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Bal masqué à l'ambassade de France : les talibans et Al Qaida s'en donnent à coeur joie !

XIX

Après une semaine de lente maturation dans le ventre de la terre, l'équipée franco-talibane retrouva la lumière et se dirigea vers la capitale afghane. À pied, à dos d'âne, en taxi, en bus, en camion... surtout à pied. Les seuls ennemis qu'ils affrontèrent en silence, comme un mal nécessaire, furent la poussière et le soleil. Les cinq Français, visage tanné, émacié, regard brûlant, barbe de circonstance ne se distinguaient plus guère des Afghans. Oussama, lui, avait hésité : s'occidentaliser comme il avait su le faire dans sa jeunesse, une coupe propre sur soi et une petite moustache de représentant de commerce ou se cacher sous une burqa. À l'approche de Kaboul, il opta pour celle-ci. Ses deux fidèles lieutenants firent de même.

Ils entrèrent dans la capitale, Kaboul la poussiéreuse, Kaboul la gueuse. Ils n'eurent aucune difficulté pour rejoindre la guest house. Aucun militaire qu'il fût Afghan ou étranger n'aurait osé contrôler ces trois fantômes bleus, alertes et graciles.

Délara les reçut à bras ouverts et ne leur posa aucune question. Ces trois femmes afghanes sous son toit ? Raymond lui confia qu'il était amoureux et qu'elles lui étaient promises dès qu'il se serait converti à l'islam. Des précédents locataires, seul le couple pleurnichard de l'ambassade était encore présent. Mais l'un et l'autre avaient retrouvé le sourire ; à nouveau ils étaient dans les petits papiers de l'ambassadeur. Une idée lumineuse, surgie de l'ennui, leur avait rouvert les portes de la cour. Une grande fête... mais c'était une surprise.

Robinson retrouva la colline Bibi Mahro. Tous les matins, Raymond, Yves et Henri le rejoignaient. Ils jouaient avec les enfants errants, les gamins de la rue, les petits bergers. Leur jeu préféré ? Lancer des cailloux. Un jeu sérieux. Faire corps avec le caillou et la cible. Être un pont. Abolir la distance. Accompagner le projectile par l'esprit.

- Qu'est-ce que tu veux faire plus tard ? - Lanceur de cailloux... s'amusait à répondre Raymond. Un beau métier.

Ils vivaient au rythme afghan. Ne rien faire ; ou si peu ; ou l'essentiel... Tout un art. L'art de l'économie, l'art de la lenteur.

Déjà tu te lèves très tôt, tu pars acheter le pain et chaque matin tu redécouvres la ville...

Les étoiles s'effacent, le ciel bleuit, seule une demi-lune est au zénith, suspendue, perdue. Les chats rentrent, les hommes sortent, des chiens errent de dépotoirs en tas d'ordures, d'autres se réveillent blottis dans les profonds caniveaux. La mosquée est éclairée, la lumière filtre par la porte entrouverte... Le marchand de pain n'est pas très loin. Tu n'entres pas dans la boulangerie. Pas de boutique ni de porte. Tu restes dehors sur le trottoir. Juste une devanture, de verre et de bois, et l'ouverture comme une grande fenêtre à hauteur d'homme, comme un comptoir. Tu regardes cette scène. Cette scène de théâtre. Les boulangers s'activent. Derrière, vois-tu la scène surélevée ? La scène est le fournil : voilà la scène de théâtre, légèrement bombée ou inclinée ou par palier. C'est selon ; selon le théâtre de pain. Sous la scène, tu ne vois pas le souffleur : il y a le four. Mitrons et boulangers, jeunes et vieux, une demi-douzaine, sont tous sur scène, la plupart assis en tailleur. Et chacun tient son rôle. La pâte, de mains en mains, de forme en forme, danse, vole puis quitte la scène, s'enfonce dans la fournaise des entrailles et ressort brûlante, autre : nan, le pain.

Puis acheté, nan, le pain, langues oblongues portées à l'offrande comme un enfant dans ses langes, sur les mains, paumes vers le ciel, repose. Tu vois aussi le boulanger qui est dehors. Il est bûcheron et fend le bois pour le four.

Et chaque matin tu redécouvres la ville...

Tu échanges sourires et salam avec le gamin, le mendiant, le vagabond, le camelot, l'artisan... tous enfants de la rue et de Allah. Tu les observes.

Ce matin, ce sont les marchands de ballons...

Les marchands de ballons de baudruche à Kaboul se déploient dans la ville. Les ballons sont nombreux, les enfants sont heureux... Ils arpentent avenues et venelles, avec leur immense grappe de ballons aux teintes pastel, certains à pied, d'autres à vélo. Les marchands de ballons de baudruche à Kaboul se font entendre. Leur trompette a le chant du canard. Les seuls canards de Kaboul sont les marchands de ballons... Et les canetons accourent, délaissent leur mère et s'agrippent à leur père éphémère. Mais ce matin, c'est une femme ; une femme à son balcon. C'est rare. Une femme à son balcon qui demande un ballon, c'est encore plus rare, et à ses pieds, le Roméo, le Cyrano lui tend délicatement un ballon. Le ballon s'élève, et la femme au balcon reçoit un ballon rose entre ses bras qu'elle tient comme un petit enfant qui bientôt tiendra le ballon puis elle laisse s'envoler un sourire, un merci et un petit billet... La journée commence bien pour ce marchand de ballons de baudruche à Kaboul...

