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Chapitre 2 - Colère

'Elle.'

Il n'eut pas besoin de préciser de qu'il il parlait, car elle le savait mieux que quiconque. Il formulait la même demande chaque fois qu'elle le croisait, aussi avait-elle pris l'habitude de préparer une réponse générique, qu'elle répétait sans cesse.

« Non maître. Mademoiselle est toujours souffrante. »

Lust garda la main dans les airs, comme figé et Aina admira dans ce court laps de temps, sa chevelure brune aux reflets roux qui ondulait le long de sa nuque et retombait en mèches sur son masque.

Il était étonnamment bel homme.

Ses iris froide tremblèrent légèrement, avant que ses mains fassent voler le plateau encore plein de nourriture sur le sol. Le métal cogna contre le parquet dans un bruit qui pourrait réveiller les morts et le reste d'omelette encore fumant s'écrasa pitoyablement sur le tapis, le teintant d'une petite tâche sombre.

Les épaules d'Aina trésaillèrent légèrement face à sa colère, relâchant par la même occasion un souffle qu'elle n'avait pas réalisé retenir.

« Cette foutue harpie... » marmonna-t-il, les poings serrés sur ses couverts et les yeux tremblants d'une colère noire. « Toujours à se mettre sur mon putain de chemin ! »

Aina camoufla sa peur du mieux qu'elle pouvait, continuant à l'écouter proférer des insultes à l'encontre de qui pouvait entendre. Elle savait qu'au moindre signe de faiblesse, Maître Lust saisirait l'occasion de passer sa mauvaise humeur sur elle. Elle devait donc demeurer parfaitement impassible et ne surtout pas montrer la peur qu'elle éprouvait à son égard, sinon elle vivrait l'enfer sur terre.

« La prochaine fois que je la vois, je la tue. »

Il agrémenta sa remarque d'un nouveau jet de vaisselle sur le sol et c'est cette fois-ci son verre qui s'écrasa violemment contre le mur, répandent son contenu sur la tapisserie. Malgré le vacarme, personne ne venait et cela ne l'étonnait point. Le bruit assourdissant de la colère du jeune homme aurait dû – en temps normal – alerter toute la maisonnée et ramener tous ses occupants, mais cela était chose commune ici.

Personne ne viendrait ici, parce que les accès de colère de Lust n'était qu'une routine de plus dans cet endroit et que tous savaient qu'il valait mieux ignorer le jeune homme jusqu'à ce qu'il se calme. Peu importait que la jeune domestique subisse sa rage dans le processus.

Elle était après tout payée pour cela et aucun autre de ses collègues n'aurait risqué de devenir la victime de cet homme pour elle. Elle était seule ici et elle le savait parfaitement.

Elle devait juste attendre qu'il finisse de proférer ses menaces et tout irait bien. Ces dernières étaient vides de sens, considérant qu'il ne pourrait jamais les mettre à exécution, mais cela ne l'empêchait pas de les réitérer à chaque occasion. Jamais il ne pourrait faire de mal à un autre membre des Signavit car, bien que ces derniers aient des relations compliquées, le patriarche ne lui permettrait jamais de tuer un autre membres de la famille et surtout pas la femme à laquelle pensait Lust.

'Il le sait sûrement, mais il a besoin d'évacuer sa colère.'

Il posa les yeux sur elle après un petit moment et eut enfin l'air de ses souvenir de sa présence, avant que ses sourcils se froncent.

« Et toi... » souffla-t-il, l'air mauvais. « Toujours à me répondre les mêmes mensonges ! » hurla-t-il en jetant sa fourchette pointue dans sa direction.

Elle évita ses projectiles de justesse et s'agenouilla pour commencer à ramasser les débris, sous les injures et les cris de son maître qui semblait ne jamais se fatiguer. Il était comme un incendie que l'on ne pouvait arrêter.

« Je n'ai jamais vu servante plus inutile que toi ! »

Ses mots étaient durs et indifférents. Même si elle y était habituée, tout cela était désagréable à entendre.

« Je suis désolée, maître. » tenta-t-elle de l'apaiser pitoyablement.

« Tu crois vraiment que j'ai quelque chose à faire de tes excuses ? »

A quatre pattes sur le sol, elle ouvrit la bouche pour répondre, mais il la fit taire de la main, gesticulant de colère.

« Dehors. » ordonna-t-il froidement, passant la main dans ses cheveux chocolat en soupirant d'exaspération.

« Le verre, vous - » insista-t-elle avant qu'il frappe du poing sur le mur, décrochant l'un de ses tableaux au passage, qui tomba lourdement sur le sol.

« Tu ne m'as pas entendue ?! » continua-t-il, menaçant, tandis que ses pupilles semblaient proches de la transpercer toute entière.

