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Chapitre 3

Ce matin, Losvitch est levé de bonne heure. Il ne prend pas le temps d'aller à la cafète et déjeune dans la cuisine de son appartement.

Son ensemble short-T-shirt noir est aussi léger qu'une plume mais le tissu si résistant qu'il est presque impossible de le déchirer. Dans son sac, ses crampons reposent, inutilisées depuis plusieurs semaines. Leurs semelles bleues ressortent dans la transparence de la toile.

Le jeune homme regarde sa montre. 7h30. Il a rendez-vous à huit heures.

- « T'es prêts ? » Jay lui assène une tape dans le dos.

- « Allons-y. »

- « Je te suis capitaine. »

Il prend un air moqueur en lui tenant la porte et ils partent pour le stade.

- « Raphaël ? »

- « Là ! »

- « Cole ? »

- « Là ! »

- « Ein ? »

- « Présent ! »

- « Amon C. ? »

Un garçon lève la main en baillant. Losvitch passe un œil désespéré sur les jeunes hommes en face de lui. Tous les candidats sont plantés dans l'herbe ; raides comme des piquets, le nez rouge et les genoux pleins de terre. La plupart d'entre eux n'ont même pas eu de poussée de croissance. Ils sont encore fins et rabougris, certains même maigres. S'ils ne peuvent pas supporter un peu de froid et de vent, ils sont vraiment mal barrés pour leur année. Il y a un écart flagrant entre les géants de l'équipe originelle et ces automates frigorifiées.

Losvitch adresse un sourire à Tom. Après son séjour à l'hôpital, les responsables sportifs ont exigé de lui qu'il repasse le test.

- « Bien. » tousse un grand gaillard d'une trentaine d'année. « J'espère que vous êtes prêts ? »

Une clameur motivée s'élève.

- « Génial ! Parce qu'on en prendra que sept. »

Losvitch lui tend la feuille d'appel en réprimant un sourire. Coach Logan a toujours été clair : pas de bras cassés dans son équipe. Ils gagnent chaque tournoi depuis près de vingt ans et il n'est pas décidé à ce que cela change.Le coach siffle bruyamment pour démarrer les tours de terrains. Le wildball n'est pas une activité commune. Il réunit rugby, football et un tas d'autres sports. (Même en terme de points et de passes, tout est différent) Bien sûr, les règles de bases restent les mêmes : pas de violences, pas de dopages, pas de frappe interdites... Mais il est difficile de poser des limites à des joueurs en pleine action poussé par l'adrénaline du match et celle de la foule.

En tant que président du comité, meilleur joueur de sa génération et surtout en tant que capitaine d'équipe, la pression de la victoire repose sur les épaules du jeune homme, et bien qu'il soit très facile de satisfaire le public, il est aussi très simple de le décevoir.

Une balle rouge passe à quelques centimètres de la joue de Losvitch pour atterrir de l'autre côté de la piste. La frappe est impeccable : assez puissante pour siffler dans les airs mais assez retenue pour ne pas dépasser la ligne. C'est le type de balle qui ne vient pas d'un débutant.

- « Elle était belle celle-là !? » l'interroge Tom.

Parfaite même.

- « Pas mal. » répond Losvitch en notant sur son carnet.

L'été ne l'a pas vraiment ramolli. Il reste un excellent joueur.

La matinée se profile avec quelques exercices de courses et de musculations. Au fur et à mesure que le temps passe, le garçon distingue les différents talents chez les nouveaux. Ce Cole de première année a une frappe et une maitrise de passe excellente. Chuck est un peu mou mais il coure vite en ligne droite et maitrise bien sa force.

- « Une démo s'il te plait ? »

Les membres de l'équipe originelle se séparent en deux camps distincts. En ligne dans le camp A, Losvitch sent monter cette sensation : un mélange de peur, d'excitation et de rage qui l'anime chaque fois qu'il s'apprête à jouer. Coach Logan siffle. Jay part en vitesse et dépasse le démarquage le premier. Tarik l'envoie en arrière avec son poing.

- « Balle pour l'équipe B. »

Le match reprend avec plus d'intensité. Cette fois-ci, Losvitch place sa main au sol. Son signe avertit un de ses potes qui fait pression vers le porteur de ballon ; celui-ci dégringole et Nils, un gars du camp A, intercepte la balle au vol. La partie gagne en force et en mouvement. Les coups et les plaquages pleuvent de tous côtés.

