I want to make an audio book, what better place then wn?
Le matin du samedi 9 janvier 1993, pendant que Jean-Claude Romand tuait sa femme et ses enfants, j'assistais avec les miens à une réunion pédagogique à l'école de Gabriel, notre fils aîné. Il avait cinq ans, l'âge d'Antoine Romand.
Nous sommes allés ensuite déjeuner chez mes parents et Romand chez les siens, qu'il a tués après le repas. J'ai passé seul dans mon studio l'après-midi du samedi et le dimanche, habituellement consacrés à la vie commune, car je terminais un livre auquel je travaillais depuis un an : la biographie du romancier de science-fiction Philip K. Dick. Le dernier chapitre racontait les journées qu'il a passées dans le coma avant de mourir. J'ai fini le mardi soir et le mercredi matin lu le premier article de Libération consacré à l'affaire Romand.
Luc Ladmiral a été réveillé le lundi peu après quatre heures du matin par un appel de Cottin, le pharmacien de Prévessin. Il y avait le feu chez les Romand, ce serait bien que les amis viennent sauver ce qui des meubles pouvait l'être.
Quand il est arrivé, les pompiers évacuaient les corps. Il se rappellera toute sa vie les sacs de plastique gris, scellés, dans lesquels on avait mis les enfants : trop horribles à voir. Florence avait seulement été recouverte d'un manteau. Son visage, noirci par la fumée, était intact. En lissant ses cheveux, dans un geste d'adieu désolé, les doigts de Luc ont rencontré quelque chose de bizarre. Il a tâtonné, fait rouler avec précaution la tête de la jeune femme, puis appelé un pompier pour lui montrer, au-dessus de la nuque, une plaie béante. Ce devait être une poutre qui lui était tombée dessus, a dit le pompier : le grenier s'était à moitié effondré. Ensuite, Luc est monté dans le camion rouge où on avait étendu Jean-Claude qui, seul de la famille, vivait encore. Son pouls battait faiblement. Il était en pyjama, inconscient, brûlé mais déjà froid comme un mort.
L'ambulance est arrivée, l'a emporté à l'hôpital de Genève. Il faisait nuit, froid, tout le monde était trempé par le jet des lances à incendie. Comme il n'y avait plus rien à faire autour de la maison, Luc est allé chez les Cottin pour se sécher.
Dans la lumière jaune de la cuisine, ils ont écouté la cafetière hoqueter sans oser se regarder. Leurs mains tremblaient en soulevant les tasses, en remuant les cuillers qui faisaient un bruit terrible. Puis Luc est retourné chez lui annoncer la nouvelle à Cécile et aux enfants. Sophie, l'aînée, était la filleule de Jean-Claude.
Quelques jours plus tôt, elle avait comme souvent dormi chez les Romand, elle aurait très bien pu y dormir cette nuit et être maintenant dans un sac gris, elle aussi.
Depuis leurs études de médecine à Lyon, ils ne s'étaient pas quittés. Ils s'étaient mariés presque en même temps, leurs enfants avaient grandi ensemble.
Chacun savait tout de la vie de l'autre, la façade mais aussi les secrets, des secrets d'hommes honnêtes, rangés, d'autant plus vulnérables à la tentation.
Quand Jean-Claude lui avait fait la confidence d'une liaison, parlé de tout envoyer promener, Luc l'avait ramené à la raison : « À charge de revanche, quand ce sera mon tour de jouer au con. » Une telle amitié fait partie des choses précieuses de la vie, presque aussi précieuse qu'un mariage réussi, et Luc avait toujours tenu pour certain qu'un jour ils auraient soixante, soixante-dix ans et du haut de ces années, comme d'une montagne, regarderaient ensemble le chemin parcouru : les endroits où ils avaient buté, failli s'égarer, l'aide qu'ils s'étaient mutuellement apportée, la façon dont, au bout du compte, ils s'en étaient tirés.
