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Le Forgeron Nain

Repus par un copieux repas dans une taverne de passage, Lissandra et Fenris reprirent leur escapade. Le louveteau ne quittait plus les bras de la jeune fille. Au fond, cela l'arrangeait, car il n'avait pas à marcher et s'adonnait sans complexe à son oisiveté habituelle.

— Ahhh… C'était délicieux ! s'exclama-t-elle jovialement.

— Pour la bouffe, j'ai toujours de bonnes adresses ! ajouta-t-il en se léchant les babines.

Son museau était enduit de sauce à la viande. Elle ne le remarqua qu'à cet instant et sortit un mouchoir de sa sacoche pour l'en défaire.

— Ah… Vous pourriez manger plus proprement, Sire Fenris !

— Pourquoi me donnerais-je cette peine si des humains comme toi peuvent m'essuyer le bec sans que je leur demande !

Non habituée à l'insolence débordante de la bête, Lissandra s'offusqua d'une moue puérile devant ces propos qui auraient pu paraître humiliants. Cependant, ce rôle ne la dérangeait pas. Au contraire, fréquenter un esprit était un privilège qui ne se représenterait certainement pas de sitôt pour elle.

— Ne fais pas cette tête d'idiote, je ne suis pas là pour te ménager au cas où tu ne l'aurais pas encore saisi… soupira Fenris. Et à ce propos, je pense qu'il est temps que nous allions voir Cid !

— "Cid"… Il me semble que Sin l'a mentionné tout à l'heure. Qui est cette personne ?

— Le nain dont je t'ai parlé, sa boutique est là-bas ! déclara-t-il en levant sa patte vers une ruelle précise.

— Oh... Vous n'avez pas oublié ! remarqua-t-elle d'un air ravi.

— Rassure-toi. Même si je suis fourbe, je tiens toujours mes promesses.

Sans perdre plus de temps, les deux compagnons se dirigèrent vers une impasse débouchant sur une forge. La boutique, quant à elle, se situait juste à côté. Son enseigne discrète, symbolisant des marteaux croisés, était représentative de ce que s'y vendait. Cependant, au vu de son emplacement, il aurait été difficile de trouver l'établissement sans indication précise. 

Malgré les bons conseils de la bête, Lissandra douta un instant quant à sa qualité. En ayant observé les nombreux magasins que les rues principales offraient, celui-ci était loin de les égaler esthétiquement. Elle nota aussi qu'à l'inverse des autres, il ne disposait pas de cloche permettant d'alerter l'arrivée d'un éventuel client. Seul le grincement de la porte suffisait à prévenir le propriétaire des lieux.

Alors que le son difforme du vieux bois résonnait dans toute la boutique, des bruits de pas lourds se firent entendre jusqu'à l'arrière du comptoir. Soudain, un nain fit son apparition par-dessus. 

Il dévoilait un visage masqué par une imposante barbe blanche - tressée en une seule natte. Tout comme les elfes, deviner son âge s'avérait difficile. Cependant, ses traits fins lui donnaient un certain charme, ce qui était peu commun chez ses congénères.

— Oh ! Ce serait pas ce bon vieux corniaud d'loup par hasard ?! Comment va mon Fenris ?! s'exclama-t-il d'un ton familier.

— On fait aller, Cid ! Et toi, beau mâle ?! répondit la bête avec un ton similaire. 

— Ha ha ! Par ma barbe toujours aussi charmeur ! Ma foi, les affaires marchent pas trop mal. On a connu pire ! 

Pendant cet échange banal, Cid alluma une pipe en bois de sublime facture. Tandis que le bout de celle-ci rougeoyait, une agréable odeur de plantes brûlées s'en dégageait.

— Alors qu'est-ce qui t'amène par là ? Mis à part ton abruti d'humain casqué, je t'ai pas vu depuis un bail !

— Tu fais bien d'en parler ! Il devrait passer en fin d'après-midi pour quelques... emplettes.

— QUOI ?!

Le nain, doux et avenant jusqu'ici, frappa le comptoir avec son marteau comme une brute, faisant sursauter de peur Lissandra sous l'effet de surprise.

— S'cuse moi, gamine ! s'exclama-t-il en lui faisant un signe amical. M'dis pas que cet âne bâté a encore foutu en l'air l'une de mes zweihanders ?!

— Z-Zwahendarquoi ? bégaya la jeune fille.