- « J'ai ! » Losvitch réceptionne le tir, passe à Gail qui marque.

Des applaudissements s'élèvent de leurs observateurs ébahis. Le wildball ne ressemble à rien de ce qu'il connaisse. Le regarder sur écran et en vrai sont deux choses totalement différentes.

- « Eh oh, gamin ! »

Tout le monde se tourne vers Tim, allongé sur l'herbe ; coach Logan au-dessus de sa tête. Son frère arrive en titubant.

- « Il est juste un peu fatigué. » rassure Tarik avec compassion. « Il dort mal ces temps-ci. »

- « Appelez l'infirmerie. » ordonne Logan. « En attendant, continuez. »

On exile Tim sur le côté et les joueurs reprennent leurs entrainements. Les heures défilent vite et vers neuf heures trente le soleil pointe déjà. La journée est un peu nuageuse mais la température touche aux vingt degrés. C'est la fin du mois de septembre, donc la belle saison va se profiler encore quelques temps.

- « Quel est le souci ? »

- « Un élève a fait un malaise. Il n'a pas de choc crânien on a regardé en vif, mais mes talents de médecine ne sont pas top, alors mieux vaut que vous vérifiiez. » plaisante Coach Logan penché vers Tim, un peu sonné mais conscient.

Losvitch détourne son attention vers l'équipe des infirmiers composés d'un homme en ensemble large et aux gants bleu et d'une vieille mégère au chapeau blanc. Un filet de sang coule de la tête de Tim. Il le voit ruisseler sur la terre. Non, pas de la terre, du béton. Des pierres brisées entourent son corps endolori. Et son visage... Son visage est encadré de cheveux poissés par son entaille.

- « Qu'est-ce qu'il y a ? » il sursaute. « Tu fais une tête d'enterrement ! »

- « Il faut l'aider ! »

- « De qui ? » l'interroge Tom.

-« Tim ? »

Losvitch le toise avec un air perplexe.

- « Oui. » dit-il en pointant son doigt vers la scène macabre. « Il est presque mort ! »

Tom siffle longuement.

- « Tu t'es pris un coup sur la tête mon pauvre ! » fait-il en caressant son crâne. « Allez viens, arrête ton cirque ! »

Son ami lui frappe affectueusement l'épaule et rejoint le cortège des nouveaux. Un frisson parcourt l'échine de Losvicth. Était-t-il le seul à le voir ?

* * *

Les vestiaires des cheerleaders sentent un drôle de mélange de produits ménagers et d'eau de javel. Le sol est dur, froid, un peu comme à la piscine.Elle s'observe dans le miroir. Sa jupe-short est bordé d'indigo dans les plis, comme son haut moulant bleu clair et blanc et ses petites baskets accordées au reste. Elle n'a jamais eu le temps de sociabiliser à long terme au cours de sa vie et, en son for intérieur, elle espère secrètement être prise. Ça lui donnerait l'impression de faire partie de quelque chose, d'un groupe qu'elle a choisi et rien que d'y penser, elle en a des papillons dans le ventre.

Eillana répète la chorégraphie sans vraiment parvenir à se concentrer sur la danse. La dispute d'hier résonne toujours dans sa tête. Qu'avait bien put faire Aurelle pour qu'on la déteste autant ? Pourquoi Aline est la source de pleins de rancœur et surtout, qu'est-ce que Tess (cette fille qu'elle pense trop douce pour faire du mal à une mouche) peut bien pouvoir se reprocher ? Eillana commence à regretter de ne pas être venue dès l'année dernière.

Elle sort des vestiaires et atterrit dans une espèce de long tunnel sombre, faiblement éclairé par une entrée au bout du corridor. L'entrée du gymnase doit forcément se trouver derrière l'une des dizaines de portes alignées en face d'elle.

L'adolescente a envie de crier. Bien que Notari possède des terrains absolument magnifiques, se retrouver dans ce site est un vrai casse-tête. Preuve : le pôle sportif où elle se trouve se situe au milieu de la forêt du parc. Si même passer par la bonne porte devient un défi d'orientation, elle n'est pas sûre d'arriver à temps à son rendez-vous.

- « Je te rejoins après. A tout à l'heure ! »

La jeune fille met sa main gauche en casquette sur front. Il y a tellement peu de lumière que les rayons de soleils criards lui brulent les yeux. Un vent brusque la frappe de plein fouet lorsque quelqu'un ouvre la porte.

