Des ailes d'un noir de jais à l'allure soyeuse, des écailles aux nuances pétrole de la taille d'un doigt, des griffes acérées plus longues qu'une main, un museau allongé aux narines fumantes et frémissantes, sans oublier des yeux aux pupilles fendues à la verticale pourvue de doubles paupières… Le plus grand dragon qu'ils aient jamais vu se trouvaient enchaînés devant leurs yeux ébahis et exorbités à quelques mètres d'eux.
— Quand je disais qu'il faisait plus chaud, je parlais au sens figuré ! s'exclama Jonathan. Demi-tour, il n'y a rien de bon pour nous ici !
— Attendez ! fit Adrien.
— Je sais que c'est en quelque sorte ton cousin et que tu meurs d'envie d'apprendre à te transformer en dragon, mais je doute qu'il puisse t'apprendre quoique ce soit !
— Ce n'est pas ça ! Il y a une porte au fond.
— On pourrait l'atteindre en longeant le mur, affirma Mark.
— Non ! s'écria Katherine, faisant sursauter tout le monde. Je ne partirai pas de cette pièce sans avoir aidé ce pauvre dragon !
— Ma parole, mais vous êtes tous devenus dingues ou quoi ? s'exclama Jonathan, énervé pour de bon. Votre but est-il de nous faire tous mourir dans les souffrances les plus atroces qu'il soit ?
— Regardez ses pattes ! fit Katherine en ignorant son commentaire.
Cinq paires d'yeux scrutèrent alors les membres du reptile. Ils étaient entravés par des chaînes, des clous disposés à l'intérieur des fers, lui rentraient dans les chairs, du sang noirâtre suintait sur les écailles lisses du dragon. A y regarder de plus près, de nombreuses cicatrices ornaient son flanc et balafraient son museau. Il avait visiblement été maltraité.
Adrien fut étonné de la violence de la tristesse qui l'étreint, avant de réaliser que ses sentiments étaient exacerbés par les pensées turbulentes d'Eowyn qui lui arrivaient par vagues successives, à mesure qu'elle détaillait les blessures de la créature mythique.
— Bon, Einstein, tu comptes l'aider comment ton monstre ?
Visiblement, même Jonathan était ébranlé par les traitements que l'on faisait subir au dragon, même s'il ne l'aurait jamais admis. Katherine sourit.
— On peut faire fondre les fers qui entourent ses articulations, proposa-t-elle.
— Ouais, c'est sûr, le dragon n'y a pas pensé avant toi… soupira le colosse.
Adrien lut alors dans l'esprit d'Eowyn que Jonathan avait raison, le souffle d'un dragon était plus chaud que la chaleur générée par un sortilège de fusion. Le métal utilisé pour constituer les chaînes devait être dans un alliage très résistant, comme l'acier. Une roche fissurée par la glace, un chaos granitique et un vase brisé, s'imposèrent alors à lui et il ne saisit pas tout de suite d'où sortaient ces images.
— Puisqu'on ne peut pas faire fondre le métal, il suffit de le casser, décréta Eowyn.
— Plaît-il ? fit Mark incrédule.
— Un choc thermique ! comprit Adrien.
— Précisément ! confirma Eowyn. À basse température l'acier perd son élasticité et il peut se casser. Mark, tu dois glacer ses fers en ciblant un point précis et juste après, à l'endroit même que tu auras refroidi, il faudra taper très fort pour casser les chaînes…
— Sans se faire dévorer au passage… souleva Jonathan.
— Toujours aussi optimiste, se renfrogna Eowyn.
— Il faut bien qu'il y ait quelqu'un pour vous faire atterrir. D'autant que, sans vouloir te vexer, je doute que tu puisses casser ces chaînes avec tes bras de moineau.
La jeune femme s'apprêtait à répliquer quand il lui coupa la parole.
— C'est moi qui vais m'en charger. Mark ? appela Jonathan. Tu es prêt ?
— Toujours, frérot !
Le dragon s'était redressé tout à coup intéressé par ces humains qui s'agitaient à côté de lui. Il parut sur ses gardes.
— Pas étonnant, pensa Eowyn, après tout ce que les humains lui ont fait subir.