Un ami, un véritable ami, c'est aussi un témoin, quelqu'un dont le regard permet d'évaluer mieux sa propre vie, et chacun depuis vingt ans avait sans faillir, sans grands mots, tenu ce rôle pour l'autre. Leurs vies se ressemblaient, même s'ils n'avaient pas réussi de la même façon. Jean-Claude était devenu une sommité de la recherche, fréquentant des ministres et courant les colloques internationaux, tandis que Luc était généraliste à Ferney-Voltaire. Mais il n'en éprouvait pas de jalousie. Seul les avait un peu éloignés, les derniers mois, un désaccord absurde à propos de l'école où allaient leurs enfants. Jean-Claude, d'une façon incompréhensible, était monté sur ses grands chevaux, au point que lui, Luc, avait dû faire les premiers pas, dire qu'on n'allait pas se brouiller pour une telle vétille. Cette histoire l'avait tracassé, Cécile et lui en avaient discuté plusieurs soirées de suite. Comme c'était dérisoire à présent ! Comme c'est fragile, la vie !
Hier encore, il y avait une famille unie, heureuse, des gens qui s'aimaient, et maintenant un accident de chaudière, des corps carbonisés qu'on transporte à la morgue… Sa femme et ses enfants étaient tout pour Jean-Claude. Que serait sa vie s'il s'en tirait ?
Luc a appelé le service des urgences, à Genève : on avait placé le blessé en caisson hyperbare, le pronostic vital était réservé.
Il a prié avec Cécile et les enfants pour qu'il ne reprenne pas conscience.
À l'ouverture de son cabinet, deux gendarmes l'attendaient. Leurs questions lui ont paru étranges. Ils voulaient savoir si les Romand n'avaient pas d'ennemis déclarés, d'activités suspectes… Comme il s'étonnait, les gendarmes lui ont dit la vérité. Le premier examen des cadavres prouvait qu'ils étaient morts avant l'incendie, Florence de blessures à la tête infligées par un instrument contondant, Antoine et Caroline abattus par balles.
Ce n'était pas tout. À Clairvaux-les-Lacs, dans le Jura, l'oncle de Jean-Claude avait été chargé d'annoncer la catastrophe aux parents de celui-ci, de vieilles personnes fragiles. Accompagné de leur médecin, il était allé chez eux. La maison était fermée, le chien n'aboyait pas. Inquiet, il avait forcé la porte et découvert son frère, sa belle-sœur et le chien baignant dans leur sang. Eux aussi avaient été tués par balles.
Assassinés. Les Romand avaient été assassinés. Le mot éveillait dans la tête de Luc un écho sidéré. Il y a eu vol ? » a-t-il demandé, comme si ce mot pouvait réduire l'horreur de l'autre à quelque chose de rationnel. Les gendarmes ne savaient pas encore, mais ces deux crimes frappant à 80 km de distance les membres d'une même famille faisaient plutôt penser à une vengeance ou un règlement de comptes. Ils en revenaient à la question des ennemis et Luc, désemparé, secouait la tête : des ennemis, les Romand ? Tout le monde les aimait. S'ils avaient été tués, c'était forcément par des gens qui ne les connaissaient pas.
Les gendarmes ignoraient quel métier exerçait exactement Jean-Claude.
Docteur, disaient les voisins, mais il n'avait pas de cabinet. Luc a expliqué qu'il était chercheur à l'Organisation mondiale de la Santé, à Genève. Un des gendarmes a téléphoné, demandé à parler à quelqu'un qui travaillait avec le docteur Romand : sa secrétaire ou un de ses collaborateurs. La standardiste ne connaissait pas de docteur Romand. Comme son interlocuteur insistait, elle lui a passé le directeur du personnel qui a consulté ses fichiers et confirmé : il n'y avait pas de docteur Romand à l'OMS.
Luc a compris alors et ressenti un immense soulagement. Tout ce qui était arrivé depuis quatre heures du matin, le coup de fil de Cottin, l'incendie, les blessures de Florence, les sacs gris, Jean-Claude dans le caisson des grands brûlés, cette histoire de crimes enfin, tout cela s'était déroulé avec une vraisemblance parfaite, une impression de réalité qui ne donnait aucune prise au soupçon, mais maintenant, Dieu merci, le scénario déraillait, s'avouait pour ce qu'il était : un cauchemar. Il allait se réveiller dans son lit. Il s'est demandé s'il se rappellerait tout et s'il oserait le raconter à Jean-Claude. « J'ai rêvé que ta maison brûlait, que ta femme, tes enfants, tes parents étaient morts assassinés, que toi tu étais dans le coma et qu'à l'OMS personne ne te connaissait. » Est-ce qu'on peut dire ça à un ami, même à son meilleur ami ? L'idée a traversé Luc, elle devait le hanter par la suite, que dans ce rêve Jean-Claude faisait office de double et qu'il s'y faisait jour des peurs qu'il éprouvait à son propre sujet : peur de perdre les siens mais aussi de se perdre lui-même, de découvrir que derrière la façade sociale il n'était rien.