- « Salut. » une voix grave la hèle. « Que fais-tu ici ? »Losvitch arrive à son niveau ; ses lèvres fines s'étirent en un rictus amusé en apercevant son uniforme.

- « Je cherche le gymnase. » souffle-t-elle d'un ton plus exaspéré que voulu.

- « Toujours dans mes pattes... »

Il la toise de la tête au pied. Elle lisse nerveusement les pans de sa jupe, gênée. Qu'il la dévisage comme ça la met mal à l'aise.

- « Tu vas me regarder encore longtemps ou tu vas m'aider ? »

Le garçon lève ironiquement les yeux au ciel avant de balancer :

- « Tu es bien agressive pour quelqu'un que j'ai porté jusqu'à l'infirmerie, princesse. » il baisse le volume de sa voix en prononçant les mots suivants, « Souviens-toi que je connais ton secret Miss Croford. »

Eillana soupire. S'il pense qu'il connait tous ses secrets, il est bien optimisme. Malgré tout, elle ne peut s'empêcher de checker nerveusement le couloir vide. Les gens ici lui portent déjà assez d'attention comme ça. Pas besoin de rajouter que son père est une personnalité internationale.

- « Ne t'avise jamais de répéter ce que tu sais. »

- « Sinon quoi ? »

- « Je n'en sais rien. » elle lui sourit. Ses jolies dents blanches sont actuellement son unique argument. « Fais le pour moi, nous sommes camarades à présent. »

Losvitch fait vaguement mine de réfléchir. C'est vrai, il n'a pas d'intérêt à répéter à toute l'école le contenu de son arbre généalogique, mais pas plus à le garder pour lui.

- « Qu'est-ce que tu veux que j'en fasse ? » rétorque-t-il d'un air détaché. « Je veux seulement quelque chose en échange de mon silence. »

- « Quoi ? »

- « La paix. Reste loin de moi et évite de m'adresser la parole. Et, concernant mes escapades de nuit, souviens toi que je peux ruiner ta vie ici. Alors, à ta place, je garderai ma langue dans ma bouche. »

Eillana hausse un sourcil, sceptique. Ce type n'en a rien à faire de sa réputation ou d'être dénoncé. Elle le voit autant que lui voit que son interlocutrice n'est pas convaincue par ses menaces stupides et son infâme jeu d'acteur. (Et il doit bien admettre qu'il ne fait pas beaucoup d'effort pour l'effrayer).

- « Tu m'as l'air d'être un gars bien, Losvitch. Tâchons de se respecter puisqu'il nous reste encore huit ans à vivre ensemble. Ou plutôt à survivre ensemble. » lâche-t-elle en se détournant.

Ce visage parfaitement symétrique et ces yeux gris la perturbe.

- « Tu comptes aller où comme ça ? »

Eillana se rappelle qu'elle ne connait toujours pas le chemin du gymnase. Ce mec est son seul espoir d'arriver à destination en temps et en heure. Ses lèvres s'ourlent en une moue docile. Elle pivote lentement.

- « Tu peux m'aider s'il te plait ? » fait-elle en papillonnant des cils.

- « Suis-moi. » soupire le jeune homme, déduisant ce qu'elle recherche. « Et ne traine pas ; je dois encore retourner dans ma chambre après. »

Elle le suit à pas précipités. Losvitch la dépasse de deux têtes. Chacun de ses pas demandent un effort supérieur à sa compagne. Ses cheveux sont clairs, humides et ébouriffés. Il ressort du sport, à en juger par son allure transpirante.

- « C'est ici. » il la mène devant une porte arborant le chiffre quatre. « La prochaine fois tu garderas ton plan. »

Elle rougit, ce dont il s'amuse. Le jeune homme a seulement dit ça pour l'agacer. Lui-même se rappelle très bien comment il avait galéré pour se repérer les premières fois. Les cartes que prête Mme Estrasir sont si mal foutues que les étudiants n'ayant jamais mis un pied à Notari s'égarent toujours.

- « Je retiendrais. » répond-elle en faisant mine de tourner la poignée.

Il l'arrête.

- « Merci, non ? »

Elle soupire.

- « Merci Losvitch. » raille-t-elle d'un ton niais.