Tu marches dans une ville brouillonne, anarchique ; une ville nauséabonde, empuantie. Car, comme l'âtre de la cheminée, en plus petit et sans chaleur, comme un soupirail, en plus grand et sans sous-sol, ou comme une niche dans un mur, la nuit les chiens s'y réfugient, du mur des maisons, suinte, se déverse, se répand dehors dans la rue la merde... Il y a aussi les hommes qui pour la plupart chient dans la ville. Le chalwar camiz, l'habit traditionnel afghan, avec sa longue et large tunique, est pratique . Tu peux t'accroupir et déféquer sans montrer ton cul. Ces chiottes à ciel ouvert font le bonheur des petits marchands de bouquets de papier rose. Tous ces enfants, ces petits marchands qui survivent fièrement dans la crasse.

Tiens... lui par exemple. Regarde-le. Il a sept, huit ans. Que fait-il pour gagner sa vie et la vie de sa famille ? Sur un trottoir, accroupi, recroquevillé, tête posée sur les genoux, entre les bras croisés, il pleure. Mais est-ce suffisant pour apitoyer le passant ? Non, ça ne l'est pas. Près de lui, des œufs cassés, moins d'une douzaine, les coquilles dans une mare de jaunes et de blancs. Et traîne un peu plus loin le grand plateau alvéolé où deux œufs sont épargnés. Que s'est-il passé ? Tu devines, tu déplores. Le petit marchand d'œufs a trébuché ou le petit marchand d'œufs a été rossé par un plus grand que lui, un autre marchand d'œufs. La marchandise gît, l'enfant geint. Il sait qu'il va se faire gronder et battre encore. Mais observe la scène plus longtemps. Les passants, nombreux sur ce grand trottoir du centre-ville, s'arrêtent, questionnent l'enfant, le consolent et lui donnent un petit billet de cinq afghanis, le prix d'un œuf. Un passant, deux passants, dix passants…l'enfant s'enrichit ainsi et retient un petit sourire en coin. Son grand frère, un peu plus loin, compte les passants, les billets et les œufs remboursés. Trente œufs remboursés pour six cassés… Allez petit frère… ça suffit, sèche tes larmes. Allons sur un autre trottoir faire une autre omelette...

Et chaque jour, c'était ainsi pour Raymond, Yves et Henri.

Depuis son étrange rêve, Raymond observait encore plus attentivement les Karachis, ces étonnants camionneurs sans camion, tous issus de l'ethnie Hazara, capables de tirer dans leur charrette plus d'une tonne de marchandise.

- J'en reviens pas... Cette force dans le ventre et les cuisses. En France, il nous faut une tonne de ferraille pour déplacer soixante kilo de chair humaine. Là, c'est le contraire. Soixante kilos, tout mouillés de sueur, sont capables de déplacer le poids d'une bagnole !

XX

Jean-Louis s'entretenait quotidiennement avec Oussama qui ne supportant plus le confinement sous la burqa ou dans la chambre était allé voir le majordome, l'éprouver, l'acheter ou le tuer... Le vieil Afghan, effrayé par l'apparition, ne montra pas sa peur. Il se prosterna et baisa la main du Maître qui savait que l'impassibilité et la soumission sont souvent trompeuses.

- Relève-toi... Ta vie que vaut-elle ? La peur suffira-t-elle à ton silence ?

Le vieil Afghan expliqua qu'il était un bon musulman, qu'il avait même été un peu taliban et qu'il était père de quinze enfants. Douze étaient encore vivants. Il ne savait pas combien de petits-enfants il avait, mais c'est l'état de sa femme qui le préoccupait. Une quinzaine d'accouchements pour une vingtaine de grossesses. Sa pauvre femme ne cessait de se vider. Ses entrailles s'effondraient de jour en jour. Il fallait l'opérer, l'étayer, la rembourrer, la colmater. Le seul chirurgien pouvant redonner vie et peut-être corps à sa femme, capable d'un tel exploit, était à Islamabad. C'était le prix de son silence : le calfeutrage de son épouse.

- Je te donnerai ce dont tu as besoin répondit Oussama. Sauve-toi et sauve ta femme...Qu'Allah vous protège... Et n'oublie jamais ma présence à tes côtés.

Un musulman encore amoureux d'une vieille passoire ! Il aurait été plus simple d'en changer songea Oussama...

Jean-Louis Janvier poursuivait son voyage. Tout voyage est une aventure. Toute aventure est intérieure. Sinon vous êtes un touriste. Quelles limites fixer à l'expérimentation lorsque vous êtes votre propre cobaye ? Et quelle expérimentation ? Un psychanalyste devrait régulièrement s'éprouver ou être éprouvé hors du confort du cabinet et du dogme. Et perdre ainsi de ses certitudes freudiennes, jungiennes, lacaniennes, autant de bouées idéologiques pour barboter et finalement ne pas apprendre à nager... Oussama ben Laden, lui, avait appris à nager dans une eau glaciale et profonde. Le psy pourtant aguerri, détaché, peu influençable reconnaissait une forme de fascination envers l'homme le plus recherché de la planète. Jean-Louis s'allongea sur les coussins disposés sur le sol du séjour. Le divan afghan en quelque sorte. Il se remémora les paroles provocatrices d'Yves à Bakou, alors qu'il paraissait peu à l'aise et lointain... « Eh, Docteur, on n'est plus dans le cabinet tout noir... C'est la vie, la vraie vie, là... » Oussama s'approcha de Jean-Louis, s'assit en tailleur à ses côtés et rit franchement :

- Docteur vous me surprenez ! Vous êtes un intellectuel brillant... Comme beaucoup d'Occidentaux vous avez un avis sur tout, mais vous semblez parfois manquer d'assise, de base... Et vous adepte de Lacan, ce roi du calembour, savez-vous ce que signifie Al Qaida ?