Au fil de la journée, la réalité est devenue encore plus cauchemardesque.
Convoqué dans l'après-midi à la gendarmerie, Luc a en l'espace de cinq minutes appris qu'on avait trouvé dans la voiture de Jean-Claude un mot de sa main où il s'accusait des crimes et que tout ce qu'on croyait savoir de sa carrière et de son activité professionnelle était un leurre. Quelques coups de téléphone, des vérifications élémentaires avaient suffi à faire tomber le masque. On appelait l'OMS, personne ne l'y connaissait. L'ordre des médecins, il n'y était pas inscrit.
Les hôpitaux de Paris, dont on le disait interne, son nom ne figurait pas sur les listes et pas non plus sur celles de la faculté de médecine de Lyon où Luc lui-même, et plusieurs autres, juraient pourtant avoir fait leurs études avec lui. Il les avait commencées, oui, mais il avait cessé de passer ses examens à la fin de la seconde année et, à partir de là, tout était faux.
Luc, d'abord, a refusé tout net de le croire. Quand on vient vous dire que votre meilleur ami, le parrain de votre fille, l'homme le plus droit que vous connaissez a tué sa femme, ses enfants, ses parents et qu'en plus il vous mentait sur tout depuis des années, est-ce qu'il n'est pas normal de continuer à lui faire confiance, même contre des preuves accablantes ? Que serait une amitié qui se laisserait si facilement convaincre de son erreur ? Jean-Claude ne pouvait pas être un assassin. Il manquait forcément une pièce au puzzle. On allait la trouver et tout changerait de sens.
Pour les Ladmiral, ces journées se sont déroulées comme une épreuve surnaturelle. Les disciples de Jésus l'ont vu arrêté, jugé, supplicié comme le dernier des criminels et pourtant, même si Pierre a trébuché, ils ont continué à croire en lui. Le troisième jour, ils ont su qu'ils avaient eu raison de tenir bon.
Cécile et Luc ont lutté de toutes leurs forces pour tenir bon. Mais le troisième jour, et même avant, ils ont dû admettre que leur espérance était vaine et qu'il allait falloir vivre avec cela : non seulement la perte de ceux qui étaient morts, mais le deuil de la confiance, la vie tout entière gangrenée par le mensonge.
S'ils avaient pu, au moins, protéger leurs enfants ! Se contenter de leur dire, c'était déjà assez affreux, qu'Antoine et Caroline avaient péri dans un incendie avec leurs parents. Mais il ne servait à rien de chuchoter. En quelques heures, le pays a été envahi de journalistes, de photographes, de techniciens de télévision qui harcelaient tout le monde, même les écoliers. Dès le mardi, ceux-ci savaient tous qu'Antoine, Caroline et leur maman avaient été tués par leur papa qui avait ensuite mis le feu à leur maison. Beaucoup, la nuit, se sont mis à rêver que leur maison brûlait et que leur papa faisait comme celui d'Antoine et de Caroline. Luc et Cécile s'asseyaient au bord des matelas qu'on avait traînés les uns à côté des autres car plus personne n'osait dormir seul, on se serrait à cinq dans la chambre des parents. Sans savoir encore quoi expliquer, ils berçaient, câlinaient, essayaient au moins de rassurer. Mais ils sentaient bien que leurs paroles n'avaient plus le pouvoir magique d'avant. Un doute s'était insinué, que rien sinon le temps ne pourrait déraciner. Cela voulait dire que l'enfance leur était volée, aux enfants et à eux leurs parents, que plus jamais les petits ne s'abandonneraient dans leurs bras avec cette miraculeuse confiance qui est miraculeuse mais normale, à leurs âges, dans les familles normales, et c'est en pensant à cela, à ce qui avait été irrémédiablement détruit, que Luc et Cécile ont commencé à pleurer.