Son regard monte vers celui du garçon. Quelque chose l'empêche de se détourner de ses iris. Losvitch continue de la regarder de haut, comme s'il pouvait lire en elle comme dans un livre ouvert. Ses mèches explosives encadrent ses oreilles fines, ses joues lisses. Il a une expression intangible et absolument indéchiffrable qui ne laisse rien traverser ; une sorte de muraille autour de ses pensées. Si Eillana avait été concentrée sur autre chose que son pouls bâtant, elle aurait discerné dans l'éclat de son regard sombre la fascination qu'il abrite sous ses paupières.

- « Hm, hm... » ils s'éloignent instinctivement l'un de l'autre. « Je dérange ? »

La question de Tom est une affirmation. Bien sûr que je dérange se corrige-t-il intérieurement en faisant défiler ses yeux entre les deux adolescents.

- « Pas du tout. » Eillana sent sa soudaine montée d'adrénaline s'affaisser.

- « Merci encore. »

Elle serre les poings et disparait dans le gymnase.

* * *

- « Tu m'expliques ? » fait Tom en enfilant le polo de l'uniforme.

- « Non. »

Losvitch se crispe en mettant à son tour un T-shirt propre. Depuis l'irruption de son ami, il ressent une inexplicable frustration. Sa colère s'accentue lorsqu'il shoote dans un pantalon. Sale ou propre ? Il n'en a aucune idée. La chambre de Tom est grande mais il est si bordélique qu'on ne peut pas y mettre un pied devant l'autre.

L'avantage premier de Notari ce sont les règles de vie hors des cours. Soit presque inexistantes. Il est interdit de s'éclipser hors du campus en semaine mais le weekend, chacun est libre de ses choix. Les chambres et le parking sont accessibles tous les jours vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Une bonne alternative aux douches odorantes du vestiaires des hommes (où personne ne va jamais).

- « Sympa la nouvelle ? »

Losvitch soupire. Agaçante, est le seul mot qui lui vient à l'esprit. Cette fille a beau lui taper sur les nerfs, quelque chose en lui ne peut pas s'empêcher de garder un œil sur elle.

- « Non, je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi autoritaire et intéressé. »Il se remémore son ton sec, ses gestes lents, ses cheveux fins... Ainsi que son changement de voix lorsqu'elle avait réalisé qu'elle avait besoin de lui. Il en a la nausée rien que d'y repenser. Heureusement qu'elle est amusante, perdue comme elle l'est, son air innocent plaqué sur sa jolie bouille.

- « T'avais pas l'air de rechigner sa compagnie en tout cas. » relance Tom avec un rictus énigmatique.

- « Jolie aussi ? »

Très jolie même.

- « Passable. » se contente-t-il de répondre avec un geste désinvolte.

Losvitch revoit encore son visage expressif le sonder comme s'il était un chien en cage. Il y a quelque chose de doux qui se dégage de ses traits délicats. Ses yeux sont étranges, changeants ; la couleur vire entre plusieurs bleus mais jamais le même. Une pointe de malice et de tristesse brille dans ses prunelles profondes. Jolie, elle l'est. Il est bien placé pour le savoir puisqu'il l'avait détaillé de la pointe des pieds à la courbe de ses longs cils noirs.

Losvicth sursaute aux vibrations de sa montre. Il fixe le mur comme un idiot depuis cinq minutes.

- « Allez Magnes-toi ! » le siffle Tom depuis le couloir.

Quand est-il sorti ? Le jeune homme chasse ses pensées et lui emboite le pas.

- « Salut ! »

- « Hey, comment tu vas ? »

- « C'était bien tes vacances ? »

Losvicth checke les membres de sa bande tour à tour. Après la remise de sa feuille d'observation à Coach Logan, lui et ses amis se dirigent vers le gymnase pour assister à l'un des moments les plus divertissants de l'année : la sélections des cheerleaders. Un événement très attendu que les gars ne veulent pas manquer (et une belle excuse pour regarder les filles.)

- « Alors... » Carl navigue sur le vlog de Vick à la recherche de la page cheerteam. « Cette année, voici nos candidates. »

Les gars de la bande se pressent autour de lui pour regarder les portraits numériques.

- « Montane, troisième année. » il sourit à la vue d'une ado bronzée. « Pas trop mal. »

Losvitch lance involontairement un soupir. Carl James est la personne qu'il aime le moins dans son équipe. Carl James est un individu grossier et macho de quatrième année qui compense son manque d'intelligence par ses capacités en sport. Un imbécile de pure espèce.