Le psy resta silencieux.

- La base, l'assise, les fondations… - Non, je ne savais pas. - Comment peut-on avoir une base, allongé, vautré dans un divan ? - Le divan c'est un peu le lit du petit enfant. Vous êtes bien. Vous vous relâchez ainsi la parole jaillit ou s'écoule. - Comme la semence masculine… - Je l'avais oublié... Oui, une parole séminale. - L'Occidental paie pour se masturber devant son analyste. - Pas vraiment devant… Ou alors de dos… Et ce n'est pas toujours une partie de plaisir. Parfois l'éjaculation verbale est parcimonieuse et douloureuse... Des cris, des pleurs... - Et le plaisir de l'analyste...? Sa toute puissance castratrice... Aviez-vous remarqué que les plus virulents défenseurs de la psychanalyse sont des femmes ? - Je n'osais me l'avouer... Oui, des femmes. - Lacan, qu'entend-il ? - Là, cancan tend-t-il ? Oui... mais vers quoi ?

Oussama sembla s'agacer devant tant de candeur enfantine puis s'en amusa. Typiquement occidental. La naïveté et la complexité de la pensée inutile. Il précisa :

- Votre maître, Lacan, qu'est-ce qu'il entend ? - Dans quoi ? - Dans la psychanalyse...

Oussama joua avec chacune des syllabes qu'il prononça à sa guise en les détachant :

- Psych... ana... lyse… - Ana, lyse... reprit mécaniquement le psy.

Puis frappé par la révélation, sorte de satori, il répéta :

- Anna, Lise... Deux prénoms de femmes ! - Vous voyez, Docteur Jean-Louis, vous défendez la cause des hommes avec la plus belle arme des femmes. - Oui, mais Psyk n'est pas un prénom de femme... - Il le deviendra, faites-moi confiance.

Ainsi se poursuivit l'échange audacieux et séduisant.

La psychanalyse était-elle soluble dans une solution d'islam radical ?

XXI

Rose ressurgit tout en jaune. Elle, qui ne manquait pas d'air, ressemblait à une énorme montgolfière. Elle avait décidé de se protéger des regards concupiscents et du soleil sous une burqa bouton-d'or qu'elle sut enlever pour embrasser chacun de ses compatriotes.

- Enfin vous revoilà ! Je commençais à me faire du mouron... J'en avais perdu l'appétit... Toute la communauté française vous attend. L'ambassadeur voulait lancer des recherches finalement trop coûteuses... Vous tombez à pic. Dans quelques jours il y aura à l'ambassade... - Chut... Rose, l'interrompit Jean-Louis, je sais... une surprise... Et nos groupes de parole, où en sont-ils Rose? - Nos groupes de parole ? Ah... Docteur... J'en suis malade. C'est bientôt de la vieille histoire...

Ne laissant pas Jean-Louis intervenir, elle poursuivit brutalement :

- Je le savais...C'est lui qu'il fallait soigner en premier, ce névropathe, ce psychopathe, ce mégalopathe, ce paranopathe, ce... ce mille-pattes ! Je l'écraserai de tout mon poids, je...

Jean-Louis Janvier posa ses mains sur les épaules de Rose, la regarda avec douceur et réussit ainsi à la calmer.

- De la vieille histoire, Rose !?

Jean-Louis proposa à Rose de raconter ses déboires autour d'un thé dans la salle à manger. Elle prit une vieille chaise branlante. Voulant s'asseoir tout en se rapprochant de la table, elle souleva l'assise désolidarisée du piètement et se laissa lourdement tomber sur ses propres doigts coincés entre le siège et les quatre pieds ... Plus d'un quintal écrabouillait huit de ses dix doigts, les pouces étant les seuls rescapés. La douleur fut si forte qu'elle ne pensa même pas à se relever et ainsi retirer ses mains prisonnières sous son lourd derrière. C'est Raymond aidé d'Yves qui réussit à la libérer. Ainsi était Rose... Désordonnée, brutale, généreuse, elle écrasait tout sur son passage. On la soigna et lui banda les doigts. Elle préféra rester debout.

- J'en étais où...? Ah oui...mes groupes de parole... Silence radio... Plus rien à dire... Aux oubliettes. Une spécialité de l'ambassade de France et de son ambassadeur !

Finalement fidèle à son image de grenouille française voulant se faire aussi grosse que le bœuf américain, la France avait eu encore une fois les yeux plus gros que la panse. Trop lourd à porter ce projet. Trop aléatoire... Peut-on guérir les hommes ? Trop coûteux aussi : ces pseudo-thérapeutes à payer, tous ces cours de français, à fonds perdu, au Centre culturel... Et puis Paris s'en était rapidement mêlé. Apprenant l'initiative de l'ambassadeur, le ministre des Affaires étrangères avait fait savoir que les femmes et les enfants étaient à sauver avant les hommes. À nouveau, la France, et son exception culturelle, était la risée de la communauté étrangère. Le Tout-Kaboul diplomate et mondain se gaussait...