Le premier soir, leur bande d'amis s'est réunie chez eux et ç'a été pareil tous les soirs pendant une semaine. On restait jusqu'à trois, quatre heures du matin à essayer de tenir le coup ensemble. On oubliait de manger, on buvait trop, beaucoup se sont remis à fumer. Ces veillées n'étaient pas des veillées funèbres, c'étaient même les plus animées qu'ait connues la maison car le choc était tel, il précipitait dans un tel maelström de questions et de doutes qu'il court-circuitait le deuil. Chacun passait au moins une fois par jour à la gendarmerie, soit parce qu'il y était convoqué, soit pour suivre les progrès de l'enquête, et tout au long de la nuit on en discutait, on comparait les informations, on échafaudait des hypothèses.
Le pays de Gex est une plaine large d'une trentaine de kilomètres qui s'étend au pied des monts du Jura jusqu'au bord du lac Léman. Bien que située en territoire français, c'est en fait une banlieue résidentielle de Genève, un agrégat de villages cossus où s'est établie une colonie de fonctionnaires internationaux travaillant en Suisse, payés en francs suisses et pour la plupart non soumis à l'impôt. Tous ont à peu près le même train de vie. Ils habitent d'anciennes fermes transformées en villas confortables. Le mari se rend au bureau en Mercedes. Sa femme vaque en Volvo à ses emplettes et à diverses activités associatives. Les enfants fréquentent l'école Saint-Vincent, à l'ombre du château de Voltaire, qui est privée et coûteuse. Jean-Claude et Florence étaient des figures connues et appréciées de cette communauté, ils y tenaient leur rang et tous ceux qui les avaient connus se demandaient à présent : d'où venait l'argent ? s'il n'était pas celui qu'il prétendait être, qu'était-il ?
Le substitut du procureur de la République, à peine saisi de l'affaire, a déclaré aux journalistes qu'il « s'attendait à tout » puis, après un premier examen des relevés bancaires, que les crimes avaient pour mobiles « la crainte qu'avait le faux médecin de se voir démasqué et l'arrêt brutal d'un trafic aux contours encore obscurs dont il était une des chevilles ouvrières, percevant depuis des années des sommes très importantes ». Ce communiqué a échauffé les imaginations. On s'est mis à parler de trafic d'armes, de devises, d'organes, de stupéfiants. D'une vaste organisation criminelle agissant dans l'ex-bloc socialiste en décomposition.
De la Mafia russe. Jean-Claude voyageait beaucoup. L'an passé, il était allé à Leningrad d'où il avait rapporté des poupées gigognes à Sophie, sa filleule. Luc et Cécile, dans un accès de paranoïa, se sont demandé si ces poupées ne cachaient pas des documents compromettants, microfilm ou microprocesseur, et si ce n'était pas cela qu'avaient en vain cherché les tueurs à Prévessin et Clairvaux. Car Luc, de plus en plus isolé, voulait encore croire à une machination. Jean-Claude était peut-être un espion, un trafiquant de secrets scientifiques ou industriels, mais il ne pouvait pas avoir tué les siens. On les avait tués, on avait fabriqué des preuves pour lui faire endosser les crimes, on était même allé jusqu'à détruire les traces de son passé.
« Un banal accident, une injustice peuvent provoquer la folie. Pardon Corinne, pardon mes amis, pardon aux braves gens de l'association Saint-Vincent qui voulaient me casser la gueule. » C'était le texte du mot d'adieu laissé dans la voiture. Quel banal accident ?
Quelle injustice ? se demandaient les « amis », qui tous se retrouvaient le soir chez les Ladmiral. Plusieurs d'entre eux faisaient également partie des « braves gens », membres de l'association de gestion de l'école, et ceux-là, les gendarmes ne les lâchaient pas. Chacun a dû leur fournir une version détaillée du conflit soulevé, à la rentrée précédente, par le remplacement du directeur. Ils écoutaient d'un air presque soupçonneux. N'était-ce pas cela, l'injustice qui avait causé le drame ? Les membres de l'association étaient effarés : on s'était disputé, oui, peut-être même quelqu'un avait-il parlé de casser la gueule à Jean-Claude, mais il fallait être fou pour imaginer un rapport entre cette querelle et le massacre de toute une famille ! Il fallait être fou, admettaient les gendarmes, n'empêche que le rapport devait bien exister.