— Une zweihander ! ajouta Fenris. C'est une grande épée à deux mains si tu préfères. Et pour te répondre, Cid… Oui, elle gît au fin fond du Temple du Solarium dans un piteux état !

Contrarié, Cid vociféra des mots dans sa langue natale que personne dans les alentours n'aurait pu comprendre sauf un nain lui-même.

— Tu blâmeras cet idiot lorsqu'il te rendra visite ! Là, je suis venu pour cette petite humaine. Est-ce que tu nous ferais un prix sur une amulette et une cotte de mailles ?

— Pour toi ? Toujours l'ami ! T'as déjà le cristal ?

— Montre-lui, fillette !

Muette jusqu'ici, Lissandra acquiesça et fouilla dans sa sacoche. Après une courte recherche, elle lui tendit l'objet convoité. Tout d'abord interpellé par l'apparence sanguine de la pierre, le nain sortit un monocle loupe pour vérifier sa composition.

— Quelle est cette histoire de tenue de mailles ? murmura-t-elle.

— La maille te protégera des projectiles, c'est obligatoire si tu veux survivre plus d'un mois.

— Ah… D-D'accord ! Ce… Ce ne sera pas trop lourd pour moi ?

— Un peu au début, mais justement... Cela te musclera ! Cid est talentueux, elle sera sûrement plus légère que n'importe où ailleurs, crois-moi.

Le louveteau montrait une grande confiance quant au professionnalisme du nain et ce n'était pas sans raison. La question anecdotique qui s'ensuivit révéla qu'il ne se trouvait pas n'importe où :

— Héphaïstos est dans le coin ?

Hé… Héphaïstos ?!! Non… Ce doit être une coïncidence… pensa Lissandra.

— Oui ! Il est parti chercher quelques bricoles au bazar. Il reviendra en début de soirée.

— Dire que ce boiteux a enfin fini par quitter sa jungle elfe de sauvage pour rejoindre la civilisation !

Les deux vieux amis rigolèrent de vive voix.

— Ha ha ! J'suis d'accord, mais n'dis pas ça d'vant lui ! Il pourrait t'écharper vivant.

Pendant leur conversation animée, Lissandra tenta de prendre la parole. Le doute qui l'habitait lui était insoutenable.

— Heu… Quand vous parlez de… d'Héphaïstos, vous parlez de...

Le nain regarda Fenris, comme pour avoir son aval.

— Elle est au courant, affirma le louveteau sans qu'il n'ait à poser la question.

— Oh ! Par ma barbe ! C'est une nouvelle recrue ?!

L'élémentaliste ne saisissait pas grand-chose de leurs messes basses

— Oui et non. Je t'expliquerai ça plus tard à la taverne, espèce d'ivrogne !

— Ah d'accord ! C'est ça gamine, on parle bien du Dieu de la Forge et du Feu, Héphaïstos ! En même temps, quel autre idiot porterait un nom aussi bizarre, HA HA HA !

— Arrête ! s'exclama Fenris avec un début de fou rire. Il va encore avoir les oreilles qui sifflent, je n'ai pas vécu des millénaires pour qu'il me tue d'un coup de marteau !

Lissandra lâcha la bête tel un vulgaire paquet sur le sol et frappa des deux poings sur le comptoir. Ses yeux pétillaient comme lors de sa rencontre avec Fenris.

— Q-Quoi ?! Lui… Lui aussi est un dieu ?! Et c-c-c-comment le connaissez-vous ?! demanda-t-elle en bégayant.

— Woah ! Du calme gamine ! J'savais pas que cet idiot avait des groupies !

Le dieu jouit d'une réputation notable dans ce monde. Il est connu pour ses talents inégalés de forgeron et la qualité légendaire des armes et armures qu'il fabrique. À ce jour, personne ne sait, pas même les divinités d'Asgard, le rôle qu'il a pu jouer depuis son arrivée en Midgaïa. Il vagabonda pendant de nombreuses décennies jusqu'à trouver un pied-à-terre dans le royaume d'Izalia.

— Je l'ai rencontré à la forge naine dans laquelle j'bossais. Il avait eu un coup de cœur pour la plupart de mes créations. AH, bon sang ! J'étais si jeune et fort à cette époque ! raconta Cid avec nostalgie.

Lissandra retrouva ses esprits. Elle avait beaucoup d'admiration pour lui, car ce dernier fabriqua bon nombre d'armes magiques célèbres. Il faisait ainsi beaucoup parler de lui dans les kabbales et plus précisément dans les livres qu'elle étudiait.