Mark s'avança prudemment le plus près possible de l'animal, tout en restant hors de sa portée, puis dirigea sa main vers un des fers. Un souffle blanc à la température polaire se dégagea de ses paumes et frappa le métal avec un bruit sec. Aussitôt, Jonathan s'élança avec une agilité surprenante entre les pattes du dragon et tapa aussi fort que possible le matériau glacé avec son épée. Le fer se brisa.
Ils répétèrent cette opération à trois reprises avec une parfaite synchronisation. En quelques secondes le dragon était libéré, sans avoir eu le temps de réagir. Les deux hommes s'éloignèrent le plus rapidement possible du reptile, qui ne semblait pas réaliser qu'il était libre. Puis, brusquement, il disparut par la porte donnant vers l'extérieur, sans demander son reste. Katherine s'élança pour prendre dans ses bras Jonathan, qui rougit violemment, peu habitué à des démonstrations affectives.
C'est alors que les jeunes gens virent une trappe à l'endroit que venait de quitter le dragon. Ils hésitèrent. La porte semblait être le plus logique et le plus accessible des chemins, mais le dragon avait probablement été placé sciemment devant cette trappe, indiquant qu'il gardait quelque chose. Ils optèrent donc pour la trappe.
Un lourd anneau permettait de soulever son battant. Une ouverture de cinquante centimètres de large débouchait sur une grande pièce éclairée par des torches. Jonathan, le plus grand d'entre eux, passa en premier, aidant les autres à descendre dans la salle. Une large et unique colonne centrale soutenait le plafond. Au fond, sur un pan de mur, de nombreux symboles en métal avaient été fixés, mais le dessin tracé n'avait ni queue, ni tête.
— Curieux, fit Mark.
— C'est comme si on avait mélangé les pièces d'un puzzle, murmura Adrien pour lui-même.
— Oui, c'est tout à fait ce que je me disais, acquiesça Yohan, qui avait tout entendu. Le rond central ressemble à une serrure.
— Pour ouvrir un coffre, il faut aligner correctement les différents éléments, dit Adrien.
— Il faut donc trouver le bon motif pour ouvrir un passage, conclue Katherine.
— Ça ressemble à plein de petites croix asymétriques, fit Mark. Huit croix tournées dans toutes les directions.
— ELHAZ !
La pensée d'Eowyn explosa littéralement dans la tête d'Adrien. La face d'un des médaillons s'imposa alors à lui comme si on lui avait poussé la tête à quelques centimètres de celui-ci. Il vit alors le lien avec le puzzle. Les huit runes identiques entourant le kanji du sabre, un symbole de protection. Eowyn essaya alors de tourner les éléments métalliques de façon à reconstituer l'armure d'Elhaz. Un « clic » se fit entendre et un escalier se fondit dans le sol à quelques mètres d'eux.
— Formidable ! souffla Jonathan. À ce rythme-là, on aura atteint le centre de la Terre d'ici peu.
— Vois le bon côté des choses, se moqua Yohan. Il y a peu de chance que l'on ait caché un dragon dans un passage aussi étroit !
Jonathan grommela en se dirigeant vers l'escalier qui s'enfonçait vers les profondeurs autours de la colonne centrale. Les larges dalles recouvertes de sable glissaient et les jeunes gens eurent tôt fait de se rattraper aux murs. Malheureusement, ceux-ci n'étaient pas d'un meilleur secours, car les roches anguleuses et humides ne permettaient guère de se maintenir debout sans dommages. Adrien en fit les frais lorsqu'il s'entailla la main en refermant ses paumes sur le relief des murs. Katherine lui prodigua les premiers secours avec la rapidité et la dextérité que donnait l'habitude. Elle lui apprit qu'elle était en école d'infirmière dans le Vieux Monde. Il la remercia chaleureusement.
— Bon ! s'impatienta Jonathan. Si notre grand blessé est apte à reprendre la route, je vous propose qu'on se jette dans la gueule du dragon… pour ne pas changer…
— Oh bon sang !
Tout le monde se figea. C'était la voix d'Eowyn. Pendant qu'Adrien se laissait bander la main, elle était descendue, seule, par l'étroit passage qui avait débouché sur une pièce ronde éclairée par des torches. La peinture rougeâtre des murs avait été étalée en paquet épais sur la roche, laissant des traînées sombres et luisantes à plusieurs endroits du sol. Des toiles d'araignée tapissaient le plafond, l'abaissant de plusieurs dizaines de centimètres et se rejoignaient au niveau d'un socle surélevé par une estrade centrale sculptée dans la roche. Un sabre était planté dans le socle.