Quant à Corinne, dont les journaux avaient reçu l'ordre de taire le nom et parlaient comme d'une « mystérieuse maîtresse », son témoignage était ahurissant. Le samedi précédent, Jean-Claude l'avait retrouvée à Paris pour l'emmener dîner à Fontainebleau chez son ami Bernard Kouchner. Quelques heures plus tôt, d'après l'autopsie, il avait tué sa femme, ses enfants et ses parents. Bien sûr, elle ne se doutait de rien. Dans un coin isolé de la forêt, il avait tenté de la tuer aussi. Elle s'était débattue, il avait renoncé et l'avait reconduite chez elle en disant qu'il était gravement malade et que cela expliquait son coup de folie. Apprenant le lundi la nouvelle du massacre et comprenant qu'elle avait failli en être la sixième victime, elle avait d'elle-même appelé la police, qui avait appelé Kouchner. Il n'avait jamais entendu parler du docteur Romand, il n'avait pas de maison à Fontainebleau.
Tout le monde connaissait Corinne à Ferney, où elle avait habité avant de divorcer et de s'installer à Paris. Personne en revanche ne savait qu'elle avait eu une liaison avec Jean-Claude, sauf Luc et sa femme qui pour cette raison ne lui portaient pas grande estime. Ils la considéraient comme une faiseuse d'embrouilles, capable de raconter n'importe quoi pour se rendre intéressante.
Mais comme l'hypothèse de la machination devenait au fil des jours de moins en moins tenable, celle du crime passionnel venait combler un vide. Luc se rappelait les confidences de Jean-Claude, la profonde dépression où l'avait plongé la rupture. Il imaginait sans peine, si la relation avait repris, qu'elle ait pu rendre fou son ami : le va-et-vient entre femme et maîtresse, l'engrenage des mensonges et là-dessus l'angoisse liée à la maladie… Car Jean-Claude lui avait confié aussi qu'il souffrait d'un cancer, pour lequel il se faisait soigner à Paris par le professeur Schwartzenberg. Luc en a parlé aux gendarmes, qui ont contrôlé.
Le professeur Schwartzenberg ne le connaissait pas davantage que Kouchner et l'enquête, étendue aux services de cancérologie de tous les hôpitaux français, n'a permis de trouver nulle part de dossier au nom de Jean-Claude Romand.
Corinne a fait exiger par son avocat qu'on ne parle plus d'elle dans la presse comme de la maîtresse du monstre mais comme d'une simple amie. Puis on a appris qu'elle lui avait remis 900 000 F d'économies avec mission de les placer en Suisse pour son compte – au lieu de quoi il les avait détournés. Le mystérieux trafic se réduisait à une banale escroquerie. Il n'a plus été question d'espionnage ni de grand banditisme. Les enquêteurs pensaient qu'il avait abusé la confiance d'autres membres de son entourage et les journalistes laissaient entendre que ceux-ci n'osaient pas se plaindre parce que les placements qu'il leur avait fait miroiter étaient illégaux : cela expliquait peut-être que le cercle des notables de Ferney se montre si réservé… Ces insinuations exaspéraient Luc. En tant que « meilleur ami » de l'assassin, il avait sans arrêt affaire à des types en blousons de cuir qui en brandissant des cartes de presse lui tendaient des micros et lui proposaient de petites fortunes pour ouvrir son album de photos : il les flanquait systématiquement à la porte pour que la mémoire des morts ne soit pas salie et le résultat, c'est qu'on le soupçonnait de frauder le fisc.
D'autres révélations sont venues de la famille de Florence, les Crolet, qui vivaient à Annecy et que les Ladmiral connaissaient bien. Eux aussi avaient confié de l'argent à Jean-Claude : la prime de retraite du père puis, après sa mort, un million de francs tirés de la vente de sa maison. Et non seulement ils savaient cet argent, fruit du travail d'une vie, définitivement perdu, mais un soupçon torturant se mêlait à leur deuil et le parasitait : M. Crolet était mort en tombant dans un escalier alors qu'il se trouvait seul avec Jean-Claude. Est-ce que celui-ci, en plus, n'avait pas tué son beau-père ?