— Vous… Vous avez travaillé ensemble à cette époque-là ?! demanda-t-elle sans perdre une seule miette de son récit.

— On peut dire ça, gamine. Il m'a pris comme apprenti forgeron il y a une centaine d'années.

Même si Lissandra connaissait la longévité des différentes espèces, elle se laissait toujours surprendre en entendant ce genre d'énumération.

— J'me suis séparé de cette tête d'enclume lorsqu'il a décidé de rester dans la jungle elfe. On avait beau avoir fait une p'tite commande de rien, il s'était d'jà entiché de l'une de ses foutues longues-oreilles. Pfff… Fierté de nain oblige, il était hors de question que je vive là-bas !

La haine que se vouent les nains et les elfes est réciproque. Tandis que les elfes sont minces, élancés et fragiles, les nains eux sont le total opposé en étant trapu, petit et résistant. Il est aisé de penser que seules la Trinité et la diplomatie élyséenne entretiennent la stabilité des relations entre ces deux espèces.

Un couinement se fit entendre au pied du comptoir. La jeune fille finit par remarquer qu'elle avait lâchement abandonné son compagnon poilu et s'empressa de le récupérer :

— Ah ! Excusez-moi, Sire Fenris !

Ce dernier soupira face à tant de cruauté, mais la pardonna bien assez vite en reprenant le sujet de la conversation :

— Je n'ai jamais compris pourquoi vous vous détestiez à ce point avec les longues oreilles...

Le nain tripota sa barbe et réfléchit un instant pendant qu'il fumait sa pipe.

— Tu veux rire ? J'sais pas non plus ! Ha ha ha. Ça doit être dans nos gènes, va savoir ! 

Fenris et Lissandra sourirent avec un air gêné devant une telle insouciance.

— Bref, cette bonne poire d'Héphaïstos est r'venue ici il y a quelques semaines. Depuis, les affaires marchent beaucoup mieux ! affirma Cid avec optimisme.

Se rendant compte que ses histoires lui volèrent toute son attention, le nain reprit l'auscultation de la pierre écarlate, l'air de rien. Cependant, cela n'échappa pas à l'oeil vif de Fenris qui l'interpella aussitôt d'un ton pressant :

— Bon alors ! Qu'est-ce que tu en dis ?!

— Hé ! Rien ne presse, l'ami ! Hmmm… Il vient pas d'une extraction déjà. Hmm… J'dirais que c'est un cristal de synthèse, mais j'suis pas sûr ! Jusqu'ici, personne n'a réussi à en fabriquer de fonctionnels.

Il retira son monocle loupe et le regarda de nouveau à l'œil nu.

— Niveau qualité, c'est le top ! Néanmoins, j'dois t'avouer que j'sais pas comment j'pourrais le polir sans l'abîmer. Où est-ce que tu as trouvé ça, gamine ?

— C'est le cristal d'un ogre, répondit Fenris à la place de Lissandra.

— Ah ! V'la qui m'étonne pas alors, soupira Cid. T'veux vraiment faire porter cette saloperie à la petite humaine ?! 

— Pourquoi pas ?!

— Parce que ces fanatiques utilisent une magie douteuse pour fabriquer c'genre de pierres. Si tu veux mon avis, j'trouve pas ça très sain.

Le regard de la divinité resta impassible devant les avertissements du nain. Finalement, ce dernier soupira de nouveau avec un air résigné.

— Bah ! Après faut bien commencer quelque part. J'peux toujours tenter quelques trucs, mais tu l'auras pas aujourd'hui !

— Hmm… Dans moins d'une semaine, ce serait possible ?

— Bien sûr. Pourquoi c'délai si court par contre ?

— Sin est blessé. Je pense que c'est la durée nécessaire avant de repartir.

— Et toi, gamine ? demanda le nain.

— Oh… P-Prenez le temps qu'il vous faudra, ce n'est pas urgent !

Cid lâcha sa barbe et acquiesça. Il posa le cristal dans une boîte derrière lui avant de passer à la seconde commande :

— Bon ! Pour la tenue de maille, qu'est-ce que j'te donne ? Fer ? Acier ? Argent ? Pas de mithril, je suppose ? Hé hé.

— Hmm… Quel prix fais-tu pour l'acier et l'argent ?

Le nain cracha une grosse bouffée de fumée tout en réfléchissant.

