Le visage d'Eiji pâlit aussitôt à ces mots.
"Ophélia ? Et pourquoi irai-je chez ces fanatiques ? Ne savez-vous pas que nous sommes en guerre depuis maintenant plusieurs décennies ?"
Tahrren resta silencieux pendant quelques secondes, avant de lui répondre, d'un ton plus grave qu'à son habitude.
"Eiji… S'il te plaît, oublie tous ces malheurs… Depuis combien de temps les armées Higashito et Ophélienne ne se sont-elles pas retrouvées sur le champ de bataille ? Peut-on réellement encore appeler ça une guerre ?"
La tragique guerre opposant les ophéliens et les higashito avait débuté il y a de cela quatre-vingt-cinq ans, ces premiers étiquetant leurs adversaires comme hérétiques. Leur 'croisade' débutat sans crier garde. Ils brulèrent les champs, pillèrent les villes et massacrèrent les populations. Les higashito ne tardèrent pas à répliquer, repoussant leurs assaillants dans leurs derniers retranchements.
Cependant, les deux camps ne tardèrent pas à constater que leurs forces étaient équivalentes. Certes les ophéliens étaient mieux équipés, mais les higashito, animés par leur esprit de vengeance et de protection de leurs terres, étaient plus nombreux.
Ainsi pendant plusieurs décennies les croisades ophéliennes se poursuivirent sans grand succès. Récemment, à la suite de l'élection d'un nouveau pape, leur politique changea. Bien que les deux peuples étaient officiellement toujours en guerre, voilà six ans qu'aucune bataille ne se produisit.
Un silence pesant s'installa entre les deux cavaliers.
"Eiji. Tu es désormais mon élève, et par extension un futur membre des chasseurs d'âmes. Tu dois oublier toutes tes rancœurs, car désormais tu te bats au nom de toutes les races et peuples foulant les terres d'Aurdalia."
"Tahrren… Comment pourrai-je ? Eux qui ont assassiné tant de personnes. Et tout cela au nom de leur religion. Nous, des hérétiques ? Ce sont eux, les vrais barbares !"
"Peu importe !"
Empruntant un ton ferme et haussant sa voix jusqu'à un point qui ne lui était pas naturel, Tahrren sermonna Eiji, qui grommela légèrement, mais acquiesça tout de même. Après tout, il était un fier garde de Ninakami. Il savait écouter, reconnaitre ses erreurs et accepter à contre-cœur des ordres.
"Nous nous dirigeons vers Ophélia. Mais c'est un voyage long. Il va falloir compter deux semaines à cheval. Aujourd'hui, nous irons jusque Kyōniko. Nous nous y reposerons également demain. J'imagine que tu connais la ville, au moins de nom."
"Kyōniko ? C'est l'une des plus grandes villes situées à la frontière de notre territoire. La présence des croisés y est forte, mais la ville nous appartient toujours. "
Historiquement, la ville de Kyōniko était une importante plateforme commerciale entre les peuples ophélien et higashito. Mais depuis le début de la guerre les transactions y étaient difficiles. Heureusement, la ville retrouvait peu à peu sa prospérité d'antan grâce à la personnalité moins belliqueuse du pape actuel.
Les deux cavaliers filèrent sur le chemin de terre sinuant entre les hautes herbes. Neuf heures de trajet leur suffirent pour atteindre leur destination.
L'architecture de cette dernière était très similaire à la capitale, bien que plus classique dans sa conception : les terres des nobles étaient au centre de la ville, on y trouvait également les bâtiments administratifs.
Autour de ces derniers vivaient le peuple, dans des quartiers dont la salubrité laissait parfois à désirer. A l'extérieur de la ville on trouvait les marchés, les jeux et les services. C'est là généralement que les voyageurs passaient la nuit au cours de leur voyage.
Lorsqu'Eiji et Tahrren approchèrent de la ville, la nuit était déjà tombée. Les torches illuminaient le ciel nuageux et quelques vibrations trahissaient les mouvements d'une foule encore bien vivante.