- « Wow ! Matez-moi celle-ci ! » Le groupe se resserre un peu plus. « Eillana. »

Losvitch dresse une oreille. Il écarte Tim d'un coup d'épaule. Il sait pertinemment qu'elle participe mais il veut quand même voir sa photo.

- « C'est la petite nouvelle de la cafète non ? »

- « Oui, c'est celle qui a fichu une gifle à la copine de Jay. » complète Soman en se mordant la lèvre. « C'est vrai qu'elle est plutôt canon. »

Tom lui adresse un clin d'œil lourd de sens qui n'échappe pas à Carl.

- « Quoi ? » fait-il en glissant ses yeux de Tom à son ami. « Oh... »

- « Non... » le coupe Losvicth, un avertissement dans la voix.

Il sait exactement quelle va être la déduction débile que Carl est sur le point de sortir.

- « Tu es déjà sur le coup, c'est ça ? »

Toutes les têtes se tournent vers le jeune homme. Losvicth avec une fille ? Tout bonnement impossible. Depuis le jour de sa naissance, on ne cesse de lui vanter son visage attirant. Il ne s'en est jamais préoccupé jusqu'en milieu de primaire, l'âge où les histoires commencent. Losvicth avait subi des tas de soirées à célébrer l'anniversaire de gamines collantes (qu'il ne connaissait pas la plupart du temps) ; et arrivé au collège, il avait été contraint au travail en groupe avec le même genre de fille sauf que celle-là avait des téléphones pour le harceler par message.

Son père et sa mère sont ravis d'avoir un fils présentable devant les médias pour compléter leur mascarade de famille parfaite. Et le simple fait de faire plaisir à ses parents l'horripile.

Les seuls problèmes que lui trouve la gente féminine sont les suivants : il ne se met avec personne, ne flirte que par intérêts une fois de temps en temps et refuse radicalement tout compagnie ayant des attentions plus qu'amicales pour lui. Aujourd'hui, à presque dix-huit ans, il continue d'avancer dans sa vie amoureuse déserte, une quarantaine de cœurs brisés derrière lui.

- « Je ne suis pas sur le coup. » réplique-t-il agressivement. « On s'est croisé une fois dans le pôle et je lui ai montré le chemin du gymnase. »

- « Ils ont aussi passé une soirée smoothie sympa tous les deux dans la cuisine commune... » rajoute Tom en toussotant.

Des exclamations enthousiastes fusent et Losvitch sait que c'est mort pour le reste de l'année. Jay lui masse les épaules.

- « Tu nous caches des choses Linounet ? » ricane-t-il.

Tout le monde se mit à rire. Linounet. Losvitch déteste ce surnom. Quelques années auparavant, des potes sont venus dormir chez lui et sa cousine l'a appelé comme ça devant ses amis. C'est resté depuis.

- « Je l'ai vu deux fois et on s'est à peine parler. Prenez-là j'en ai rien à faire. »C'est à moitié vrai.- « Oh ne t'énerve pas Linounet, on a compris c'était pour rire ! » le taquine Carl. « Bon, allez reprenons. La prochaine, messieurs : Julie... »

L'adolescent est à deux doigts de rendre ovale sa figure carrée. Que Jay se moque de lui, c'est une chose, mais Carl est simplement toléré et les libertés qu'il s'autorise lui tapent sur les nerfs. Mais Losvitch est trop heureux d'avoir clos le sujet pour ça.

* * *

- « Suivante ! »

Une fille s'en va en pleurant. Après une longue heure d'échauffement et de révisions, les auditions commencent enfin. La concurrence n'est pas énorme puisque la moitié des candidates sont incapables de faire la roue. Une foule d'yeux observateurs se serrent dans les gradins. Il y a des élèves de l'équipe de wildball, des étudiants de tous cursus, les nageurs du club natation... Chacun prête attention au moindre mouvement de leur jupette plissée.

Certaines candidates laisse leur nervosité les dominer et deviennent si timides qu'elles ne peuvent même plus bouger devant les examinateurs.

Eillana ne peut les en blâmer. Ses yeux se posent sur la juge assise parmi les autres membres du comité de la cheerteam. Ses cheveux très bouclés sont lâchés en choucroute autour de son nez ingrat et poudré de fard. Le khôl souligne son regard hautain ; la lumière arrogante qui y luit dit tout de sa personne.