Chacun se demandait : comment avons-nous pu vivre si longtemps auprès de cet homme sans rien soupçonner ? Chacun cherchait dans sa mémoire le souvenir d'un instant où ce soupçon, quelque chose qui aurait pu conduire à ce soupçon l'avait effleuré. Le président de l'association de gestion racontait à tout le monde comment il l'avait cherché sans le trouver dans l'annuaire des organismes internationaux. Luc lui-même se rappelait que l'idée lui en était venue, quelques mois plus tôt, après avoir appris par Florence que son ami avait été reçu cinquième à l'internat de Paris. Ce n'était pas ce succès qui l'étonnait mais de ne pas l'avoir su à l'époque. Pourquoi n'en avoir pas parlé ? Interrogé, traité de cachottier, Jean-Claude avait haussé les épaules, dit qu'il ne voulait pas en faire un plat, changé de sujet. C'était extraordinaire, cette capacité de faire dévier la conversation dès qu'elle venait sur lui. Il le faisait si bien qu'on ne s'en rendait même pas compte et, quand on y repensait, c'était pour finalement admirer sa discrétion, sa modestie, son souci de mettre les autres en valeur plutôt que lui-même. Luc avait vaguement senti pourtant que quelque chose clochait dans ce qu'il disait de sa carrière. Il avait songé à appeler l'OMS pour voir ce qu'il y faisait au juste. Mais le geste lui avait paru absurde. Et maintenant il se répétait que s'il l'avait fait les choses se seraient peut-être passées différemment.
« Peut-être, a dit Cécile quand il lui a fait part de ce remords, peut-être qu'il t'aurait tué, toi aussi. » Quand ils parlaient de lui, tard dans la nuit, ils ne parvenaient plus à l'appeler Jean-Claude. Ils ne l'appelaient pas Romand non plus. Il était quelque part hors de la vie, hors de la mort, il n'avait plus de nom.
Au bout de trois jours, ils ont appris qu'il allait vivre.
Rendue publique le jeudi, la nouvelle a pesé sur les obsèques des parents Romand qui ont eu lieu le lendemain à Clairvaux-les-Lacs. Celles de Florence et des enfants avaient été repoussées pour compléter l'autopsie. Ces deux circonstances ont rendu la cérémonie plus insoutenable encore. Comment croire aux mots de paix et de repos que le curé se forçait à prononcer tandis qu'on descendait les cercueils en terre, sous la pluie ? Personne ne pouvait se recueillir, trouver au fond de soi un coin de calme, de chagrin acceptable où réfugier son âme. Luc et Cécile étaient venus mais, connaissant à peine la famille, restaient en retrait. Les visages rouges, rugueux, de ces paysans jurassiens portaient la marque de l'insomnie, des pensées de mort, de refus et de honte contre lesquelles on ne peut pas lutter. Jean-Claude avait été la fierté du village. On l'admirait d'avoir si bien réussi et d'être malgré cela resté si simple, si proche de ses vieux parents. Il leur téléphonait tous les jours. On disait qu'il avait refusé, pour ne pas s'éloigner d'eux, un poste prestigieux en Amérique. Dans les deux pages du jour consacrées à l'affaire, Le Progrès publiait une photo prise en classe de sixième au collège de Clairvaux où on le voyait au premier rang, souriant et doux, et la légende disait : « Qui aurait cru que celui qu'on donnait en exemple deviendrait un monstre ? » Le père avait été abattu dans le dos, la mère en pleine poitrine. Elle à coup sûr et peut-être tous les deux avaient su qu'ils mouraient par la main de leur fils, en sorte qu'au même instant ils avaient vu leur mort – que nous verrons tous, qu'ils avaient atteint l'âge de voir sans scandale – et l'anéantissement de tout ce qui avait donné sens, joie et dignité à leur vie. Le curé assurait que maintenant ils voyaient Dieu. Pour les croyants, l'instant de la mort est celui où on voit Dieu, non plus dans un miroir obscurément mais face à face. Même ceux qui ne croient pas croient quelque chose de ce genre : qu'au moment de passer de l'autre côté les mourants voient en un éclair défiler le film entier de leur vie, enfin intelligible. Et cette vision qui aurait dû avoir pour les vieux Romand la plénitude des choses accomplies avait été le triomphe du mensonge et du mal. Ils auraient dû voir Dieu et à sa place ils avaient vu, prenant les traits de leur fils bien-aimé, celui que la Bible appelle le satan, c'est-à-dire l'Adversaire.