Ils laissèrent leurs chevaux dans une écurie à la lisière de la ville. Bien que Kyōniko était une ville Higashito, l'influence occidentale se faisait clairement ressentir : les loisirs étaient abondants, notamment les tables de jeux et les tavernes.
"Suis-moi, Eiji. Nous devons trouver une auberge pour la nuit."
Les deux hommes pénétrèrent dans un bâtiment fortement animé. Sur le panneau frontal était écrit 'Taierma Rupux'.
"De l'Ophélien !"
Tahrren s'arrêta net à ces mots, se retourna et posa sa main sur l'épaule de ce dernier, lui murmurant à l'oreille.
"Les commerçants ici ont la vie bien plus dure que tu ne pourrais le croire. C'est peut-être votre territoire, mais c'est bien les ophéliens et leurs ressources qui font la loi. Ici, ne pas se mettre les ophéliens dans la poche, c'est tirer un trait sur une vie convenable. Alors maintenant tu la ferme et tu me suis."
Surpris par la réaction de son mentor, Eiji pâlit légèrement. Il se tut et suivit Tahrren, qui avait déjà pénétré dans l'enceinte de l'établissement. Rapidement, une hôtesse les approcha. Ses cheveux étaient blonds, chose rare dans la région et caractéristique typique des Ophéliens. Ses yeux céruléens présentant un épicanthus toutefois peu caractérisé reflétaient avec splendeur les flammes dansantes des torches environnantes. Vêtue d'une tunique en lin bleue et de bottes en cuir d'un marron très clair, presque crème, elle accueillit ses deux convives armée d'un large sourire et d'une ardoise entre ses mains.
"Bonjour, chers messieurs ! Puis-je vous aider ? Vous souhaitez manger, boire, ou bien passer la nuit dans l'une de nos chambres ? Nos lits sont parmi les plus confortables de la ville !"
Tahrren lui sourit avant de lui répondre.
"Bonjour, une chambre pour deux personnes s'il vous plaît, pour deux nuits, repas compris."
"Très bien ! Je vais vous montrer vos chambres. Vous pourrez ensuite venir manger quand vous le souhaitez ! La cuisine est ouverte pendant encore deux petites heures !"
La jeune femme se dirigea vers une cage d'escalier située à l'arrière de la boutique, en faisant signe à ses deux clients de les suivre.
Leur chambre se trouvait au second étage. Longeant les murs de bois sur une dizaine de mètres, ils arrivèrent devant une porte dont le numéro quarante-sept y était gravé.
"Voici la clé de votre porte. Ne la perdez pas, sinon elle vous sera facturée."
L'hôtesse inséra la clé dans la serrure et ouvrit la porte dans la chambre. Celle-ci comportait deux lits simples, plusieurs torches et une fenêtre qui donnait vue sur la rue principale. La chambre était surprenamment bien insonorisée, aucun son ou presque ne pouvait être entendu malgré le vacarme au rez-de-chaussée et dans la rue. On trouvait également dans cette chambre quelques mobiliers de base, comme un bureau, une garde-robe et des caisses pour entreposer les armes.
"Bien. Je vais vous laisser vous installer. Je vous attends au rez-de-chaussée. Demandez Ayano, vous réglerez la note en même temps que votre premier repas."
Elle quitta la chambre sans oublier de soigneusement fermer la porte derrière elle.
"Débarrasse-toi de ton armure et de tes armes, nous ne risquons rien ici. Nous irons ensuite manger un peu."
Les deux hommes déposèrent leurs effets chacun dans un coin respectif de la pièce. Eiji déposa son sabre, ses brassards, ses spallières ainsi que le reste de son armure, ne laissant paraître qu'un simple haut en tissu de lin blanc.
Tahrren, quant à lui, fit de même, bien qu'il transportât bien plus d'armes : en plus dé son épée, il se sépara également de deux lames courtes habituellement soigneusement gardée des regards sous sa tunique.