais quel cours on avait, maintenant.

— SVT.

— Argh !

— T'es pas fan ? s'amusa Romain

— Pas franchement ! lui répondit Adrien en souriant.

— T'inquiète ! Mme Roussel est cool comme prof. Elle arrive toujours à trouver une façon de rendre le cours intéressant. Là, on bosse sur le système nerveux. On s'est tapé sur le tendon d'Achille pendant une demi-heure la semaine dernière…

— Ah bon ? Pourquoi ? lui répondit Adrien, curieux.

C'était facile de discuter avec Romain. Il vivait dans le présent, sans s'embarrasser des questions habituelles réservées aux nouveaux. Adrien appréciait de plus en plus le jeune homme. L'ennui, c'était qu'il n'était pas le seul. Visiblement très populaire, notamment auprès de la gent féminine, plusieurs personnes se joignirent à eux avant d'arriver aux salles de sciences.

La journée se déroula moins mal qu'Adrien ne l'avait imaginée au matin. Les cours étaient pour la plupart intéressants, même les SVT ! Qui l'eut cru ! Son professeur avait réussi à attirer son attention en évoquant différentes expériences, racontant leur déroulé comme une histoire, se mettant à la place des scientifiques. Il avait trouvé intéressant de savoir comment des idées avaient pu émergées alors même que l'avancement technologique de l'époque ne permettait pas de prouver leur véracité.

Adrien s'esquiva à la pause matinale pour chercher, dit-il, des manuels au CDI. Il s'y cacha pendant un quart d'heure, avant de rejoindre le cours suivant. S'esquiver au déjeuner fut plus compliqué. Toute la classe voulait lui poser des questions et comme il régnait un brouhaha permanent, il dut répéter plusieurs fois la même réponse. Aussi, fut-il soulagé quand le temps de regagner les salles de classe arriva.

Éris n'avait pas quitté Adrien de la journée, s'étant imposée elle-même comme son guide personnel, au grand dam d'Adrien lui-même. L'allure d'elfe de la jeune fille et son sourire permanent aurait pu la rendre sympathique, si derrière l'affabilité Adrien n'avait pas décelé une certaine suffisance et de la malveillance dans ses propos. Il n'avait d'ailleurs pas apprécié les remarques acerbes d'Éris quand il avait demandé le nom de la mystérieuse jeune fille du bus.

— Oh, elle !… avait craché Éris, c'est Eowyn, une asociale ! Elle ne se mêle à personne, toujours entourée de ses foutus bouquins plus anciens que mon arrière-grand-mère ! Ne t'occupe pas d'elle, elle n'en vaut pas la peine ! 

Adrien se garda bien de lui dire qu'au contraire ses remarques avaient attisées sa curiosité. Ainsi, elle aussi était une grande lectrice ! Adrien se demandait s'ils partageaient le goût pour les mêmes auteurs. Ce serait une bonne façon d'ouvrir le dialogue avec elle. Il chercha à plusieurs reprises à croiser son regard, mais elle ne semblait pas le voir, ou bien elle le fuyait… Effrayée peut-être par le nombre d'élèves qui entourait Adrien. À moins que ce ne fût lui qu'elle fuyait. Adrien n'avait pas manqué de remarquer des similitudes entre son attitude et celle de ses anciens camarades de collège après l'incident. Elle agissait comme s'il n'existait pas.

— Non, c'est impossible, se répétait Adrien, pourquoi me fuirait-elle ? Elle n'a aucune raison, elle ne me connaît pas. Elle ne sait pas que je suis dangereux… Ou peut-être qu'elle le soupçonne… Peut-être que je lui suis indifférent, ce ne serait pas la première fois que l'on m'ignore volontairement.

Tout dans son attitude aurait dû repousser Adrien, mais il n'arrivait pas à la sortir de sa tête. Ses traits fins et délicats, ses mains aux longs doigts vernis de bleu, ses cheveux tombant souplement dans le milieu de son dos… C'est pensif qu'il rejoint sa chambre ce soir-là, pensant à la façon d'attirer le regard d'Eowyn. Finalement, le Tartare avait des allures de Champs-Élysées…

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