On ne pouvait penser qu'à cela : à cette stupéfaction d'enfants trahis dans les yeux des vieillards ; aux petits corps à demi carbonisés d'Antoine et Caroline qui gisaient à côté de leur mère sur des tables à la morgue ; et puis à l'autre corps, lourd et mou, celui de l'assassin qui avait été pour tous si proche, si familier, qui était devenu si monstrueusement étranger et qui lentement recommençait à bouger sur un lit d'hôpital, à quelques kilomètres de là. Il souffrait de brûlures, disaient les médecins, des effets des barbituriques et des hydrocarbures qu'il avait absorbés, mais il devait reprendre pleinement conscience pendant le week-end et serait dès le lundi en état d'être interrogé. Juste après l'incendie, quand on croyait encore à un accident, Luc et Cécile avaient prié pour qu'il meure : c'était pour lui, alors. Maintenant ils priaient pour qu'il meure, mais c'était pour eux-mêmes, pour leurs enfants, pour tous ceux qui vivaient encore. Qu'il reste, lui, la mort faite homme, dans le monde des vivants, c'était une menace effroyable, suspendue, l'assurance que la paix ne reviendrait jamais, que l'horreur n'aurait pas de fin.
Le dimanche, un des six frères de Luc a dit qu'il fallait un nouveau parrain à Sophie. Il s'est proposé, lui a demandé solennellement si elle acceptait. Cette cérémonie familiale a marqué le début du deuil.
L'automne précédent, Déa était en train de mourir du sida. Ce n'était pas une amie proche, mais une des meilleures amies d'une de nos meilleures amies, Elisabeth. Elle était belle, d'une beauté un peu inquiétante que la maladie avait accentuée, avec une crinière fauve dont elle tirait fierté. Devenue très pieuse, vers la fin, elle avait disposé chez elle une sorte d'autel sur lequel des bougies éclairaient des icônes. Une nuit, une bougie a mis le feu à ses cheveux, elle a flambé comme une torche. On l'a transportée au service des grands brûlés de l'hôpital Saint-Louis. Troisième degré sur la moitié du corps : elle ne mourrait pas du sida, c'était peut-être ce qu'elle voulait. Mais elle n'est pas morte tout de suite, ça a duré presque une semaine durant laquelle Elisabeth est allée tous les jours la voir : enfin, voir ce qui restait d'elle. Elle débarquait chez nous après, pour boire et parler. Elle disait que d'une certaine façon c'est beau, un service de grands brûlés. Il y a des voiles blancs, de la gaze, du silence, on croirait le château de la Belle au bois dormant. On ne voyait de Déa qu'une forme entourée de bandelettes blanches et si elle avait été morte ç'aurait été presque apaisant. Le terrible, c'est qu'elle vivait encore. Les médecins assuraient qu'elle n'en avait pas conscience et Elisabeth, qui est parfaitement athée, passait ses nuits à prier pour que ce soit vrai. Moi, à cette époque, j'en étais arrivé dans la biographie de Dick au moment où il écrit ce roman terrifiant qui s'appelle Ubik et imagine ce qui se passe dans les cerveaux de gens conservés en cryogénie : bribes de pensées à la dérive, échappées de stocks mémoriels saccagés, grignotement obstiné de l'entropie, courts-circuits provoquant des étincelles de lucidité panique, tout ce que cache la ligne paisible et régulière d'un encéphalogramme presque plat. Je buvais et fumais trop, j'avais tout le temps l'impression que j'allais me réveiller en sursaut. Une nuit, c'est devenu insupportable. Je me levais, me recouchais près d'Anne endormie, me retournais, tous les muscles tendus, les nerfs vrillés, je crois n'avoir jamais de ma vie éprouvé une telle sensation de malaise physique et moral, encore malaise est-il un mot faible, je sentais monter en moi, déferler, prête à me submerger, l'épouvante innommable de l'enterré vivant. Au bout de plusieurs heures, d'un coup, tout s'est dénoué. Tout est devenu fluide, libre, je me suis aperçu que je pleurais, à grosses larmes chaudes, et c'était de joie. Jamais je n'avais éprouvé une telle sensation de malaise, jamais je n'ai éprouvé une telle sensation de délivrance. Je suis resté un moment à baigner sans comprendre dans cette espèce d'extase amniotique, puis j'ai compris. J'ai regardé l'heure. Le lendemain j'ai appelé Elisabeth. Oui, Déa était morte. Oui, juste avant quatre heures du matin.