- Votre mission touche à sa fin, Docteur... J'en suis désolée... Et vous comment ça s'est passé là-haut dans les montagnes ?

Que raconter à Rose... ? Rien ou un peu de vent, une légère brise apaisante. Quelques bribes narratives, histoire de la rassurer. Son initiative n'aura pas été vaine.

- Oui, les hommes afghans, les talibans vont mieux... Merci, Rose vous avez été...

Elle l'interrompit. Son large visage rougit.

- Je sais Docteur... Je suis comme ça... Elle ouvrit ces énormes bras au bout desquels les doigts bandés s'agitaient comme des marionnettes de chiffons et serra la tête de Jean-Louis contre sa forteresse mammaire.

Henri retint quelques larmes. Cette drôle de femme, incarnation du bulldozer, c'est grâce à elle qu'il était ici, qu'il devenait un peu plus lui-même. Son épouse et sa mère, même réunies, ne faisaient pas le poids en face d'elle. Moins de cinquante kilos pour l'une, à peine cinquante-deux pour l'autre grâce à tous ces régimes, toutes ces privations, tous ces mensonges « J'ai trouvé un petit 38... encore un peu grand... » et toutes ces crèmes, ces infusions, ces exercices spécifiques, ces abdos-fessiers , toutes ces pilules, ces produits miracles, ces docteurs miracles... ces misérables miracles. Ces simulacres de femmes, plates comme une limande, lisses comme une image, sèches comme un coup de trique. Et toutes ces femmes libérées, obsédées et aliénées par leur silhouette et leur cul... L'obsession du petit cul dans la glace ! Avoir un petit cul à vingt ans comme à soixante ! Vieillir, oui, mais avec un petit cul, et mourir avec... Tout ça pour quoi ? Pour l'apparence... L'appât rance lui souffla Lacan. Enfin Henri se déchaîna et hurla : je préfère les Grosses ! Brutalement, il venait de vieillir de vingt ans. Pour la deuxième fois en si peu de temps, il se sentait homme. Deux femmes l'avaient élevé en quelques semaines : la grande Noire du FMI, la grosse Rose de l'ambassade... La psychanalyse a du bon lorsqu'on quitte le divan. Et qu'on se relève. Qu'on sort du cabinet, qu'on rentre dans la vie... Et qu'on voyage pour de vrai. Peut-être est-ce la femme qu'il est urgent de sauver songea-t-il. Des femmes qui comme Rose le sont restées, femme, et sont infiniment supérieures à l'homme parce qu'elles ne cherchent pas à être son égal...

XXII

De retour des Émirats arabes où il avait fait une cure d'oubli et de jouvence, entouré de doucereux éphèbes, l'ambassadeur, à nouveau, jubilait, virevoltait et humiliait... Des exigences, des ordres contradictoires, des envies, des caprices... Cylindre alias Tête de nœud peinait à le suivre et à satisfaire chacune de ses demandes. Porcelaine de Limoges voulait que tout fût parfait. L'excellence... Comme lui. Le couple d'experts avait accouché d'une idée sublime et raffinée afin de raviver et cautionner l'exception culturelle française moribonde après l'échec de la thérapie des afghans par la langue de Voltaire ! The french touch... pour pas trop cher.

- Une grande fête ? - Oui, Monsieur l'Ambassadeur - Une grande fête en mon honneur ? - En quelque sorte, Monsieur l'Ambassadeur... En l'honneur d'un des principes de la France... un des idéaux de la République, déclara l'attaché culturel en agriculture.

Puis se tournant vers sa femme :

- Chérie... rappelle à Monsieur l'Ambassadeur notre devise... Liberté, Égalité... et, et...? - Connnnnviiiiviaaalité ! chanta-t-elle, en se dandinant dans son fauteuil tel un asticot, cherchant le regard et l'approbation de Porcelaine de Limoges par des battements de cils. Une vraie Betty Boop... - Et quel est le symbole de la Convivialité, Monsieur l'Ambassadeur ? La fête des voisins, la journée de la Femme, le Téléthon ?

Intrigué, excité comme une puce, l'ambassadeur sauta sur place, ébaucha quelques pas de danse, un menuet, puis tenta un saut de biche qui aurait pu lui être fatal si Cylindre alias Tête de nœud n'avait été là pour le recevoir dans ses bras puissants. Porcelaine descendit de sa nourrice et lâcha :

- La Fête du Beaujolais Nouveau ! - Bravo, Monsieur l'ambassadeur, se pâma l'experte en culture.

Le Beaujolais Nouveau illustrerait, bien sûr, un des trois idéaux républicains, la Convivialité, et de plus symboliserait à merveille, la renaissance, la résurrection agriculturelle de la France. Rassuré, l'attaché ajouta :

- La Fête du Beaujolais nouveau serait magnifiée par un grand bal masqué.

Il ne s'agissait pas de déboucher une bonne bouteille sur le zinc d'un comptoir fut-il dans les salons de l'ambassade. Pas de familiarité ni de trivialité... mais de la Convivialité !