Elle voulut insister une nouvelle fois, mais une petite voix dans sa tête lui chuchota de se taire et de sortir de là sans demander son reste, ce qu'elle s'empressa de faire, alors que Lust continuait à l'injurier par la porte entrouverte. Elle n'eut même pas le temps de récupérer ses lettres au passage, qu'il fit claquer la porte derrière elle, la laissant dans le couloir vide.

Seule dans le silence, elle remarqua enfin les battements désordonnés de son cœur et sa respiration haletante, qu'elle n'avait pas eu l'occasion de percevoir avant. Elle vit également que ses mains tremblaient comme des feuilles en baissant la tête de dépit.

'C'est étrange.'

Elle aurait dû être habituée à tout cela depuis le temps. D'autant plus qu'elle supportait bien les accès de colère des autres Signavit... La situation était toujours différente avec maître Lust, sans qu'elle puisse en connaître la raison. Peu importait le nombre d'années pendant lesquelles elle avait été à son service, elle n'avait jamais réussi à ne pas craindre sa colère et sa violence. Cet homme provoquait toujours d'irrépressibles émotions en elle, qu'il était le seul à pouvoir déclencher et elle n'arrivait pas à comprendre pourquoi.

« Aina ? »

Elle sursauta en entendant une voix et releva brusquement la tête pour apercevoir un jeune homme en costume de pie, un plateau en métal sous le bras.

« Elvan... » souffla-t-elle sans s'en rendre compte.

Il se tenait là devant elle, au milieu du couloir sombre, juste éclairé par la faible lumière qui perçait par les fenêtres et l'ébrasement de la porte de la chambre de maître Lust, où il avait l'air de se diriger.

« Maître Lust t'as appelé, c'est ça ? »

Elvan eut l'air d'hésiter à sa question, avant de hocher la tête. Cela n'était pas étonnant. Elvan était le chef des domestiques du domaine. Autrement dit, il était le supérieur d'Aina et son aîné. Il était celui qui lui avait tout appris pour survivre ici et celui à qui les Signavit faisaient entièrement confiance.

« Est-ce que ça va ? » s'enquit-il, visiblement inquiet.

Aina considéra sa question en silence.

'Est-ce que je vais bien... ?'

Elle n'en était pas sûre. Quelques secondes plus tôt, elle avait eu le sentiment de pouvoir s'évanouir de peur face à Lust, mais maintenant qu'Elvan était là et qu'il lui posait la question, elle se sentait terriblement vide, comme si rien ne l'atteignait. Elle avait la vague impression que toutes les émotions qui l'avaient habitée il y a peu de temps avaient juste disparues, comme si elles n'avaient jamais existées.

Et soudain une violente douleur lui vrilla le crâne, comme un coup de massue qu'on lui aurait porté à l'arrière de la tête. Elle grimaça, se plia en avant et se mit à geindre de souffrance, les mains posées de chaque côté de son crâne, dans l'espoir d'apaiser l'intense affliction qui s'emparait d'elle.

« Aina ! » s'écria Elvan, qui s'empressa de se pencher vers elle pour la soutenir, tandis qu'elle vacillait.

[...Viens... Prie... Pitié...] entendit-elle un vague murmure, presque étouffé résonner en elle.

Elle ne comprenait pas ce qui était en train de se produire dans son esprit, ni pourquoi elle entendait cette... voix dans sa tête.

Est-ce que... Est-ce que j'hallucine ?

Des grognements s'échappaient de sa bouche à mesure que des vagues de souffrance la submergeait, avant qu'elle sente une paire de mains se poser sur ses épaules.

« Respire Aina... » lui conseillait-il, en tapotant son dos de la paume. « Ca va aller. »

[... Tu dois... Nous... Attends...]

Les mots étaient décousus et à peine perceptibles. Aina ne reconnaissait pas la voix et ne croyait pas l'avoir jamais entendue.

En toute honnêteté, elle ne savait pas ce qui était en train de se produire en elle. Il lui arrivait parfois d'avoir des migraines, car c'était un mal auquel elle était assez souvent sujette, mais jamais n'avait-elle été la victime d'hallucinations de ce genre...

« Aina, dis-moi ce qu'il se passe. » insistait Elvan, qui ne l'avait pas quitté depuis.

Lorsque sa paume se posa sur son visage, l'intense douleur qui l'avait assailli plus tôt s'estompa et son souffle lui revint. Presque aussitôt, elle se sentit plus légère, plus sereine.... Et ses muscles se détendirent de concert. Courbant le dos, elle souffla et attrapa la main tendue d'Elvan pour se relever, la nuque encore humide de sueur.