Lui seul, encore dans le coma, ne savait pas qu'il était vivant et que ceux qu'il aimait étaient morts de sa main. Cette absence n'allait pas durer. Il allait sortir des limbes. Que verrait-il en ouvrant les yeux ? Une chambre peinte en blanc, des bandages blancs enveloppant son corps. Que se rappelait-il ? Quelles images l'accompagnaient pendant qu'il remontait vers la surface ? Qui, le premier, allait croiser son regard ? Une infirmière, sans doute. Est-ce qu'elle allait lui sourire, comme elles doivent faire toutes dans ces moments-là parce qu'alors une infirmière est une mère qui accueille son enfant au sortir d'un très long tunnel et elles savent toutes d'instinct, sinon elles feraient un autre métier, qu'il est essentiel en sortant de ce tunnel de ressentir de la lumière, de la chaleur, un sourire ? Oui, mais à lui ? L'infirmière devait savoir qui il était, repousser les journalistes qui campaient à l'entrée du service mais lire leurs articles. Elle avait vu les photos, c'étaient toujours les mêmes, la maison incendiée et les six petits portraits d'identité. La vieille dame douce et craintive. Son mari, raide comme la justice, les yeux écarquillés derrière ses grosses lunettes d'écaille. Florence belle et souriante. Lui avec sa bonne tête de père tranquille, un peu empâté, un peu dégarni. Et puis les deux petits, surtout les deux petits, Caroline et Antoine, sept et cinq ans. Je les regarde en écrivant cela, je trouve qu'Antoine ressemble un peu à Jean-Baptiste, le cadet de mes fils, j'imagine son rire, son léger zézaiement, ses colères, son sérieux, tout ce qui était très important pour lui, toute cette sentimentalité pelucheuse qui est la vérité de l'amour que nous portons à nos enfants et moi aussi j'ai envie de pleurer.
Une fois décidé, ce qui s'est fait très vite, d'écrire sur l'affaire Romand, j'ai pensé filer sur place. M'installer dans un hôtel de Ferney-Voltaire, jouer le reporter fouineur et qui s'incruste. Mais je me voyais mal coinçant mon pied dans les portes que des familles endeuillées voudraient me refermer au nez, passant des heures à boire des vins chauds avec des gendarmes francs-comtois, cherchant des stratagèmes pour faire connaissance de la greffière du juge d'instruction. Surtout, je me suis rendu compte que ce n'était pas cela qui m'intéressait. L'enquête que j'aurais pu mener pour mon compte, l'instruction dont j'aurais pu essayer d'assouplir le secret n'allaient mettre au jour que des faits. Le détail des malversations financières de Romand, la façon dont au fil des ans s'était mise en place sa double vie, le rôle qu'y avait tenu tel ou tel, tout cela, que j'apprendrais en temps utile, ne m'apprendrait pas ce que je voulais vraiment savoir : ce qui se passait dans sa tête durant ces journées qu'il était supposé passer au bureau ; qu'il ne passait pas, comme on l'a d'abord cru, à trafiquer des armes ou des secrets industriels ; qu'il passait, croyait-on maintenant, à marcher dans les bois. (Je me rappelle cette phrase, la dernière d'un article de Libération, qui m'a définitivement accroché : « Et il allait se perdre, seul, dans les forêts du Jura. ») Cette question qui me poussait à entreprendre un livre, ni les témoins, ni le juge d'instruction, ni les experts psychiatres ne pourraient y répondre, mais soit Romand lui-même, puisqu'il était en vie, soit personne. Après six mois d'hésitations, je me suis décidé à lui écrire, aux bons soins de son avocat. C'est la lettre la plus difficile que j'ai eu à faire de ma vie.