À n'en pas douter, le chef d'Al Qaida était un homme chanceux. Le coup de pouce d'Allah.... Une conjonction, si elle eût été céleste, à faire pâlir un astrologue et briller sa bonne étoile ! Un alignement dans la mire d'Oussama. Cette première Fête du Beaujolais nouveau à l'ambassade concordait avec la présence à Kaboul, excusez du peu, d'une délégation de douze sénateurs français ; de quinze députés européens ; de trois généraux cinq étoiles et de cinq trois étoiles de l'OTAN ; d'un ministre de l'Immigration qui avait raccompagné un charter d' Afghans ; de deux ministres d'État, ici pour inaugurer un orphelinat pour ces pauvres zenfants zafghans ; du numéro deux de la Commission Européenne ; du numéro trois du FMI ; du numéro quatre des Nations Unis ; de sept intellectuels parisiens ; de deux artistes francophones, l'une, Carlita, venue chuchanter pour les femmes afghanes, l'autre, Lolita, mettre en scène leur misère ; de sept hommes d'affaires, mercenaires en quête de juteux contrats ; de six universitaires dont un constitutionnaliste... auxquels vous ajoutiez une vingtaine d'ambassadeurs toujours prêts à déboucher une bonne bouteille avec Porcelaine, et des dizaines de plus ou moins hauts fonctionnaires en poste dans la région. La cagnotte du Loto, l'euromillion... Bingo, c'était pour Ben !

Un avion fut spécialement affrété : le Beaujolais devait arriver le soir même de la Fête, la charcuterie, le fromage, et le pain frais aussi. Ce troisième jeudi du mois de novembre serait mémorable. Soit dans une semaine.

- Dans une semaine... On est déjà mi-novembre ? s'interrogea Raymond. - Près de trois mois qu'on est ici... Ça devait être une mission courte ! répondit, évasif, Yves. En quoi tu te déguises, Raymond ?

Raymond ne se déguisait plus. Il n'avait jamais eu grande appétence pour la mascarade. Déjà le jeu social lui pesait... La comédie humaine, le simulacre, tout le tralala du troupeau. Lui pendant plus de trente ans c'est à poil qu'il s'était senti à l'aise...Non, Raymond avait perdu le masque, mais trouvé la plume... Enfin il écrivait. Pas ses mémoires ni ses dernières volontés, mais ses premiers poèmes.

- Tiens, écoute ça, Yves...

Une femme sur un porte-bagages me dévisage L'Amazone est légèrement voilée Le ciel aussi Je décide de l'accompagner du regard Elle de même Pourtant son mari n'est pas bien loin, mais il ne voit rien Tout occupé à pédaler

- Ah... Raymond, les femmes, encore les femmes ! - Ouais, toujours les femmes... Et celui-ci...

Ne dites pas que les Afghanes Ne sont pas libres ! Je les ai vues Séduisantes, insolentes Ne dites pas que les Afghanes Sont soumises et prisonnières À la maison Sous la burqa Je les ai vues Sourire, courir, danser Dans la rue À peine vêtues Effrontées comme le printemps Enflammées comme l'été Légères Rayonnantes Cheveux au vent Ne dites pas que les Afghanes Ne sont pas libres

Jusqu'à l'âge de dix ans !

Le Raymond... encore vert ! Le vert d'un rameau, le vert d'un islam nouveau.

XXIII

Le bazar des tailleurs, au cœur du vieux Kaboul, usina jour et nuit. Les petits couturiers se muèrent en modélistes, créateurs et artistes. L'imagination se déliait, les doigts aussi. Les vieilles Singer crépitaient.

Le chef d'Al Qaida, calme et déterminé, peaufinait son plan à l'aide de Jean-Louis qui poursuivait son auto-expérimentation. Jusqu'où saboterait-il ses propres fondations, si finalement il en avait. Robinson, pourtant proche de l'un et de l'autre, était circonspect et pratiquait en ce genre d'occasion la politique du retrait. Comme la mer, je suis, disait-il... je sais me retirer, revenir plus tard, ailleurs, autrement.

Kaboul se réveillait chaque matin plus sage, plus belle. Sorte de convalescence. Puis le jour, elle s'offrait, lumineuse... À quand remontaient le dernier attentat, la dernière explosion, le dernier massacre ? On respirait mieux. On circulait plus facilement. Les militaires de la Force internationale d'assistance à la sécurité se félicitaient. Ces centaines de bombardements à l'aveugle avaient été somme toute efficaces. Dans le tas des victimes civiles et collatérales avaient dû périr les chefs talibans et d'Al Qaida. On ne fait pas d'omelettes sans casser des œufs... Une tranquillité naissante puis une paix radieuse et durable. Une victoire en perspective que déjà on savourait.

Ce troisième jeudi de novembre tombait à merveille. Le jeudi c'est la veille d'un vendredi donc d'un week-end, à Kaboul. Le gratin occidental se préparait à faire la fête toute la nuit à l'ambassade de France. On attendait pas moins de mille invités. Autant de bouteilles de Beaujolais. Charité chrétienne et condescendante, quelques Afghans avaient été invités. Cylindre alias Tête de nœud s'était démené pour faire installer une piste de danse et une gigantesque scène dans le parc de l'ambassade.

Dès la fin d'après-midi, Wazir Akbar Khan, le quartier des ambassades, fut bouclé. La populace afghane n'avait rien à faire ici. Tous ces pouilleux, ces loqueteux, ces miséreux, ces traîne- savates, ces crève-la-dalle risquaient de ternir la fête de Porcelaine surnommé pour la circonstance Tire-Bouchon qui accueillit protocolairement les hôtes de marque sur le perron de l'ambassade. À ses pieds défilèrent les véhicules blindés desquels descendirent nos Grands de ce Monde, nos premières Dames, nos ministres d'État, nos généraux, nos excellences, nos number one, number two jusqu'à number five... Courbettes.