— Vu que la gamine est pas bien épaisse et en t'faisant un prix... J'dirais dix magnus d'argent pour celle en acier et un magnus d'or pour celle en argent.

— Un magnus d'or ?! Tu appelles ça faire un prix ?! répondit Fenris scandalisé.

— Oh là ! Du calme, l'ami. Laisse-moi finir !

Les aventuriers doivent souvent choisir entre les armures en acier et celles en argent. Elles sont parmi les plus abordables financièrement, surtout pour les débutants. La différence se trouve principalement dans leurs résistances et leurs propriétés. L'acier est efficace pour se protéger contre les coups et projectiles physiques, mais non contre la magie. À l'inverse, l'argent lui est efficace pour se protéger contre les sortilèges, mais fragile contre les autres attaques.

— C'est une tenue expérimentale. Je l'ai renforcée avec des composants pour qu'elle protège des sorts tout en gardant la solidité de l'acier ! affirma-t-il avec fierté. Et en plus c'est très léger !

— Oh ! Dit comme ça... En effet, ça pourrait être intéressant ! Hmm… D'accord, on va te prendre ça. Et pour l'amulette ? 

Le nain hésita face à ce devis improvisé :

— Hmmm… Vu qu'il faut une simple chaîne pour le collier et que j'obtiendrais sûrement pas d'résultats avec ton cristal… J'pense que ce sera offert par la maison ! Si j'y arrive pas, j'lui donnerai une autre babiole. Elle s'ra certainement meilleure que celle qu'elle a déjà autour du cou !

Lissandra fut surprise que le nain ait pu, avec un rapide coup d'œil, estimer la qualité de son équipement sans l'avoir en main.

— Ça te va, fillette ? demanda le louveteau en la dévisageant.

— Heu… Hé bien je n'y connais rien... donc je vous fais confiance, Sire Fenris ! 

— Ça marche ! ajouta Cid en descendant du tabouret.

Il fit le tour et se rapprocha d'elle. Sans crier gare, cette dernière se mit à rougir et serra le chiot contre elle.

— N'ait pas peur, gamine ! J'vais juste prendre tes mensurations pour ajuster la tenue.

— Aaaaah ! Pose-moi, fillette ! aboya Fenris, malmené par une étreinte plus brutale qu'il n'y paraissait.

Une fois par terre, il tenta de la réconforter à sa façon :

— Il est petit et sens très fort. Mais rassure-toi, les nains ne sont pas des pervers !

Cid le regarda avec des yeux noirs, faisant rire Lissandra à son tour.

— D-D'accord… Excusez-moi ! Ce… Ce n'est pas contre vous, mais je ne suis pas vraiment habitué à ce genre de chose...

— Ha ha ! Y a pas de mal ! répondit-il avec un grand sourire.

Il prit ses mensurations, les nota sur un calepin avant de retourner derrière son comptoir.

Lissandra lui tendit la pièce dorée comme convenu. En temps normal, cela faisait une dépense colossale pour une simple aventurière novice. Cependant, il lui restait encore beaucoup avec la récompense extravagante qu'elle obtint plus tôt dans la journée.

— Pas la peine ! T'me paieras quand le travail sera fini ! exigea-t-il en refusant le précieux magnus doré.

— D-D'accord. Merci à vous, Sire Cid ! répondit-elle avec une révérence.

— Hé ! Pas d'ça avec moi, gamine. "Cid" suffira ! rétorqua-t-il avec un air décontracté.

Lissandra acquiesça en souriant à son tour et récupéra le louveteau dans ses bras.

— Nous passerons de nouveau dans la semaine ! déclara Fenris avant de sortir avec elle.

Une fois dehors, celle-ci souffla bruyamment.

— On finit enfin par fatiguer ?

— Oui… Cette journée est interminable ! confirma-t-elle en riant. Que faisons-nous à présent ?

— Hmm… Tu as pris une chambre dans une auberge ?

— Je... Je n'ai rien prévu de tout cela...

— Ahh ! Pour une érudite dans ton genre, tu es bien insouciante. Allez ! Je t'invite à te reposer au manoir de Sin cette nuit !

Lissandra rougit et hésita à accepter sa proposition :

— Vous… Êtes-vous sûr que ça ne va pas le déranger ?

— Je t'assure que non ! Il a beau être têtu… il ne laisserait pas une jeune fille dehors sans nulle part où dormir.

Alors que le soleil commençait à se coucher. Elle finit par céder et le suivit jusqu'à la demeure du chevalier noir.

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