— On a trouvé ce fichu sabre, et maintenant ? Que fait-on ? demanda Jonathan.
— Il faut le sortir de la roche, affirma Eowyn, sûre d'elle.
— Ben voyons ! ricana Jonathan. Et qui va jouer au roi Arthur ?
— Vous ne croyez pas qu'il peut y avoir un piège ? interrogea Yohan.
— Il y en a probablement un, acquiesça Eowyn, mais il peut servir de monnaie d'échange pour mon maître. Peut-être que si nous montrons le sabre aux loups garous, ils nous restitueront Maître Guillaume.
En deux trois mouvements, elle fut sur le socle, le détaillant, tandis que les autres s'approchaient avec précaution, sauf Adrien qui voyait tout à travers les yeux d'Eowyn.
— Cette encoche dans le socle doit être un piège, avança Mark. Je vais essayer de tirer l'épée. Reculez !
Eowyn essaya en vain de le retenir, affirmant que c'était à elle de le faire, mais il ne voulut rien savoir et elle finit par céder. Malheureusement, Mark eut beau tirer comme un beau diable, le sabre resta figé dans la roche et le jeune homme redescendit du pied d'estal dépité. Les autres n'en menaient pas larges non plus. Soudain, Adrien eut une illumination. Avant qu'Eowyn ou les autres n'eurent pu réagir, il se précipita sur l'encoche repérée dans la roche et y plongea sa main gauche, appuyant sur une sorte de bouton. Au moment où sa main droite attrapait le sabre et l'extirpait de la roche, un étau emprisonna son autre main dans l'encoche. Il replaça alors la lame dans la roche et l'étau se desserra tandis que la lame était coincée à nouveau.
— Bien raisonné Adrien ! s'écria Mark.
— « Une offrande sera réclamée, elle devra être proposée avec altruisme et sincérité », répondit ce dernier. Je ne vous serai d'aucun secours face aux loups garous. Autant que vous y alliez avec les meilleures chances possibles. Vous reviendrez me délivrer plus tard.
— On ne va pas te laisser derrière nous ! s'offusqua Eowyn.
Katherine hocha vigoureusement la tête.
— C'est le seul moyen de repartir avec le sabre, répliqua Adrien.
— Non ! C'est hors de question ! Imagine que l'on ne réussisse pas. C'est à l'un de nous cinq de prendre ce risque.
— Si jamais vous ne réussissez pas tous les cinq, alors que vous êtes formés au maniement des armes, alors aucune chance que vous y arriviez à quatre et moi en charge supplémentaire face aux loups garous.
— Il a raison, Eowyn, lâcha Yohan, résigné. C'est la solution la plus logique.
Il posa sa main sur son épaule et elle sembla se détendre sur le champ, mais Adrien sentit qu'elle était tout sauf détendue, comme si elle luttait contre elle-même. Elle murmura entre ses dents.
— Je sais ce que tu essaies de faire Yohan et tu sais que je n'aime pas qu'on manipule mes émotions.
Il détacha aussitôt sa main de sa camarade en soupirant.
— C'était pour t'aider. Je suis désolé.
— Eh bien, je préférerais que tu abstiennes dans ce genre de circonstances. J'aime faire confiance à mon instinct et les émotions contradictoires m'embrouillent.
En effet, le brouillard épais qui avait accompagné la lutte intérieure de la jeune femme, s'était dispersé en même temps que la main de Yohan s'était retirée. À présent, elle percevait la logique du raisonnement d'Adrien et lut dans ses pensées, qu'il était sûr de lui et, plus encore, avait confiance en eux pour le délivrer après avoir accompli leur tâche. Elle poussa un soupir résigné, claqua sa langue dans sa bouche et hocha la tête lentement. Ils promirent tous à Adrien de revenir le plus vite possible et commencèrent à remonter les marches.
Eowyn fit brusquement volte-face et prit dans ses bras son camarade. Sa décision avait été si brusque, qu'il avait été pris au dépourvu. Elle l'enlaça de longues secondes, lui fit une bise sur la joue et partit sans se retourner. Voilà qui allait donner de quoi réfléchir à Adrien durant les moments de solitude à venir. Bientôt, il se retrouva seul et une interminable attente commença.