Avec Tire-Bouchon, il y avait les hôtes et les autres... Et les autres, les seconds couteaux, les faire-valoir, les anonymes quoique privilégiés allaient directement dans le parc. Les gardes de sécurité, déguisés en volaille, étaient débordés. Pourtant ils avaient fait appel à du renfort, chez nos cousins les Américains. Les Black Water, une entreprise paramilitaire de mercenaires gonflés aux stéroïdes et à la haine du musulman, donnaient un sacré coup de main. Mais comment contrôler l'identité d'un grimé, d'un déguisé, d'un travesti ? Personne n'y avait vraiment pensé. Ou personne n'avait osé contrarier l'ambassadeur. Il suffisait d'annoncer son nom et de présenter la pièce d'identité correspondante. La sécurité vérifiait qu'il était bien sur la liste. Peu importe pour la ressemblance ou son absence...

Alors se présentèrent à l'ambassade, deux Christophe Colomb, un Jésus Christ, six académiciens, trois Johnny, un Sarko - à s'y méprendre... même Carlita fut trompée -, des bouffons en veux-tu, en voilà, un Sigmund Freud, deux Jeanne d'Arc, des dizaines d'Arlequins, de Colombines et de Pierrots, un Gaston Lagaffe, un Hell's Angel - le plus dur avait été de trouver la Harley -, sept généraux cinq étoiles, un troufion de la Grande guerre, un valet de trèfle, une dame de carreau, onze footballeurs, un Gengis Khan, un charcutier - le plus dur avait été de trouver le cochon -, un BHL mais personne ne le reconnut - ou était-ce le vrai ? -, cinq Napoléon, une Sainte Blandine, un Marsupilami, trois mollah Omar, une poignée de Zorro, des Dartagnan, quelques Astérix, une tripotée de Rois de France, une ribambelle de princesses, de fées et de sorcières... Arrivèrent deux Burqas et un Ben Laden. La ressemblance avec le vrai était frappante. Pour les deux Burqas, les gardes de sécurité hésitèrent. À l'ambassade, territoire français, le port de la burqa était interdit, mais l'ambassadeur sensible à l'audace et au plissé soyeux d'un bleu chatoyant accepta cette entorse à la loi. Quant à Ben Laden... il fut le clou de la soirée avec Jésus Christ qui après avoir bu quelques verres de Beaujolais et avalé une tranche de pain se rapprocha d'Oussama, lui tendant un verre.

- Tenez... buvez, ceci est mon sang. - Non merci, je ne bois plus. - Je vous félicite... pour le déguisement. Plus vrai que nature ! - Merci... Le vôtre n'est pas mal non plus. - Entre prophètes de malheur, je vous confie un secret : je suis général cinq étoiles, chef suprême des armées de la coalition... - Le déguisement est une passion chez vous. - Elle est bien bonne... Et vous, que faites-vous ici ? - Moi, je suis guide... guide de haute montagne, Général constellation.

Jésus s'esclaffa, s'éloigna d'Oussama, invita une Burqa à danser... La fête battait son plein. La liesse n'était pas populaire. Courtisans, courtisanes de la République farandolaient autour de Tire-Bouchon, un Henri III plus vrai que nature, dont la fraise si grosse, si large ressemblait à un tutu remonté jusqu'au cou. Et toutes ces mouches bleu, blanc, rouge tournaient autour et vrombissaient de flagorneries.

Mais où étaient Raymond, Yves, Henri et Jean-Louis ? Le deviner, les reconnaître dans cette foule bigarrée eût été un jeu bien sympathique, mais sans intérêt : les quatre aventuriers étaient avec Rose dans la guest house devant la télé. Robinson les avait rejoints. La Fête du Beaujolais nouveau était retransmise en direct sur les deux chaînes publiques afghanes. Renommée Fête de la Convivialité afin d'éviter toute référence à l'alcool en terres musulmanes.

XXIV

Un voyage se prépare. Sa fin aussi. Tous étaient sur le départ.

Le spectacle télévisé était grandiose ou ridicule. C'est selon... Le Beaujolais nouveau coulait à flots. La France ravivait ses couleurs... le gros rouge surtout. L'on dansait, l'on riait, l'on s'extasiait, l'on pausait, l'on flattait, l'on se boursouflait.

Rose, que Jean-Louis Janvier avait dissuadée de se rendre à cette grande fête, commentait, croyait reconnaître untel ou une telle sous chaque déguisement lorsqu'une puissante explosion retentit dans Kaboul et dans la télé. Le vieux poste n'implosait pas... La déflagration provenait donc de l'ambassade. Le feu d'artifice peut-être...

- Ah... la fête commence vraiment, déclara Jean-Louis.

Les caméras, après un sévère tangage, se stabilisèrent et zoomèrent sur la terrasse dominant le parc où un certain Ben Laden apparut dans un halo de fumée tenant Henri III par sa grosse fraise. Quelle farce ! Quelle audace ! On crut tout d'abord à une mise en scène, un impromptu, un spectacle dans le spectacle. Jésus, Don Quichotte et Gaston Lagaffe applaudirent. Les deux Burqas, lourdement armées, apparurent aux côtés de Ben Laden. Prendre le risque d'apporter des armes de l'extérieur n'avait pas été nécessaire. Se servir au vestiaire de l'ambassade ou dans les véhicules des militaires avait suffi. Grosses rafales de Kalach, de M16, de FAMAS ou de tromblon vers les cieux... ça calme !