Puisqu'Owen est à Notari, Eillana aurait dû se douter que Carissa s'y trouverait aussi. Cette fille est la cause de tous ses malheurs et ses traumatismes d'enfance. Owen Owel's n'est qu'une victime dans l'histoire. Excepté le stress et l'embarras, il ne lui inspire pas grand-chose. Mais Carissa. Carissa, elle la hait du plus profond de son être.

- « Suivante ! »

Eillana contourne les barrières et présente ses papiers sur la table.

- « Tes cheveux resteront lâchés ? Parce que ça m'embêterait que tu tombes parce que tu ne vois rien. Ils sont si... blancs. » lui souffle Carissa avec insolence.

Elle l'a reconnue. Ce commentaire parait inoffensif pour les autres mais il cache en réalité quelque chose de plus mesquin.

- « C'est drôle, moi aussi je me demandais comment toi tu voyais avec ton chou-fleur sur la tête. » réplique l'adolescente en faisant valser une de ses boucles.

Le sourire narquois de Carissa fond comme neige au soleil.

- « Prépare-toi. »

Elle claque des doigts vers sa voisine. Eillana fait volte-face pour se placer avec les autres danseuses qui l'accompagnent. Une moue détendue sur le visage, elle fait comme si les jurés n'existaient pas et salue la foule. Ce seront les spectateurs qui décideront de l'issu de l'audition. Une dizaine de membres de la cheerteam autour d'elle, Eillana attend que les premières notes démarrent. Elle se prépare à entamer la chorégraphie lorsqu'elle réalise le vrai problème : il n'y a aucune parole.

Sale garce...

- « C'est quoi ça ? » s'étrangle l'adolescente en avançant vers la table.

- « Ça, c'est ce qui arrive quand on manque de respect au juré. » lui lance Carissa sans croiser son regard. « Maintenant, débrouille-toi. »

Eillana soupire, furibonde. La chorégraphie est simple et ne demande pas d'efforts surhumains. C'est la raison pour laquelle elle a personnalisé chaque mouvement, pour la rendre encore meilleure et à son gout. Mais tous les pas se basent sur les paroles.

La musique est de style pop, plutôt énergique ; un tube datant de plusieurs années qui compte huit-cent millions de vue et que tout le monde connait. Il ne lui reste de toute façon pas d'autre choix, si ce n'est renoncer et donner raison à Carissa (une option non considérable).

- « Donnez-moi un micro. »

L'organisateur somnolant sur sa chaise cligne des yeux plusieurs fois avant de comprendre.

- « Allez ! » le presse-t-elle.

Il disparait et revient deux minutes plus tard, un serre-tête micro noir entre les mains. Avec cet accessoire, elle pique la curiosité des juges.

- « Tu peux commencer. »

La musique redémarre. Eillana se met à chanter. Elle avait toujours eu une belle voix depuis l'enfance. Sa mère lui apprenait des comptines qu'elle se surprend à fredonner de temps à autres. Bien que ce soit totalement ridicule de le faire à des sélections, il n'y a aucun autre moyen de gagner des points.

Les paroles s'allient avec la mélodie. Les notes sortent justes de sa bouche, en harmonie avec les applaudissements de la foule. Ses pompons brillants remuent, coordonnés avec le rythme qui porte ses pas. A la fin, elle effectue un flip arrière pour finir en beauté. Les spectateurs applaudissent bruyamment.

- « Le jury attribue une note de... »

Vick dresse son carton en faisant éclater une bulle de chewing-gum rose imitée par une jolie fille à la coupe afro et du reste des examinateurs. Les notes sont semblables : entre 8,5 et 10. A l'exception de Carissa qui lui montre un faible cinq. Mais sa tête médusée vaut bien tous les dix du monde.

Eillana n'en a rien à faire. Elle préfère savourer les applaudissements que lui lance la foule déchainée.

Des sifflements partent du côté de l'équipe de wildball. Eillana les passe en revue. Elle discerne Jay et Tom sur la première rangée tandis que les autres membres sont regroupés sur la deuxième. L'adolescente croise le regard de Losvitch, qui, au contraire de ses amis, ne fait pas un énorme boucan mais se contente d'applaudir du bout des doigts en la regardant ; ses iris grises se noyant de cet insupportable air moqueur.

Eillana part se réfugier côté vestiaire. Sa poitrine se soulève pour prendre une grande bouffée d'air frais. Malgré elle, sa respiration se fait saccadée.