« Viens t'asseoir un peu. » la guida le jeune homme, avant même qu'elle puisse protester.

Tandis qu'il l'entraînait vers sa chambre, elle scruta son dos large et rassurant. Elvan était grand, élancé et athlétique. Il ne semblait pas beaucoup plus vieux qu'elle, bien qu'elle n'eut aucune idée de son âge. A la lumière, son visage aussi fin que celui d'une statue ressortait on ne peut plus et ses yeux vert d'eau avec. Il était jeune et beau garçon, ce qui faisait de lui l'un des hommes les plus admiré par la gente féminine du manoir. Il était du genre très populaire. Passant ses mains fines et délicates dans ses cheveux noir corbeau, il poussa la porte de sa chambre, qui se trouvait tout au bout du couloir après avoir descendu les escaliers, avant de la forcer à prendre place sur le rebord du lit.

Il s'agenouilla aussitôt face à elle et glissa la paume sur son front. Son touché secoua sa peau et une profonde vague de chaleur la transperça tout entière. Embarrassée, elle détourna les yeux.

« Tu n'as pas de fièvre on dirait... » nota-t-il, perplexe. « Que s'est-il passé dans ce cas ? »

En repensant aux récents événements, elle se perdit dans ses pensées.

« Je... » commença-t-elle incertaine. « Je ne suis pas sûre. »

Elle hésita, mordant sa lèvre inférieure. Elvan n'ajouta rien, comme s'il avait peur qu'elle renonce à lui parler dans le cas contraire.

« J'ai eu mes migraines habituelles et puis j'ai eu... l'impression d'entendre une voix. »

Elvan haussa discrètement les sourcils, l'air à priori surpris, avant qu'une expression sérieuse passe sur ses traits.

« Ça doit être la fatigue. »

'La fatigue ?'

Elle en doutait fortement. Jamais une telle chose ne s'était produit, même les jours où elle manquait cruellement de sommeil, alors pourquoi maintenant ? Elle ouvrit la bouche pour protester, mais Elvan la poussa gentiment à s'allonger avec un sourire, comme pour la faire taire.

« N'y pense plus. Tu devrais te reposer. »

Se reposer ? Elle ne le pouvait pas. Elle n'avait fait que s'occuper de Lust et il lui restait encore tant à faire...

« Je ne peux pas, je... »

« Tout ira bien. Je vais m'en occuper. »

Surprise par son insistance, elle ouvrit et ferma la bouche comme un poisson, avant de se résigner et de hocher la tête, face à ses yeux doux et prévenants.

Elvan avait toujours été gentil et à l'écoute avec elle. Il la soutenait, l'aidait et la conseillait quand cela était nécessaire, il était l'une des seules personnes de qui elle était proche dans cet endroit. Elle n'était pas sûre de pouvoir le considérer comme un ami, étant donné qu'elle ne le côtoyait que très rarement, mais elle était convaincue de pouvoir faire appel à lui en cas de besoin. Tandis qu'elle ruminait, il traversa la pièce pour fouiller dans l'armoire et en sortir une couverture en laine, de laquelle il la recouvra. Il la borda, comme une enfant et ce fait la fit presque sourire.

« Dors un peu, je vais m'occuper du reste, d'accord ? »

Elle n'osa pas protester et poussa un profond soupire en l'observant s'approcher de la porte. Elle ne se sentait pas fatiguée et n'était pas sûre de pouvoir dormir, mais son esprit était comme engourdi et un petit moment de repos ne serait sûrement pas de trop.

Il tourna la poignée, fit un pas dans le couloir et lui adressa un dernier signe de la main avant de refermer la porte et de la laisser seule dans la pièce.

« C'est sûrement la fatigue... » marmonna-t-elle, les yeux rivés sur le plafond.

Elle ferma les paupières, se couvrant la vue de son avant-bras droit.

'Oui. Ca ne peut être que ça.' Tenta-t-elle de se convaincre silencieusement.

*******

Du blanc. Partout du blanc et une lumière aveuglante.

Tic.

Tac.

Tic.

Tac.

Le bruit d'une horloge. Les aiguilles figées, l'immaculé sol couvert d'un visqueux liquide rouge et l'odeur de la cendre qui flotte dans l'air. Il y a une porte au milieu du mur vide, avec une poignée rouillée.

Elle est loin, terriblement loin...

Il n'y a rien. Rien que le vide et un son étouffé, comme un gémissement lointain. Tout est flou, comme un reflet dans l'eau frétillante et soudain une forme apparait au loin. Quelque chose de grand, de noir et qui s'approche.

Un pas.

Deux pas.

Trois pas.

Il y a un grand flash et puis un hurlement strident et tout disparaît.

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