Alors une prise d'otages ? Non... Quoique... ça pouvait y ressembler...

Quelques invités commençaient à douter du sketch. Mais la plupart continuaient de s'esbaudir devant sottie si audacieuse et anachronique. La France théâtrale défiait les lois du genre. Bayard, un des rares invités à n'avoir pas bu tant c'était malaisé avec son heaume, comprit la gravité du drame qui se jouait. Il courut, brinqueballant, cliquetant, et finalement s'effondra plus qu'il ne se jeta sur une Burqa.... Il fut le premier exécuté. Le deuxième fut Jésus qui avec sa croix tenta d'assommer les deux larrons en voile intégral... Ah... ces militaires morts pour la France ! La poulaille et les Gros Bras des Black Water passablement éméchés s'écroulèrent autant sous les verres de Beaujolais que sous les balles des Burqas. Cylindre alias Tête de nœud, pragmatique et opportuniste, comprit qu'il avait mieux à faire que de se sacrifier. Homme à tout faire, et à bien le faire, il tendit le micro au maître d'Al Qaida qui monta sur la scène et sourit à la foule bariolée. De lui émanait une sensuelle séduction. Ses lèvres charnues et dessinées soufflèrent suavement dans le micro... Oui, on l'entendait. On l'écoutait même. Il aurait pu être crooner... En fait, il exigea le calme et l'attention, demanda aux trois mollahs Omar de le rejoindre. Il souleva le bandeau de chacun. L'authentique, à l'œil unique, fut identifié. Les deux ersatz égorgés. Puis il fit un discours, sobre et terrifiant, dont les invités ne retinrent que la sentence : un otage serait exécuté toutes les cinq minutes : mille otages, cinq mille minutes soit plus de trois jours de boucherie halal en perspective et en boucle sur Euro News dans « No comment ». Pas de revendications... Juste la terreur et la reconnaissance médiatique. Une des deux Burqas ouvrit les lourdes portes de l'ambassade de France. Une centaine de talibans qui rongeaient leur frein depuis plusieurs semaines dans les faubourgs de Kaboul s'engouffrèrent dans l'ambassade. La télé locale ne savait plus où donner de la caméra... Des cris, des pleurs, des rires aussi... car tous les invités n'avaient pas encore dessoûlé. Le couple pleurnichard, lui déguisé en robinet qui fuit, elle en goutte-d'eau, nos experts en culture française, initiateurs de cette fête flamboyante, déjà rongés par la honte et le remord, tentèrent une évasion, dérisoire, piteuse et fatale. L'un et l'autre ne fuiraient plus, ne souffriraient plus. Les hauts dignitaires, les grandes marques, les belles pointures, les gros calibres furent regroupés. Ce ne fut pas évident de retrouver les un, les deux, les trois, les généraux, les ministres, les députés, les sénateurs dans ce fatras de tissus et de peinture. Carlita, déguisée en Alice, exigea que Nicolas, son lapin, restât avec elle. Mais ce pseudo Sarko n'était qu'un membre sans importance d'une ONG quelconque. Il fut relégué au fond du parc avec le troupeau bêlant. Euro News, CNN relayaient déjà les images. Gros plans sur le pathétique. Le ministre de l'Immigration, pâle copie de Charles Martel, pleurait comme une madeleine, implorait ses gardes de l'épargner, demanda à être libéré sous caution, promit de livrer quelques secrets défense, s'engagea à accepter tous les immigrés du monde au nom de la Convivialité... Les Afghans, les Noirs, les Arabes et même les Pauvres de tous les pays, ces sans-papiers, ces sans-lendemains, ce peuple errant, le seul peuple universel. Il criait, criait sa volonté de rentrer chez lui, sur sa terre natale, la douce France. Ce fut sa dernière volonté. Égorgé. Ultimes borborygmes de ministre. Comme d'habitude, paroles superflues et inaudibles. Un glouglou de son et de sang.

- Une lopette ce gars-là... conclut Henri devant la télé.

Le maître d'Al Qaida pria l'orchestre de continuer de jouer...

- Titanic... Mon film préféré... Savez-vous qu'ici en Afghanistan ce fut un film culte. Mollah Omar et moi-même avions autorisé sa projection dans toutes les salles afghanes. Succès garanti et absolu... Eh bien, voici Titanic 2. L'ambassade de France, cette forteresse de vanité et de décadence emplie d'Infidèles... Je suis son iceberg et Allah l'océan qui l'engloutira !

Oussama était rayonnant. Les plus crédules ou les plus saouls se demandaient encore qui pouvait se cacher sous son déguisement... Les sots ! À moins de trois kilomètres de là, Rose frappait ces gros jambonneaux de ces lourdes paluches toujours pansées :

- J'en reviens pas... Vous ne m'avez rien dit. Et moi qui voulais me déguiser en infirmière... - Rose, vous vouliez sauver les hommes afghans... Cela doit dépasser vos espérances. Au vu des images, la guérison est totale...

XXV

Le spectacle durerait plusieurs heures, quelques jours. Il serait prévisible, répétitif, inéluctable. Un déguisé égorgé, une canaille occidentale en moins ou une victime innocente en plus selon votre camp...

- On n'est pas allé un peu trop loin, patron ? demanda Raymond. - Trop loin... ? Par rapport à quoi ? Nous ne nous étions pas fixé de limite...

Jean-Louis Janvier n'avait-il pas expérimenté, inventé la psychologie des très grandes profondeurs, la descente No Limit, la plongée abyssale au tréfonds de l'être...

- Bon... Et nous, qu'est-ce qu'on fait... ? - Nous ? Peut-être est-il temps de rentrer à la maison... Demain matin l'avion à Beaujolais repart à vide.

Les cinq Français décidèrent de faire une dernière virée nocturne à bicyclette dans Kaboul. Une ultime aventure d' hommes. Rose le comprit fort bien. Elle les remercia affectueusement, les embrassa goulûment puis plongea sous sa burqa bouton-d'or et prit le dernier taxi pour Kandahar. Son chef tribal l'attendait.

Ils enfourchèrent leur bicyclette, glissèrent dans les rues de la ville. Au loin quelques sirènes retentissaient. L'obscurité les enveloppa et la douceur nocturne atténua leurs doutes. Dans l'errance et l'incertitude se niche la paix.

Rentrer à la maison... Ce n'était pas si sûr pour Raymond. En lui, s'était imposée la perspective de rester en Afghanistan, à Bamiyan certainement. Peut-être avait-il un rôle à jouer ici. Son plus beau rôle… Il se convertirait à l'islam, épouserait quatre belles et fécondes Afghanes, aiderait à restaurer les Bouddhas géants et écrirait de la poésie. Il donnerait et recevrait. Il éduquerait sa nombreuse progéniture avec la rigueur du père et la bienveillance du grand-père. Il vivrait intensément ses vieux jours, le Raymond...

- Docteur, vos patients ? Ça fait près de trois mois que nous sommes là...

Yves, étrangement attentionné, s'inquiétait pour son analyste.

- Mes patients sauront l'être. La psychanalyse est-elle soluble dans la vraie vie comme tu dis. Tu permets que l'on se tutoie, Yves ? Le cabinet, le rituel, le confinement, les paroles débitées aux kilomètres, les peurs enfouies, les désirs inassouvis... Je me demande… - Tu te demandes quoi, Toubib ?

Yves savait déjà. Jean-Louis fermerait boutique, baisserait définitivement le rideau de son épicerie à palabres, de son moulin à vent.

- Je me demande... Nous pourrions... Entre l'action humanitaire et l'agence de voyages... L'intervention d'urgence là où les hommes découvrent et subissent les excès des féministes. Puis le stage de remise en forme masculine… - Ça aurait le goût de l'aventure, du jeu et du voyage... - Oui, une sorte de guérilla contre le féminisme. - Alors, je suis partant, mais... en 4X4 !

Henri en retrait du groupe de cyclistes était songeur... Il savait qu'il quitterait sa femme. Ce serait plus simple qu'il ne l'aurait eu pensé. Quelques larmes. Quelques crises. Sa femme le maudirait puis l'oublierait reprenant ses études de philosophie. Un nouveau titre - Docteur - voudrait-elle, comme d'autres portent fièrement à leur bras leur nouvel amant. Il esquiverait quelques paroles amères ou blessantes... « C'est grandeur et décadence ! On n'a jamais pu compter sur toi »... Mais lui, Henri, savait enfin qu'il pouvait compter sur lui. Il deviendrait son propre secours. Il quitterait aussi la banque et créerait son entreprise de service d'assistance sexuelle. Comme une vieille breloque, la misère sexuelle se répare. Écouter, sourire et caresser... Apporter dans les foyers, chez les personnes seules, les jeunes, les vieux, les vieilles, les femmes délaissées un peu de chaleur humaine, qu'elle soit affectueuse ou charnelle. Cultivé, éloquent, tendre et prévenant, masculin et féminin, Henri, le temps d'une soirée, d'une nuit ou d'un week-end ferait rêver, donnerait du plaisir. Il vous rendrait uniques et magnifiques, vous mesdames, vous messieurs, vous vieux couples éteints.

Quant à Robinson, il était sa propre demeure, et la solitude sa compagne. D'autres voyages, d'autres missions ? Il ne savait pas. La vie est au présent. Seuls désirs, reprendre ses entraînements de frisbee avec les gamins des écoles et planter des arbres sur son île aride et pourtant féconde, la colline Bibi Mahro. Raymond donna un bon coup de pédale et se plaça à sa hauteur.

- Tiens, écoute-ça, Robinson, c'est mon dernier poème...

C'est l'heure de rentrer chez soi Mais où est chez moi ?

Sur ma bicyclette chinoise Je rejoins la masse anonyme, La procession des cyclistes Que je double, que je croise.

Dans l'opaque mystère D'une ville de poussière, Des ombres fantômes surgissent Puis se dispersent, furtives.

Si peu de lumière Et tant de pièges !

C'est l'heure de rentrer chez soi, Mais où est chez moi ?

Trajectoires, sonorités Se cherchent, s'évitent, s'effleurent Comme des mains amantes dans l'obscurité. Mais notre mélodie nous éclaire,

Nous sommes les fragiles funambules ! Nos bicyclettes à clochettes Nous guident, nous sauvent et tintinnabulent.

Arpège et cortège

Kaboul est vespérale Kaboul est musicale

Notre itinéraire est un concert, C'est le moment que je préfère. J'appartiens au monde des musiciens Sur deux roues, sûrs de rien.

C'est l'heure de rentrer chez soi Mais où est chez moi ?